Par Mohamed Bouya Ould Nahy, magistrat
Pays multiculturel et multiethnique, la Mauritanie a connu des mutations profondes dans les divers domaines de la vie sociale.
Au plan juridique et institutionnel, le pays s’est doté d’une constitution qui institue pluralisme et érige la justice en véritable pouvoir.
Compte tenu du rôle primordial de cette institution, l’Etat mauritanien a entrepris d’importantes réformes dans ce secteur, pour permettre à la justice de remplir pleinement sa mission.
Malgré ces efforts, des obstacles continuent à entraver la marche de la justice vers une institution républicaine. Parmi ces obstacles, il y a l’absence de moyens et l’insuffisance de garanties, auxquels il faut ajouter les dysfonctionnements dans l’attribution des postes de responsabilité.
L’objet de cette étude est de porter un éclairage sur les dysfonctionnements du mode de nomination pratiqué dans l’institution. Pour cela, il importe, d’abord de situer le problème dans son contexte (I) d’analyser ses causes et effets(II), avant d’esquisser les solutions envisageables(III).
I/Le problème et son contexte
Longtemps fermée sur elle-même, la magistrature mauritanienne a connu une réelle ouverture à partir de 2007 avec le recrutement de nouveaux magistrats issus de milieux jusque là peu représentés dans le corps. L’intégration de ces éléments a contribué à l’expression d’une volonté d’affirmation de l’autorité de la justice.
Cependant cette évolution est freinée par la culture dominante marquée par la soumission à l’autorité politique, et l’attachement à une définition de " la fonction de juger", comme l’attribut d’une classe sociale déterminée.. En conséquence, la conduite des juridictions et leurs parquets doit être confiée, en premier lieu aux magistrats issus de cette classe.
Certes cette classe a ses mérites et son apport à l’Etat est incontestable, mais la justice est une institution républicaine. Et en ce sens elle doit être le reflet de la société dans sa diversité.
Le choix de ministres issus de la mouvance progressiste, comme Outhmane Yessa en 1995, ou de Bettah en 2005 n’a pas bouleversé l’ordre établi.
Les différentes réformes engagées dans le secteur n’ont pas pris en compte le problème dans sa véritable dimension.
Certes, le recours aux modes traditionnels d’intervention (tribalisme et clientélisme) atténue les effets de ce phénomène. Mais dans les faits le problème demeure et le système est toujours en place et s’adapte aux différents contextes.
II/Les causes du phénomène et ses incidences
Comme l’exige le principe d’inamovibilité, les magistrats du siège ne peuvent être affectés qu’en cas de nécessité impérieuse de service. Mais dans la réalité, cette règle n’est pas respectée et des nominations dans les postes judicaires sont faites presque tous les ans par le Conseil Supérieur de la Magistrature.
Certes, cette façon de faire n’est pas illégale dans la mesure où le conseil supérieur de la magistrature a le pouvoir de nommer les magistrats, sur proposition du Ministre de la Justice. Mais elle devient critiquable voire condamnable, lorsque le Ministre est mu par des considérations qui n’ont rien avoir avec l’intérêt de la justice.
Ne reposant sur aucun critère objectif, les nominations dans l’appareil judiciaire profitent le plus souvent aux magistrats issus du groupe majoritaire. Les éléments non maraboutiques sont désignés dans des positions secondaires, tels que substituts, conseillers, juges de Moughataa etc…
Plusieurs raisons expliquent ce phénomène :
Tout d’abord, le poids des pesanteurs socioculturelles qui favorisent les juges issus de l’ensemble maraboutique.
Ensuite, les dispositions du statut de la magistrature qui permet au Ministre de la justice d’arguer chaque fois des "nécessités de service" pour effectuer des affectations, sans avoir à motiver ses choix. A cela, il faut ajouter l’absence de recours possible contre les actes de nomination (article 45 de la loi organique no 94/012, portant statut de la magistrature).
Enfin, le caractère politique marqué du conseil supérieur de la magistrature et son manque d’implication dans les questions liées à la situation des magistrats.
Ces dysfonctionnements sont régulièrement dénoncés par les magistrats.
Le phénomène a pris une ampleur nouvelle à partir de 2016, avec la désignation de Me Brahim Daddah à la tête du Ministère de la Justice. Les nominations effectuées depuis cette période jusqu’aujourd’hui n’ont fait que renforcer le sentiment d’injustice d’une partie du corps, vis-à-vis du système en place.
Le dernier conseil de la magistrature tenu, en Décembre 2021 sur initiative de l’actuel ministre de la justice M. Mohamed Mahmoud Ould Boye, a opéré un vaste mouvement dans la magistrature qui exclut les éléments non maraboutiques du corps. Ce mouvement a provoqué un malaise au sein du corps et suscité la méfiance des partenaires au moment où ils s’apprêtaient à financer les réformes envisagées..
III/Les solutions envisageables au problème
Pour remédier aux injustices du système de nomination en cours, il faut, d’abord tourner le dos à la culture qui a prévalu jusqu’ici dans le système de justice : annoncer la rupture avec le passé et mettre en place une nouvelle stratégie qui met l’accent sur des critères objectifs, de compétence et de représentation équilibrée des différentes composantes du corps.
Il faut ensuite, reformer les articles du statut de la magistrature relatifs à l’affectation des magistrats pour mieux encadrer le pouvoir de nomination du ministre de la justice. A cet égard, il importe de s’inspirer de l’expérience des pays ayant la même tradition juridique, tel que le Sénégal où le statut des magistrats impose des restrictions strictes à l’autorité de nomination.
Enfin, il y a lieu de mobiliser les acteurs de la justice sur les risques du mode de nomination actuel et ses incidences négatives sur le justiciable qui peut se retrouver, à des degrés divers, devant des juges ayant la même appartenance, la même mentalité… Dans une société tribale, comme la nôtre, le risque est immense pour le justiciable…
**En guise de conclusion, nous préconisons une réflexion profonde sur le modèle de justice actuel, son efficacité et ses limites.. Il s’agit là d’un préalable nécessaire à toute réforme crédible.