L’incident diplomatique
Nous retournions au Sénégal, à la capitale Dakar. Nous redescendions chez les parents de Hassène, des commerçants de détail au centre-ville, non loin du grand marché Sandaga. Ils possédaient en location une modeste chambre non loin de leur boutique. A partir de là, nous avions débuté notre campagne de sensibilisation au sein des ressortissants mauritaniens, peu nombreux encore depuis les événements raciaux de 1989. La plus grande concentration se trouvait au marché de bétail dans le quartier de Pikine à l’entrée de Dakar. Après quelques jours d’intenses activités, nous avions réussi à provoquer une certaine effervescence au sein de la communauté des ressortissants mauritaniens. Ces derniers prêtaient une oreille attentive à notre discours.
Puis brusquement un événement anodin faillit tout chambarder. Dans mes moments d’oisiveté, j’avais l’habitude de flâner sans un objectif déterminé. Cette fois-ci, je me baladais dans les vastes rues de Dakar Plateau. Brusquement je vis un jeune homme dont le visage m’était familier. Je voulus l’éviter. Mais il me reconnut avant que je ne me cache le visage. Il vint devant moi pour me tendre la main. C’était un jeune appartenant à la collectivité Aznavir, la voisine historique de la nôtre. Il travaillait depuis quelques temps avec le consul de la Mauritanie, qui est lui aussi, comme nous deux, originaire du même département en Mauritanie.
Le consul en question était cousin au chef de l’Etat mauritanien en exercice en ce moment. Baptisons-le ici du nom d’Allou Mohamed. Il était connu pour ses excès dans le traitement de tous les mauritaniens et des opposants en particulier, tous ceux qui s’aventuraient à poser pied au Sénégal, « son Sénégal à lui» en ce moment. Tout de suite, je tirai la conclusion : notre mission au Sénégal sera menacée. Le plus probable est qu’elle sera interrompue. Comment faire pour diminuer les dégâts d’une fin inévitable à mes yeux ? J’avais résumé au jeune « diplomate » l’objet de notre mission. Je trouvais inutile de lui cacher quoi que ce soit. Je me séparai rapidement de lui.
Un consul zélé
Je rentrai à la hâte à notre lieu d’hébergement. J’étais pressé de trouver Hassène. Il me rejoignit quelques minutes après. Je l’informai rapidement de la rencontre avec le jeune indésirable. Je lui signifiai que, pour éviter des ennuis à ses parents, on devait déménager immédiatement à l’hôtel le plus proche et le moins cher bien sûr. Je lui jurai que le consul connu pour son zèle interviendra incessamment pour interrompre notre mission. Sans beaucoup d’efforts, il comprit mes explications. Aussitôt on déménagea dans un modeste hôtel.
Il arrive que des nuances de point de vue ou parfois des divergences profondes apparaissent entre des compagnons lors d’une mission donnée. Hassène et moi on ne faisait pas exception. Ici je présente l’unique cas qui pourrait être considéré comme l’exception qui confirme la règle. C’était ainsi qu’au début de notre mission à Dakar, le premier ou deuxième jour de notre séjour à l’hôtel, de sérieuses divergences avaient failli compromettre notre mission.
Un bon matin Hassène me proposa de suspendre notre action d’implantation à Dakar. Il m’avait suggéré avec insistance de continuer sur la vallée en vue d’effectuer d’abord l’implantation des camps de réfugiés et revenir après à Dakar afin d’achever son implantation. J’avais refusé catégoriquement. En fait Hassène, tenant compte probablement de la forte influence du courant MND sur les mauritaniens de la capitale sénégalaise, notamment les marchands de bétail, voulait abandonner l’implantation de Dakar pour de bon.
Pour m’imposer son point de vue, il usa du téléphone de notre chambre d’hôtel pour demander à Ahmed O Daddah de nous ordonner de suspendre Dakar jusqu’au retour peu probable de la Vallée. Au moment où Ahmed Daddah lui donna son accord, je lui demandai de me le passer. Il le fit, manifestement à contre-cœur. J’avais expliqué à Ahmed l’inutilité d’un tel va-et-vient entre la Vallée et Dakar et combien il sera financièrement coûteux pour nous. Ahmed me demanda de lui repasser Hassène de nouveau. Cette fois-ci il lui ordonna de se conformer à mon point de vue. Je fis après une sévère mise au point à Hassène. Je lui avais expliqué qu’Ahmed Daddah, en tant que chef du parti, pouvait pleinement suspendre notre mission, mais il n’avait absolument aucun droit de nous dicter notre conduite quotidienne ou notre façon de procéder ou de programmer notre mission. Et notre petite caravane continua sa marche.
Le lendemain, les manifestations de l’intervention du consul débutèrent pour me confirmer dans mes prévisions.
Aux environs de 18 heures, heure locale, je vis à partir du balcon de notre hôtel une voiture, une limousine portant une immatriculation diplomatique mauritanienne s’immobiliser devant le portail d’entrée de l’hôtel. Hassène était absent. Une jeune femme, une Mauritanienne de teint clair, descendit seule. Elle fit sortir une grosse valise de la malle-arrière de la voiture. Elle la traina avec elle jusqu’à la réception de l’hôtel. Le conducteur de la voiture ne bougea pas de son siège durant tout le temps pris par la jeune femme avant de quitter la voiture. Il démarra aussitôt. Manifestement, elle savait se débrouiller seule dans ce genre de situations exceptionnelles.
La police à la rescousse
Elle réserva une chambre non loin de la nôtre. Puis elle prit place sur une chaise dans le hall de l’hôtel situé juste devant nos chambres. Elle commanda un café. A mon tour, je débutai ma danse. Je commandai à mon tour un café. Je pris place sur une chaise tout près d’elle. Je plaçai ma tasse de café sur la même petite table se trouvant devant elle. Puis, à ma façon, je débutai mon offensive, sous forme d’interrogatoire. J’ai salué poliment la jolie petite dame.
Je l’ai amplement informée de notre mission au Sénégal, y compris la position de notre parti dans l’échiquier politique national. Après que je lui ai décliné toute mon identité, y compris la tribu et la moughataa (département). Dans un deuxième temps, je lui ai demandé de m’informer à son tour sur sa situation, notamment son nom, sa tribu et l’objet de son arrivée à Dakar. Elle était bouleversée. Elle s’efforçait de sourire et cherchait un sujet quelconque, un refuge, pour éviter de répondre à mes questions. La suite du film se déroulera le lendemain.
Dans l’après-midi du deuxième jour, les choses s’accélèrent. On était tous les deux absents de l’hôtel. J’étais rentré le premier. Au moment où je me présentais pour prendre la clef de notre chambre à la réception un bonhomme, manifestement un agent de police, s’avança vers moi. Il me déclina son identité, effectivement un policier. Il me demanda si je ne suis pas « Hassène ». Je lui répondis que non, mais que je suis son compagnon. Il me prit poliment par la main, m’expliquant qu’il avait besoin de moi en haut dans notre chambre au premier étage.
Là, nous trouvions dans la chambre ouverte un sous-officier de police et un jeune commerçant, parent à Hassène qui nous accompagnait depuis notre arrivée à Dakar. Le sous-officier se leva. Il me tendit la main pour me saluer en prononçant poliment le mot « bonjour ». Je lui pris la main. Je l’ai gardée dans la mienne. Avant de la lâcher je lui dis : « Bonjour les envoyés de monsieur le consul… ! ». Je fixais mon regard sur le sien. Il sursauta. Il me répondit, le souffle lui manquait : « Non, qui vous dit ça ! ».
Sans lui donner le temps de respirer convenablement je lui répliquai : « je sais ! Je sais parfaitement qu’il est le seul sur terre qui ose commettre une telle bêtise ! ». Puis je me suis mis à préparer ma valise. Il s’efforça cette fois-ci de respirer plus aisément avant de lâcher : « Mais qu’est-ce que tu es en train de faire ?! » Je lui répondis que je prépare ma valise parce que je sais que leur patron monsieur le consul de la Mauritanie leur intime l’ordre de nous expulser en Mauritanie.
Je m’inquiète pour Hassène, ainsi que pour son innocent petit parent qui nous accompagne. Très posément il me répondit: « Nous, nous vous demandons tout simplement de nous accompagner à la direction de la sûreté au niveau de cette zone pour nous informer sur votre situation ». Entre-temps, accompagné par l’agent de police, Hassène entra. Sa sérénité habituelle était manifestement perturbée. Je me pressai de le rassurer en Hassania. Je lui avais expliqué qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Que la police Sénégalaise est chargée par le consul de Mauritanie de nous arrêter et de nous expulser le plus rapidement dans notre pays.
Nous sortons avec les deux policiers après avoir fermé la porte sur notre bagage. Nous nous engouffrons tous dans notre voiture. Quelques minutes après, nous arrivions à la direction de la sûreté au niveau de cette zone de la ville de Dakar. J’avais profité des quelques minutes passées en route pour préparer mes compagnons, Hassène et son jeune parent, à d’éventuels interrogatoires de la police Sénégalaise.
Toujours en Hassania, j’expliquai à Hassène, qu’au cas où il sera le premier interrogé, il doit défendre la parfaite légalité de notre mission et surtout de garder son sang-froid pour ne pas manifester une brèche par laquelle la police pourrait envisager de s’engouffrer. J’avais expliqué au jeune de dire sa vérité, rien que sa vérité. Comme quoi il est présent parmi nous uniquement parce qu’il était venu dire bonjour à son parent Hassène et qu’il n’avait rien à avoir avec notre mission politique.
J’étais absolument sûr que tout le montage du consul fut tissé sur la personne de Hassène, sa barbe pendante et son statut de militant frère musulman. J’étais donc certain qu’il sera le premier interrogé. La suite ne me démentira pas. Hassène fut le premier interpellé. S’aidant de son parfait parler wolof, il s’était très bien défendu. A son retour, je le voyais sourire, donc satisfait de son plaidoyer.
On m’appela aussitôt après Hassène. Je me trouvais devant un inspecteur de police assis sur une chaise derrière un bureau sur laquelle est posée une vieille machine à taper. D’ailleurs sur tout le matériel qui équipait son bureau planait l’usure du temps. Il me demanda de prendre place sur une vieille chaise qui lui faisait face sur l’autre côté du bureau. Il me demanda ensuite de décliner mon identité. Ce que je fis le plus poliment du monde. Puis il me demanda de lui expliquer quel était l’objet de notre mission au Sénégal.
J’avais déjà préparé ma réplique à cette question. Je tenais à lui faire vomir que c’était bel et bien le consul en question qui était à l’origine de notre interpellation. J’avais donc introduit ma question comme suit : « Monsieur l’inspecteur, avant de répondre à votre question je tiens d’abord à exprimer mon étonnement et ma déception !... Il m’interrompit : « Mais votre étonnement et votre déception de quoi ?! ». Je complétai mon raisonnement : « Vous savez : j’ai déjà implanté mon parti sous cinq dictatures dont une monarchie et j’ai accompli ma mission dans les meilleures conditions ».
Puis je continue : « J’étais absolument ravi lorsqu’on me confia la mission de l’implanter au Sénégal, le pays phare de la démocratie en Afrique… ». Il m’interrompit de nouveau. Il s’écria : « Vous savez, le bonhomme nous a trompés ! Il nous a dit que vous êtes des extrémistes Islamiques. Que vous venez de sortir de la prison. Que vous venez au Sénégal pour faire monter les sectes religieuses contre le gouvernement… ! ». « Tu sais, j’ai tout compris après avoir entendu Hassène », conclut-il.
J’avais continué à enfoncer les clous. Il fallait inverser l’image par laquelle le consul voulait nous présenter. J’avais rappelé que j’étais originaire du même département de Mauritanie que le consul dont il était maire. J’avais rappelé quel rôle capital j’avais joué dans son succès à la mairie.
J’avais même rappelé qui était-il avant d’être le maire de la commune du département, relatant surtout quel genre de commerce exerçait-il à travers les frontières entre les deux pays. J’avais rappelé également son rôle catastrophique dans la détérioration des relations entre nos deux pays durant les dramatiques événements de 1989-1991. Enfin j’avais expliqué que c’était là où résident les raisons de ma rupture avec lui. Moi, je dictais. L’inspecteur tapait sur sa vieille machine au bruit grinçant.
Direction : les camps de réfugiés
A la fin de mon interrogatoire l’inspecteur dont la satisfaction se lisait sur le visage déclara: « Heureusement que nous avons fait votre connaissance. La suite sera une question de formalité. Je vais tout expliquer au commissaire dans son bureau à l’étage. Je suis convaincu que comme moi il comprendra », conclut-il. J’avais rejoint mes amis. Quelques instants après on avait vu descendre des escaliers le commissaire et sa suite y compris l’inspecteur qui nous avait interrogés. Il nous a salués chaleureusement. Au nom de ses collaborateurs, le commissaire nous présenta ses excuses pour tout …, avant de nous accompagner jusqu’à notre voiture et de proclamer notre entière liberté de circuler comme bon nous semble sur tout le territoire Sénégalais.
Nous programmions un meeting au marché de bétail ce même après-midi. On le tiendra comme prévu. La voiture du consulat, celle qui avait déposé la petite dame un jour avant à l’hôtel, rodait dans les alentours sans pouvoir s’approcher de nous. Après le meeting, nous tenions une assemblée générale au cours de laquelle nous avions formé une représentation de notre parti à Dakar et désigné un délégué au congrès. Le consul « à problèmes » sera muté peu de temps après notre passage. Mutation qui, j’apprendrai plus tard, ferait suite à une demande des autorités Sénégalaises.
Le lendemain, nous rebroussions chemin. Nous prenions la direction des camps de réfugiés le long de la vallée du fleuve Sénégal. Ces réfugiés mauritaniens, qui se comptaient au bas mot, par dizaines de milliers, s’étaient vus obligés de quitter leurs lieux d’habituations séculaires en Mauritanie lors des événements de 1989-1991. Certains furent expulsés de force. La plupart, avaient déguerpi en catastrophe pour sauver leur peau, après l’installation d’un climat de terreur dans tout le pays.
A l’époque, rares étaient ceux qui ne pensaient pas qu’il s’agissait d’une gaffe politique purement locale. Peu de temps après, des irruptions de violences semblables pour ne pas dire identiques, des fois plus graves, auront lieu un peu partout, ailleurs et dans la sous-région, notamment. En Mauritanie on simplifiait les choses en les schématisant en noir et blanc, considérant uniquement la couleur de la peau.
Ailleurs, le niveau de violence, opposant parfois des ethnies différentes mais se confondant par le teint de la peau, le cas du Rwanda, dépassait souvent l’entendement humain. Dans d’autres pays, le cas de la Somalie, les violences opposaient des fois des tribus appartenant à la même ethnie et dont les membres parlaient la même langue et épousant la même religion, l’Islam. Avec le temps on se rendit compte que certains usaient sciemment du nom de l’ethnie ou de la tribu à des fins politiques généralement égoïstes et mesquines.
Ce genre de violence, ce genre d’exploitation opportuniste du fait ethnique ou tribal, est loin d’être nouveau. De tout temps, les hommes avaient pour principal souci la survie. Comment gagner son pain quotidien, comment survivre aux difficultés quotidiennes de la vie courante, constituait une préoccupation permanente de chaque être humain. Comme chez toute espèce animale, chaque individu bouscule l’autre pour s’accaparer seul de la source d’alimentation, la source de vie. Plus la source de vie est rare plus meurtrière est la confrontation pour se l’approprier.
C’est là qu’il faut chercher d’abord les causes premières des guerres civiles et des irruptions des violences à caractère tribal ou ethnique, notamment en Afrique. Là, réside l’explication plus ou moins objective des phénomènes migratoires depuis la nuit des temps et particulièrement du même phénomène dans ses dernières tragiques manifestations sous forme d’un déferlement des peuples affamés du sud sur le nord supposé vivre dans l’opulence.
L’exploitation effrénée et continue des ressources économiques du monde dit sous-développé, ainsi que les effets grandissants de l’explosion démographique dans les mêmes parties du monde, expliquent pour l’essentiel les raisons des irruptions spontanées et de plus en plus fréquentes des violences qui ne cessaient de secouer depuis quelques temps plusieurs parties du monde contemporain. A chaque fois il faut recourir à une argumentation, parfois la plus terre-à-terre, pour se donner le bon droit de recourir à des formes de violence inhumaines sans justification rationnelle.
Dans la vallée du fleuve Sénégal, les camps des réfugiés mauritaniens s’étendaient de Richard Toll, non loin de Rosso Sénégal, jusqu’à Matam à l’est du Sénégal. On avait visité presque tous leurs sites. On écoutait attentivement leurs divers, nombreux et particulièrement douloureux récits concernant leurs conditions d’expulsion ou de départ forcé de la Mauritanie. Beaucoup s’effondrèrent en larmes en évoquant de nouveau ces douloureux événements.
J’avais visité de nombreux sites habités par nos peulhs de la zone de Rkiz. On m’informa du décès peu de temps avant notre arrivée du vieux Mamdell et de son neveu, le jeune Guepatt. La vieille Diary, se comportant toujours en « Grande Royale », nous avait reçus comme des pachas dans ses belles et vastes cases. A quelques rares exceptions, presque tous les camps de réfugiés étaient encadrés par des éléments, militants ou sympathisants du MND. Beaucoup reprochaient aux Flamistes, militants d’un mouvement négro-africain, considéré comme extrémiste, de les avoir entrainés dans l’engrenage de la violence à l’origine de leur calvaire.
Dans plusieurs sites on avait constitué des représentations du parti et désigné des délégués au congrès. Les délégués élus portant de nombreuses voix appartenaient tous à la mouvance MND. Leurs voix s’ajoutaient à celle du seul délégué désigné à Dakar portant seulement quelques voix. Il s’agissait aussi d’un sympathisant du MND. C’était feu Khalifa, un ressortissant de chez nous qui encadrait presque tous les marchands Mauritaniens du marché de bétail de Dakar. Je m’étais arrangé pour que celui-ci soit l’unique porteur des quelques voix de Dakar. J’avais laissé sciemment aux parents de Hassène la direction de la représentation de Dakar. Au congrès, les voix des refugiés feront la différence.
(A suivre )