« Le Mali est éternel. […] Écoutez donc, fils du Mali, enfants du peuple noir […] Écoutez ma parole, vous qui voulez savoir ; par ma bouche vous apprendrez l'histoire du Mali, […] l’histoire du grand Mali ». Djibril T. Niane, « Soundjata, ou l’Épopée du Mandingue » (citant le griot Mamadou Kouyaté)
« Le Mali paiera cher… [pour avoir infligé] une suprême humiliation à notre pays», Christian Cambon, sénateur français, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Au cours des derniers mois, que ce soit au Mali, au Tchad, au Burkina Faso, au Niger, au Sénégal ou ailleurs, les Africains, les jeunes en particulier, ont par milliers, fréquemment et avec véhémence, protesté contre la politique française en Afrique. Ceci est frappant, comparativement aux attitudes des générations précédentes. Cette indubitable intensification de la rancœur contre la politique de la France dans la population et les classes politiques et intellectuelles des pays francophones semble désormais avoir atteint la plupart des autres élites africaines. Ces dernières semaines dans les principaux pays anglophones (Afrique du Sud et Nigéria), les organisations politiques et de la Société civile se sont mobilisées (de façon spectaculaire en Afrique du Sud, sous la houlette de Julius Malema) pour exprimer leur opposition à la politique de la France dans ses anciennes colonies, singulièrement le Mali, exigeant spécifiquement le retrait des troupes françaises du Continent. De toute évidence, il y a eu une prise de conscience croissante dans la plupart de l'intelligentsia de nombreux pays africains qu'il y a quelque chose qui cloche dans les relations actuelles entre la France et ses anciennes « possessions » sur le Continent, avec le Mali comme exemple. Les élites ont le sentiment qu'il y a quelque chose de nouveau, de différent dans l'animosité à laquelle sont confrontées les autorités de la Transition au Mali. Les orientations et les politiques qu'elles ont édictées depuis le mois de Mai de l'année dernière semblent avoir particulièrement irrité les dirigeants français, bien au-delà du désaccord normal sur les politiques éphémères et les intérêts passagers.
Cependant, si l'instinct d'une frange croissante des classes politiques et intellectuelles des pays anglophones et de la diaspora africaine est bien fondé, il n'est pas certain que la plupart soient pleinement conscients des facettes critiques de ce qui a conduit à la brouille spectaculaire entre les autorités respectives de ces deux pays. Il y a quelques années à peine, François Hollande, un président français rayonnant et triomphant, proclamait en visite au Mali que « ce jour » était le plus beau de sa carrière politique. En même temps, de nombreuses familles maliennes donnaient son nom à leurs nouveau-nés, en signe de gratitude pour sa décision d'intervenir militairement pour empêcher les terroristes qui occupaient le Nord du Mali de fondre sur Bamako début 2013.
Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Qu'est-ce qui a donc mal tourné et que devons-nous, africains témoins anxieux, promoteurs de la « démocratie et du développement » à travers le Monde, penser de ce qui s'est passé ces derniers mois entre le Mali et la France ? Plus explicitement, dans la poursuite de ce noble double objectif en Afrique, que penser et quelle est notre responsabilité dans ce duel des plus acrimonieux entre la France, puissance mondiale, État leader de la politique étrangère et de sécurité de l'Union Européenne, membre activiste du Conseil de sécurité de l'ONU (patron informel des opérations de maintien de la paix de l'ONU dans le Monde), et un État ouest-africain faible, pauvre et chroniquement confronté à une menace terroriste existentielle ? Quelles sont les implications pour l'évolution de l'Afrique de l'Ouest, voire de l'ensemble du Continent, dans un environnement international de plus en plus hostile aux Africains et à leurs intérêts ?
J’aborde ces questions en tant qu'ancien président du Réseau Africain du Secteur de la Sécurité (RASS), un groupe de réflexion panafricain basé à Accra qui a dirigé, à ce titre, ou été membre de missions internationales de haut niveau, prenant part à des activités visant à faire avancer le processus de consolidation de la paix et de Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS), deux processus intimement liés. J'ai par ailleurs rédigé un important rapport sur « Les causes profondes et l'impact des conflits armés et des insécurités sur le développement », pour la Commission économique pour l'Afrique, avec le Mali comme cas d’étude.
Cette expérience m’impose donc le devoir de peser dans le débat en cours sur la voie à suivre pour ce pays désormais meurtri mais qui a une signification si profonde pour les Africains du Continent et de la diaspora qui connaissent leur histoire. Enfin, cette analyse reflète les nombreuses interactions, échanges formels ou informels et consultations que j'ai eu le privilège d'entretenir avec plusieurs acteurs et experts politiques et sécuritaires, ainsi que des leaders de la Société civile. Elle reflète également les idées et opinions recueillies au cours de mes différents séjours au Mali.
J'essaierai ici d'esquisser une réponse aux questions ci-dessus et autres connexes. Cet effort commence nécessairement par un bref examen de l'état des choses dans cette relation tendue, telle que façonnée par différents évènements au cours de ces dernières années. Cela permettra de mieux appréhender les données du litige et les enjeux qu'il représente pour l'avenir du Continent. Cette discussion permettra, à son tour, d'indiquer ce qui peut et doit être fait pour aider le Mali et peut-être et les autres pays du Sahel à relever les nombreux défis auxquels ils sont confrontés.
Où en sommes-nous ?
Il y a plus d'une génération, une universitaire s'est demandée avec étonnement pourquoi la France pouvait faire ce qu'elle faisait sur le continent africain, c'est-à-dire en faire à sa guise dans la plupart de ses anciennes colonies. Ce qu’elle faisait consistait à renverser des régimes par-ci, envahir ou lâcher des mercenaires par-là, et contrôler à peu près étroitement les événements dans la majeure partie de l'Afrique francophone, sans contrainte, aucune ! Comme je l'avais soutenu il y a à peine huit ans, la France en était toujours là, et à peu près « continue toujours à s'en tirer sans frais », en dépit des déclamations de ses présidents ! C'était à l'époque où ses deux derniers, Nicolas Sarkozy et François Hollande, avaient juré d'abandonner ce qui avait été la quintessence de la politique étrangère de tous leurs prédécesseurs : perpétuer une connivence peu scrupuleuse entre eux et des dirigeants africains, dociles pour la plupart, et leurs classes politiques respectives. Cette complicité apparemment inébranlable, connue sous le nom de « Françafrique », garantissait aux présidents français de toujours obtenir gain de cause en tout ce qui concerne leurs anciennes colonies, pendant et même après la Guerre froide.
Ça, c'était alors, pourrait-on objecter. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Eh bien, quelque chose a changé depuis Mai de l'année dernière. Les autorités militaires du Mali ont pratiquement expulsé l'ambassadeur de France, suspendu deux de ses principaux media audiovisuels, demandé (avec mépris) à son gouvernement d'accélérer le retrait de ses troupes que son président avait décidé unilatéralement et avec une certaine aigreur. Tout cela semble avoir extrêmement irrité les dirigeants français. Autant pour « n’en faire qu’à la tête » des présidents français dans leurs ex-colonies, « comme au bon vieux temps », pourrait-on souligner! L'impasse qui en résulte est certainement sans précédent dans les relations de la France avec une ancienne colonie (à l'exception peut-être de la Guinée en 1958). La nature inédite de cette dégradation des relations doit être comprise dans ses causes profondes, sa signification et ses implications. Un regard rapide sur des aspects méconnus de la toile de fond à cette crise peut y contribuer et élucider cette situation inouïe dans la « sphère d’influence » traditionnelle de la France.
Il existe un large consensus sur le fait que la crise sécuritaire actuelle au Mali et dans la majeure partie de la région du Sahel est la conséquence directe du renversement du régime de Kadhafi en Libye, où l'ex-président français Sarkozy – soutenu par des motifs égoïstes – ses élites intellectuelles, et ses alliés occidentaux ont joué un rôle central. Rendus publics par Wikileaks, les courriels de madame Hilary Clinton, ex-secrétaire d’État des États-Unis, le suggèrent à suffisance. Les preuves indiquent également clairement que les acteurs politiques et sécuritaires français ont cherché à exploiter les problèmes de sécurité qui en ont résulté pour le Mali, alors qu’ils en étaient en grande partie responsables. Le soudain retour en masse des Touaregs irrédentistes endurcis au combat et lourdement armés de la Légion islamique de Kadhafi (à qui leurs contacts auprès des services de renseignement français ont promis de soutenir un État indépendant au Nord du Mali) a offert à la France l'occasion de manipuler à la fois l'État malien et ses ennemis. Il a manœuvré le premier pour qu'il accepte une présence militaire sur le terrain, à travers les opérations Serval puis Barkane, tout en accordant, aux seconds, une base territoriale en empêchant, sous la menace, l'armée malienne d'entrer à Kidal, le fief des irrédentistes. Il est vrai que feu le président Amadou Toumani Touré (ATT) a singulièrement mal géré la réinstallation des rapatriés. Il avait en effet commis des bévues stratégiques spectaculaires. Dans l'espoir de les apaiser, il a surtout couvert de cadeaux ces combattants lourdement armés sans exiger leur désarmement immédiat, comme le fit, à son crédit, le Niger voisin confronté à des menaces similaires. Il est bien connu que les combattants touaregs de retour s'étaient largement servis dans les armureries de Kadhafi très bien pourvues en armes sophistiquées. Général d'armée qui avait été impliqué dans la recherche de solutions à de nombreux conflits internes sur le Continent, il aurait certainement dû être mieux inspiré.
(À suivre).
Professeur Boubacar N'Diaye