La mission en Sénégambie : le pèlerinage au sud du Sahara
Peu de temps après, on me demanda de préparer de nouveau ma valise. Je devais accompagner quelqu’un du parti pour une mission semblable à celle d’Afrique du nord, cette fois au sud du Sahara, au Sénégal et en Gambie, « la Sénégambie » comme on disait autrefois, pour paraphraser le président-poète Senghor.
Le compagnon en question n’était autre que Elhassène Ould Moulaye Ely, celui dont uniquement la photo, précisément l’image de sa barbe, nous a causé tant d’ennuis sur les frontières libyennes. On n’était pas très familier l’un à l’autre. On se connaissait juste de vue et de noms. Cette fois-ci sa personne physique en chair et en os m’accompagnera durant plus d’un mois. Il me causera de nouveaux ennuis.
L’arbitraire colonial : Nous programmions la visite des colonies mauritaniennes dans les deux pays ouest-africains : le Sénégal et la Gambie. Dans ces deux pays, les ressortissants mauritaniens étaient composés principalement de commerçants. Nous avions commencé par le second après une courte pause à Dakar, capitale du Sénégal. La Gambie se présente sous forme d’appendice au sein du Sénégal à partir de la mer. C’était une ex-colonie anglaise au cœur de l’empire colonial français en Afrique Occidentale.
Elle constituait une véritable illustration d’arbitraire dans le découpage colonial, partout dans le monde, notamment en Afrique. Selon certains écrivains coloniaux, la Gambie aurait fait l’objet d’échange (entre français et anglais) contre la Baie de Lévrier, l’actuel Wilaya de Nouadhibou, qui aurait été occupée pendant un certain temps par les Anglais. Une information qui reste à vérifier.
Un compagnon exceptionnel : Nous voyagions dans la voiture personnelle de mon compagnon Elhassène, une Peugeot 504, dont l’apparence n’était pas très attirante mais elle était plutôt solide du moment qu’elle n’avait jamais connu de problèmes mécaniques jusqu’à notre retour. Il faut reconnaître à Elhassène que c’était un excellent conducteur. Un autre atout à comptabiliser encore pour son compte: il était aussi excellent dans le parler wolof et s’exprimait en français avec une certaine aisance mais surtout un grand courage à torturer la langue de Molière comme bon lui semble.
Elhassène avait travaillé d’abord dans le commerce au Sénégal avant de s’enrôler comme brillant journaliste à Radio Mauritanie. En traversant « notre » ville de Thiès, il m’avait surpris par sa grande connaissance de son centre-ville, notamment les célèbres cinémas « Agora » et « Rex ». J’ai beaucoup fréquenté ces deux cinémas durant mes nombreuses visites à nos parents commerçants dans les années 60.
Au Rex notamment, une bonne heure avant le lancement du premier film de la soirée, la charmante voix de la grande chanteuse libanaise Sabah enchantait tout le quartier environnant. Elle résonnait toujours dans mes oreilles. Elle chantait souvent : « woulleylalleylalleylasahretnahoulwalleyla ! ». Littéralement : « ce soir, ce soir-là, notre soirée sera exceptionnellement belle ! ». On entendait rarement une telle animation au cinéma Trarza à Rosso. Notons que la ville de Thiès comptait à l’époque une grande communauté de commerçants syro-libanais et leurs familles.
A califourchon : Pour accéder à la Gambie, il fallait passer par la Casamance, une région du Sénégal habitée en majorité par l’ethnie Diola. Celle-ci peuplait majoritairement aussi la Gambie. Je connais parfaitement ce chemin pour l’avoir emprunté en 1977 avec mon ami Moussa Fall en route pour la Guinée Bissau. La capitale de la Gambie est située derrière un bras de mer dont la traversée constituait un passage obligé. Il fallait prendre le bac qui assurait la liaison entre les deux rives. Au moment de la marée basse, le bac accostait à plusieurs mètres du débarcadère. Pour y accéder, il fallait se résoudre à user d’un moyen peu orthodoxe : monter à califourchon autour du cou de l’un des nombreux colporteurs humains en contrepartie de quelques pièces de monnaie. Une pratique qui m’a rappelé mon enfance.
Devant nous, de grosses femmes, chacune montait sans hésiter sur le cou du premier gaillard qui s’avançait pour proposer son service. J’avais suggéré à Hassène de monter sur le cou d’un Hercule manifestement très costaud qui se proposait de m’amener. Hassène hésitait. Si seulement il savait! Il n’allait pas effectuer un tel voyage. C’était ainsi que je lisais sur son visage ce qu’il penserait probablement en ce moment. Quant à moi je n’avais nullement hésité. Je sautai sur le cou du gaillard proposé à Hassène. Il m’amena aussitôt à bord du bac. Au moment où je descendais de ma monture je voyais Hassène monter sur le cou d’un maigrichon.
Tout son corps tremblait. Quelques secondes après, ils s’enfoncèrent tous les deux dans l’eau jusqu’à couvrir les deux tiers du corps de Hassène. Ce dernier se débattait pour ne pas sombrer avec sa monture dans le fond marin. Après des efforts inouïs, le maigrichon réussit enfin à balancer Hassène sur le pont du bac, ses habits complètement mouillés. Le regret de l’aventure se lisait toujours sur son visage. Il pensait déjà à l’épreuve du retour, si et seulement si on aura la chance de retourner.
Après près d’une heure de navigation en haute mer, nous regagnâmes l’autre rive, cette fois-ci sans avoir besoin de nouvelles montures humaines. Le bac put accoster sur le débarcadère sans besoin de tels relais. On descendit chez des parents à Hassène, très nombreux en Gambie et pratiquant le grand commerce à une large échelle. Il s’agissait surtout de parents de mes amis, les frères Cheikh Ahmed et Billil.
Chez YahyaDiamé : Leur tribu, les Idewa Elhaj du Trarza avec les Tagaatt du Brakna, formaient l’écrasante majorité des commerçants maures de la Gambie. On peut schématiser en affirmant que les deux tribus détenaient l’économie de la Gambie. Le président Yahya Diamé au pouvoir depuis à peine deux ans, en était conscient. Il liait une amitié indéfectible avec les commerçants des deux tribus. On racontait que ces derniers prenaient en charge les besoins entiers du président et de sa présidence.
Le vendredi, il leur ouvrait la mosquée de la présidence pour y prier à côté de lui. Durant notre séjour dans la capitale gambienne, on eut l’honneur de prendre part à quelques reprises à la prière de monsieur le président. « Le président», en ce moment, c’était le seul titre qu’il détenait encore. Quelques années après il s’octroyait une bonne dizaine de super titres et de super grades. On peut même se demander si lors de sa chute il n’avait pas succombé sous leur poids s’ils pesaient réellement quelques grammes du moment qu’ils étaient tous fictifs. Yahya Diamé était marié à une mauresque blanche. On racontait qu’elle refusait son offre de mariage avant son accès au pouvoir, encore simple lieutenant de la petite armée gambienne. Elle fut une fois mariée par un riche commerçant, un Oulad Ebyeri du Brakna. C’était notre hôte sur la côte avant la traversée. On lui avait confié la garde de notre voiture. Si j’ai bonne mémoire il portait le nom de Idoumou.
On préférait l’appeler « Borom Sikim » en wolof ou « l’homme à la barbe » ou « le barbu », considérant sa grande barbe encore noire qui lui couvrait une bonne partie de la poitrine. Il affichait de la sympathie pour son cousin Ahmed Ould Daddah, le chef en ce moment de notre parti. Il avait fait preuve de beaucoup de disponibilité à nous accompagner dans notre mission sur tout le territoire Gambien. Les autres commerçants nous écoutaient difficilement.
Ils étaient accaparés par leurs activités lucratives. Ils n’avaient pas notre temps. Au début, ne nous prenaient-ils pas pour des marchands, trafiquants de produits bon marché qui pourraient éventuellement leur apporter de substantiels bénéfices ? Je me demandais honnêtement s’ils n’étaient pas plus intelligents que nous. Pragmatiques, ils cherchaient des résultats palpables, concrets. Ils seraient certains que notre occupation à nous, à leurs yeux, serait assez subjective, puisque peu consistante au plan matériel.
En revanche, nous, nous pensions, qu’au plan stratégique, elle était plutôt noble, probablement utile en fin de compte pour notre pays. On se consolait ainsi pour continuer à mener loyalement notre mission, notre noble et grandiose mission. Malgré tout, partout, les commerçants nous avaient très bien accueillis. C’était la tradition de la société nomade. Le parler wolof dominait la rue gambienne. Des milliers de travailleurs informels sénégalais se mêlaient aux nombreux citoyens gambiens s’exprimant en wolof en tant que langue maternelle ou par nécessité professionnelle.
L’anglais, la langue coloniale, était aussi usitée mais à une échelle moindre. En tout cas pas suffisamment pour me permettre à moi de profiter de mon séjour en Gambie et de recycler un tout petit peu mon anglais, l’une de mes langues de formation. Le parler wolof, largement propagé au Sénégal et en Gambie, devrait être en grande partie dû aux commerçants maures. Ces derniers seraient les premiers à user du wolof en tant que langue de commerce dans leurs premiers contacts avec les communautés wolof à Saint Louis du Sénégal. Les wolofs en effet peuplaient la région du Walo, la région du fleuve Sénégal, dont Saint Louis faisait partie. Elle fut la première, dans la sous-région, occupée par le colonialisme français.
Ma découverte : Une fois j’étais surpris par une vieille alcoolique, de teint plutôt clair, habillée en tenue européenne très moulante, laissant voir son corps comprimé là-dans, mais déjà déformé par un âge visiblement avancé. Elle conservait ses habitudes de jeunesse en entretenant l’illusion de conserver aussi sa possible galanterie d’antan. Elle s’agitait devant une boutique au-dessous de l’étage dans lequel nous passions la nuit. Elle s’exprimait dans un anglais parfait. J’en avais profité pour échanger avec elle quelques propos. Elle m’apprit qu’elle était la fille d’un célèbre marabout maure connu et vénéré par tous les Gambiens. Il ne vivait plus au moment de notre passage. Je lui avais demandé de m’attendre un petit moment, le temps d’ « informer un parent à elle qui m’accompagnait ».
Je mis Hassène au courant de ma découverte. Il se réveilla en sursaut alors qu’il refusait de relever la tête de son coussin quelques minutes avant. Il descendit les escaliers d’un seul saut. Après échange en Wolof avec la dame, il m’informa qu’il était au courant de l’existence de son père, un vieux connu pour sa piété et sa sagesse, selon Hassène. Il était originaire de l’Ouest de Rosso, la zone d’habitation de Hassène. Il appartenait à l’une des plus anciennes et des plus maraboutiques tribus de la Mauritanie, notamment du Trarza, les Midlich.
Les Midlish, j’ai connu le nom dans mon enfance. Des caravanes comptant parfois près d’une centaine de dromadaires passaient souvent la nuit près du campement de nos parents. Ils étaient tous chargés de sel. Ils s’approvisionnaient en sel marin à partir de la côte Atlantique, non loin de Nouakchott. Les salines en question portaient le nom de Nterert ou «Sebkhett Ehel Mohemd Lehbib », la famille émirale au Trarza. « Sebkha » signifie saline. Il parait que l’émirat du Trarza percevait une taxe sur les exploitants de ces salines.
Le passage des marchands de sel s’effectuait souvent juste après les récoltes des champs qui suivaient le dernier hivernage. A chaque fois, nos parents nous informaient que les bédouins qui menaient les caravanes appartenaient à la tribu Midlish. Nos parents leur échangeaient le sel contre les différentes variétés de mil et de sorgho, de maïs, de haricot et autres produits agricoles. On nous racontait aussi que ces caravaniers continuaient leur longue marche jusqu’au Mali. Là, en plus des produits agricoles, ils échangeaient aussi souvent une partie de leur sel contre des esclaves.
Ce dernier « produit humain », ils en vendaient une partie sur le chemin du retour. Ce genre de voyages, souvent annuel, à la fois exténuant et plein de risques, durait parfois plusieurs mois. Tout le long du chemin, de méchants coupeurs de route pourraient intervenir à tout moment pour dépouiller la caravane de tout ce qu’elle possédait. La vie des caravaniers fut également exposée au danger. On pourrait bien se demander si les trois jeunes filles, mères de nos premières familles d’esclaves, ne seraient-elles pas le résultat de ce genre de troc entre notre ancêtre Nnah Ould Cheyfa et des caravaniers de retour à l’époque du Mali?
Quelques jours avant notre départ, un fâcheux incident ébranla la sérénité de la communauté maure de Gambie. Il s’agissait de la disparition d’un jeune employé de commerce appartenant à la tribu Tagaat du Brakna. Durant plusieurs jours, les recherches, menées principalement par les commerçants, n’avaient rien donné. Les autorités gambiennes ne s’étaient pas beaucoup tracassées dans les recherches. On soupçonnait qu’elles étaient informées sur le sort du disparu mais que pour des raisons non explicitées elles préféraient se taire.
La résignation finit par gagner les rangs des commerçants qui laissèrent tomber. Tous pensaient à un crime crapuleux. On citait quelques précédents cas connus du même genre. A la fin de notre mission, nous avions mis sur pied une représentation de notre parti en Gambie. Nous avions placé à sa tête notre «Borom Skim », Idoumou. Les conditions n’étaient pas réunies pour procéder à l’élection de délégués au congrès.
(À suivre)