Dans le même ordre d’idées, j’avais organisé une fois dans l’une des moughataa de Jleifti un groupe politique. Par pur hasard, à l’exception probablement de l’un de nous, nous étions tous de culture Haratine ou Djambour pour certains. Encore à l’exception de moi, ils étaient tous originaires de la même zone du pays. Parmi eux, trois « Cheikhs », deux autres: Salek et Ali, en plus de moi. On constituait un clan électoral au sein du Parti-Etat au niveau de ce département. En ce moment il y avait des élections en perspective. Nous étions organisés autour de l’un d’entre nous, un ancien ministre et candidat à un poste électoral. C’était la raison de notre organisation. Pendant plusieurs semaines, on avait mené une campagne particulièrement dynamique. A partir de rien, nous avions dominé l’espace politique départemental.
Le discours de notre candidat, qu’on a voulu concret et loin de toute démagogie, attira l’attention d’un grand public. A un moment donné, il était devenu le principal interlocuteur du président du parti, le célèbre Louleid Ould Weddad. Ce dernier ne cessait de l’appeler même quand il était en voyage. Considérant la force de l’opposition, notamment l’Action pour le Changement de Messaoud Ould Boulkheir, en ce moment dans cette moughataa, notre candidat fut battu aux élections. Peu de temps après, nous étions récompensés pour le succès politique de notre campagne. Sans parvenir pour autant à gagner les élections, nous avons réussi à arracher un espace considérable à nos adversaires. Notre candidat sera nommé à la tête d’une nouvelle création, une nouvelle institution bureaucratique qui s’ajoutait à ses nombreuses semblables. Tout indiquait que c’était un cadeau pour notre groupe.
Le cauchemar
Juste après sa nomination, on l’avait perdu de vue pendant plusieurs semaines. Il était accaparé par la mise en place de la nouvelle institution. On se mit à sa recherche. On lui rendit visite, Salek et moi, après qu’on eût déniché le lieu d’installation de la nouvelle société. On se rendit sur les lieux. On découvrit l’extraordinaire: un véritable hold-up! Des fantômes ou des extraterrestres, venant je ne savais d’où, avaient réussi à détourner notre cadeau de campagne. Ils étaient là, par dizaines, installés dans leurs bureaux rutilants. Une atmosphère de travail régnait, exactement comme dans les locaux de n’importe quelle vieille entreprise de la place. Le DG était installé dans son vaste bureau. Sa secrétaire passait et repassait, les mains et les bras garnis de dossiers.
Son planton, planté devant la porte, souriait souvent sans raison à tout passant, sans pour autant lui faciliter l’accès au bureau de son patron. Une directrice adjointe, des directeurs de départements, des chefs de services et de sections, tous étaient installés dans leurs majestueux bureaux. C’était tout un monde, inconnu pour nous et probablement pour le commun des mortels. Ils nous regardaient avec un air d’étonnement. Comme s’ils se demandaient le pourquoi de notre arrivée dans leur domaine. Ne nous prenaient-ils pas à leur tour pour des « objets volants non identifiés » ? On était tenté par rebrousser chemin. On eut véritablement peur. De quoi au fond ? On eut l’impression de vivre un cauchemar. On croyait que nos yeux nous trompaient.
Le DG finit par accepter de nous recevoir dans son vaste bureau. Il finit aussi par nous identifier. On était désormais ses anciens amis. En ce moment, il baignait dans le bonheur. Il était entouré par un nombre plus grand d’amis, plus intimes, parfois plus élégants et plus « généreux » que nous tous, y compris celui parmi nous qui se prenait pour le Don Juan de la République.
Le parti/Etat
Le Parti Républicain Démocrate et Social (PRDS), fut fondé par le président Maouiya au tout début du processus démocratique. Il comptait parmi une bonne centaine de partis reconnus le long de deux décennies de la pratique du pluralisme politique. Il disparut avec son fondateur en dépit des efforts de ceux qui avaient le plus profité de son système et qui avaient intérêt à le maintenir en vie, même sous perfusion.
Dans les pays sous-développés le nombre de partis politiques avoisine souvent le nombre de tribus ou de notables de chaque pays. Comme ses semblables, chez presque tous les dirigeants africains, le PRDS se comportait, non seulement comme un parti au pouvoir, mais surtout comme un parti unique, exactement comme aux grands moments des régimes autoritaires, notamment en Afrique.
D’office, tous les salariés de la République, tous les grands commerçants et hommes d’affaires, ainsi que les PDG des sociétés publiques ou privées, étaient tenus, à la fois, d’y adhérer et d’y militer. C’était également valable pour toutes les classes des salariés, du privé et du semi-privé. Leurs responsables, à tous les niveaux, étaient sommés de les convoyer dans les structures du parti-Etat. Les récalcitrants étaient mal vus et faisaient souvent l’objet de sanctions plus ou moins sévères selon le degré de « désobéissance civile» qui leur serait reprochée.
Depuis sa création en 1991, à travers sa permanente animation et à l’aide de ses énormes moyens, le Parti Républicain Démocratique et Social (PRDS) occupait l’ensemble de l’espace national. Au niveau de sa base, ses responsables jouissaient de beaucoup de respect. Ils étaient mieux considérés que les autorités administratives. Ils comptaient dans ses rangs un grand nombre d’anciens miliciens et agents de renseignements ayant servi sous les anciens régimes, y compris au temps du PPM du président Mokhtar. Il était donc aussi craint.
En étant tolérant à l’égard des mauvais gestionnaires, le régime du président Maouiya avait favorisé la création d’une forme de classe moyenne, bien qu’éphémère dans sa consistance. Tout membre de cette classe de privilégiés perdait automatiquement sa position dès qu’il perdait sa fonction ou sa source d’enrichissement illicite facilitée par le système en place. Seuls les ressortissants de l’Adrar ou en partie du Tagant, les régions ayant acquis à travers une longue tradition d’urbanisme et de pratique marchande, savaient investir à bon escient leurs « conquêtes » financières.
Ils investissent dans des activités foncières, commerciales et industrielles. Alors que chez nous autres, les derniers survivants du nomadisme, les habitants des autres régions du pays, nos braves hommes préféraient placer leurs fonds illicites dans l’élevage, dans sa forme la plus extensive, donc la forme la plus risquée au temps de la sécheresse. Nombreux étaient, parmi nos grands privilégiés du système Ould Taya, qui avaient construit des châteaux de prestige en plein désert, au sommet des montagnes ou au bord du fleuve.
Aujourd’hui, après la disparition de Ould Taya et son système, ils sont dans l’impossibilité d’assurer, rien que l’entretien de ces «Fontainebleau ». Comme unique effet collatéral positif, les hauts murs de ces citadelles, pourraient dans le meilleur des cas, ralentir la violence de l’harmattan, le vent chaud venant d’est du fond du désert. L’harmattan, ce vent chaud dont mon ancien éditeur porte le nom.
Une nouvelle classe de riches
Depuis son accession au pouvoir le président Maouiya bénéficiait d’une bonne coopération de la part des institutions financières internationales, notamment la Banque Mondiale et le FMI. Rappelons qu’elles avaient beaucoup œuvré pour son accession au pouvoir. Leur financement fut accompagné par des mesures drastiques au plan social et économique. En contrepartie l’argent rentra à flot dans le pays, sous formes de prêts aux conditions dictées par ces institutions. Une nouvelle classe de riches émergea rapidement. Parallèlement à cela, des milliers de salariés, en particulier les petits fonctionnaires et les soldats, ainsi que les officiers et sous-officiers marginalisés et exclus par un système de discrimination non déclaré mais scrupuleusement bien observé, basculèrent dans l’extrême pauvreté. Les salaires furent bloqués pendant les deux décennies du règne de OuldTaya.
Au sommet de la pyramide, la classe des privilégiés et des profiteurs ne cessait d’organiser ses fêtes et ses réjouissances. Il fallait les voir les après-midi après les réunions hebdomadaires du conseil de ministres. Des rallyes, composés parfois de centaines de voitures, sillonnaient la capitale. Ici, pour féliciter les derniers nommés par le dernier conseil. Là, pour présenter « leurs condoléances » aux derniers limogés, toujours par le conseil des ministres, tout en leur souhaitant bonne chance la prochaine fois, le jour des réunions du conseil des ministres.
Au temps de Maouiya, on ne désespérait jamais. A tout moment il pouvait rappeler l’une de ses victimes et la nommer à une haute fonction parfois plus importante que celle qu’elle occupait avant.
De même qu’il pouvait, après une mauvaise rumeur balancer quelqu’un dans l’enfer. Il arrivait que le nouveau nommé le soit pour la première fois. Dans ce cas, il se voyait dans l’obligation de s’endetter pour arroser les milliers de visiteurs qui venaient lui présenter leurs félicitations. Les plus chanceux étaient arrangés par des parents, des collègues ou des amis.
De toute façon gare à ceux qui ne seraient pas reconnaissants vis-à-vis de ce genre de bienfaiteurs. Je me rappelle une fois un ami à moi qui fut nommé à un poste important. Sa joie pour la nouvelle promotion fut masquée par son désarroi de se trouver dans l’impossibilité de pouvoir arroser les vagues de visiteurs attendus pour le féliciter pour l’occasion. Son groupe d’amis réunis autour de lui cherchait désespérément une solution à son problème.
Je pris l’initiative de voir une importante personnalité pour lui chercher secours. La personnalité en question, je l’avais rencontrée quelques semaines auparavant. Elle m’avait manifesté une grande sympathie. Elle avait même promis de m’apporter une substantielle aide. C’était un haut cadre du patronat mauritanien. Celui-ci m’avait écouté attentivement. Dans sa réponse, il m’avait rappelé qu’il aurait bien voulu que ma doléance concerne quelqu’un d’autre que mon ami en question. Il dit qu’il ne le connaissait pas avant. Il m’avait rappelé qu’une fois il s’était beaucoup réjoui d’une précédente nomination dont il avait été l’objet, il y avait de cela deux ou trois ans. Il m’avait aussi rappelé que, imaginant sa difficile situation après sa nomination, il était venu le voir.
Il se présenta à lui, considérant qu’il ne le connaissait pas avant. Il lui avait fait un geste qui couvrait entièrement les frais de l’occasion en question. Depuis, quand ils se croisaient, le petit bonhomme faisait semblant de ne l’avoir jamais vu. « En conséquence, j’avais donc décidé de le rayer pour de bon de mon dictionnaire de connaissances honorables », conclut-il. Il me conseilla vivement de me séparer de ce petit monsieur, si ingrat, selon sa propre expérience de lui. Je lui avais dit que je saisissais parfaitement ses explications, seulement que je n’avais pas l’habitude de fausser le premier la compagnie à quelqu’un. J’attendais toujours que le premier faux pas vienne de lui. Avec une grande générosité, il me régla mon problème. J’avais versé intégralement à mon ami la somme d’argent du bienfaiteur. Mais depuis, celui-ci cessa tout contact avec moi.
Amère expérience
Les jours suivants, j’avais vécu la même amère expérience avec le petit bonhomme. Aussitôt nommé, il enclencha un processus de divorce total avec moi. Je finirai par perdre les deux amis. Au fond de moi, je n’avais rien regretté. Du moment que ma conviction était d’avoir agi le plus correctement du monde, j’avais la conscience tranquille.
D’habitude personne ne souhaitait voir mourir un proche. Seulement dans le cas où la mort concernait un parent ou un membre de cette classe de privilégiés, les choses provoqueraient les mêmes dégâts. C’était parfois aussi valable pour le baptême suite à la naissance d’un enfant.
Il arrivait qu’un haut responsable perde l’un de ses parents dans une zone reculée du pays. Dans ce cas, il y aurait un véritable rallye Paris-Dakar à l’aller et au retour de ce lieu. Les absents craignaient d’être remarqués et fichés en conséquence, surtout au cas où le responsable en question faisait partie du cercle rapproché du chef de l’Etat. Ce genre d’occasions constituait une aubaine pour les stations de carburant et les compagnies d’auto- location, surtout des véhicules « tous-terrains ».
Donc, au temps du PRDS, la gabegie submergeait toutes les activités de l’Etat mauritanien. Il n’était pas toujours facile de la déceler comme elle était noyée dans une sorte de « festival de Rio » permanent qui masquait l’ensemble de la vie publique d’alors. Les slogans élogieux, les chants et les poèmes à la gloire du « génie de la nation », s’improvisaient et se succédaient en permanence. Monsieur le Président n’éprouvait jamais le besoin d’initier la moindre action. Les membres de la classe bouillante et aussi souvent brouillonne, étaient là pour le défendre et le protéger.
(A suivre)