Désormais l’ouverture démocratique, quoi qu’on dise, constituait un tournant nouveau dans le pays. Certes la répression va continuer sous une forme ou sous une autre. Mais globalement, les signes de l’état d’exception seront tout au moins masqués par l’éclosion sans précédent de libertés individuelles et collectives.
Exprimer publiquement une opinion sans suite répressive immédiate, tenir librement une réunion et même organiser une manifestation de rue sans lacrymogène et autres formes d’expression de libertés publiques, rentraient progressivement dans la tradition politique quotidienne. Les couvre-feux et les patrouilles policières répressives qui les accompagnaient, souvent suite à des soubresauts d’instabilité politique, sont de plus en plus rares et espacés.
Pressés par les échéances électorales, les acteurs politiques se mirent à s’organiser. En l’espace de quelques semaines des dizaines de partis politiques avaient vu le jour.
Deux partis émergèrent du lot :
Le Parti Républicain Démocrate et Social(PRDS) et l’Union des Forces Démocratiques (UFD).
Le premier fut organisé au grand jour par les autorités politiques et administratives. Le second constituait, comme le décrivait à l’époque un reporter étranger, « une nébuleuse » formée par une infinité de sensibilités politiques et idéologiques que tout opposait sauf l’opposition en ce moment au régime de Maouiya OuldSid’AhmedTaya.
Les deux principaux partis reflétaient d’une façon presque parfaite la division de fait qui régnait dans le pays. Le premier, le PRDS, regroupait les forces traditionnelles de l’aristocratie maure dont sont globalement issus, les chefs tribaux d’hier et les bourgeois d’aujourd’hui, ainsi que la majorité écrasante des gradés de l’armée et les hauts fonctionnaires.
Le second, l’UFD, rassemblait presque exclusivement le monde noir du pays : les masses négro-africaines, encore traumatisées par les événements des années 1989 à 1991 et les élites Haratine ou maures noirs, affranchis et esclaves d’hier, marqués de leur côté, par des événements au cours desquels ils se rendaient compte avec amertume qu’ils y avaient été cyniquement utilisés pour être écartés par la suite du partage du « butin ».
Le 4èmepouvoir
La nouvelle presse indépendante comptait de nombreux titres. «Mauritanie Demain », un périodique lancé par Mbarek OuldBeyrouk, vit le jour bien avant l’annonce officielle de l’ouverture démocratique. Il sera suivi par de nombreux autres titres. Citons-en, l’Eveil Hebdo, Albayane, Le Temps, puis Le Calame de feu Habib OuldMahfoudh.
Pendant une bonne période, Bah Ould Salek dominait l’espace avec «Mauritanie Nouvelles », un hebdomadaire, sous forme de revue qui se caractérisait, dans sa conception et son contenu, par un professionnalisme de grand talent.
En dehors des revues, Le Temps et Mauritanie Nouvelles, presque tous les autres titres apparaissaient en tabloïd, sous forme d’hebdomadaires. Certains sont édités en même temps en arabe, s’ajoutant ainsi à de nombreux titres paraissant uniquement en langue arabe. Avec un certain nombre d’amis, nous avons lancé L’Eveil Hebdo. Le titre appartient à mon ami SyMamoudou, l’ancien journaliste de l’Agence Mauritanienne d’Information (AMI). Il m’arrivait souvent de m’en occuper seul.
Certains titres, dans leur ligne éditoriale, se distinguaient souvent par un cachet particulier. Au niveau de L’Eveil Hebdo, ce qui nous caractérisait d’abord était les dimensions réduites de notre journal par rapport aux autres et par conséquent son modeste prix, ensuite la caricature en première page. Je dictais le contenu de chaque caricature au grand spécialiste, le dessinateur de talent Eljeilani. Ce dernier s’occupera de la mise en forme et de la perfection du dessin et de l’image. Dans ses débuts l’Eveil Hebdo était particulièrement bien vendu. Abdellahi OuldSbaÏ, une plume bien connue, s’occupait de la page politique, la célèbre page 3.
Dans les caricatures de L’Eveil Hebdo, deux demeurent gravées dans mon esprit. La première dépeignait une certaine image de la constitution des premiers partis. Les citoyens éprouvaient une grande peine à choisir entre des formations politiques qui venaient juste de voir le jour, aux programmes presque identiques et dont la plupart des chefs sont constitués de visages très bien connus dans les rouages des différents pouvoirs qui se sont succédé à la tête de l’Etat mauritanien depuis l’indépendance.
Dans l’un de nos premiers numéros de L’Eveil Hebdo, une fois j’avais décrit à Eljeilani l’image d’un militant PRDS, à l’image d’un cueilleur de gomme, portant un gros sac sur le dos, tenant des deux mains son ouverture. Sur son chemin, il ne cessait de ramasser de nouveaux adhérents et de les engouffrer dans son sac.
Le parti au pouvoir, supposé puiser dans les immenses moyens de l’Etat, connut, tout au moins à ses débuts, une forte affluence de gens venant de tous les milieux et classes sociales. Les nouveaux adhérents, aussitôt venus sont repartis, déçus et découragés. Dans leur retour, aussi précipité que leur arrivée, les gens, par vagues, réussirent à percer un trou au fond du sac pour s’en échapper un à un sans que le «pêcheur des adhésions » ne s’en aperçoive.
Dans une deuxième période, à la veille des premières présidentielles pluralistes dans le pays, un autre exemple, cette fois-ci au niveau du grand parti d’opposition l’UFD, attira mon attention. Ce grand parti, après un long et passionnant débat, se décida à soutenir Ahmed Ould Daddah, un outsider, comme certains le qualifiaient à l’époque. Au niveau de l’UFD, trois chefs sont à couteaux tirés pour la candidature du parti à la présidentielle : Messaoud OuldBoulkheir, feu Diop Mamadou Amadou et Mohamedhen OuldBabah. Seul « le couteau » de ce dernier n’était pas visible. Ce qui pourrait d’ailleurs le rendre plus dangereux. Après tout, bien que marabout de naissance, il fut le dernier ministre des forces armées durant la guerre du Sahara.
Suite à la décision du parti de soutenir Ahmed Ould Daddah, Messaoud piqua une crise de colère sans précédent. Il déserta le parti. Sautant sur l’occasion, le parti du pouvoir, le PRDS, se pressa pour tenter de récupérer Messaoud. Plusieurs envoyés de hauts rangs lui furent dépêchés. Des offres alléchantes lui auraient été avancées. On paniqua à l’UFD. L’image me rappela un récit des plus romanesques du célèbre écrivain libanais, Jebrane Khalil Jebrane.
Ayant vécu les horreurs de la première guerre mondiale, ce dernier s’ingénia à schématiser l’ensemble du conflit en une image : une brebis et son petit broutant paisiblement l’herbe dans des prairies verdoyantes. Brusquement apparut à l’horizon un méchant épervier. Au moment où il s’apprêta à piquer sur la brebis et son petit, un autre épervier s’attaqua au premier en plein vol pour l’éloigner et garder pour lui la proie. Un troisième épervier intervînt, puis un quatrième, un cinquième et de nombreux autres.
Leurs cris assourdissants et les chocs et contre chocs de leurs combats au corps à corps effarouchèrent la pauvre bête et son petit. Des nuages de poussière, parsemés des débris de la casse provoquée par la confrontation des carnassiers, remplirent l’espace séparant ciel et terre. La guerre des éperviers menaçait de tout détruire. Déplorant la situation, la brebis tourna la tête vers son petit. Avec compassion, elle lui dit : « Hé ! Petit ! Mon bien aimé ! Il faut prier, prier, prier encore, prier pour que ces créatures se donnent la paix entre elles ! Prie mon petit pour qu’elles prennent conscience des méfaits de ce qu’elles font, pour qu’elles se séparent et vivent aisément dans ces immensités spatiales de l’univers ! ».
Pour Jebrane, la brebis et son petit représentaient les peuples coloniaux et les éperviers les puissances coloniales. Là, le pittoresque dessin d’Eljeilani pourrait se confondre avec un véritable tableau de Picasso. Il a dû certainement contribuer à ramener la paix dans les rangs du grand parti d’opposition. Puisque Messaoud, effarouché probablement par l’assaut des émissaires du pouvoir, revint aussitôt à l’UFD.
L’UFD : le pèlerinage forcé
Rappelons que les autorités mauritaniennesavaient fixé sciemment un délai assez court, quelques mois, pour les élections présidentielles, forçant ainsi l’opposition à s’y conformer. Après avoir boycotté, sans raisons valables, le scrutin sur la constitution de juillet 1991 et se trouvant dans l’incapacité d’organiser ses propres rangs dans un intervalle de temps aussi court, le principal parti d’opposition, l’UFD, décida de procéder par la politique de l’autruche : fuir le terrain en attendant que les événements se déroulent sans eux et en leur absence.
Ils entreprirent une longue marche, une sorte de conquête de l’Est, faute de pouvoir envisager celle de l’Ouest, bouché par l’océan Atlantique. Leur fuite en avant fut surtout motivée par la candidature indépendante d’Ahmed Ould Daddah. Etant convaincu qu’ils étaient dans l’incapacité de réussir un consensus pour une candidature interne au parti, ils savaient que l’unique issue qui pourrait se présenter devant eux ne pouvait être que le soutien d’un candidat hors du parti et que dans ce cas de figure celui-ci ne pourrait être qu’Ahmed Ould Daddah. Il fallait fuir dans la mesure du possible ce fait, pourtant têtu et inévitable. Je décidai de les accompagner.
A suivre