Le romancier mauritanien Mbarek Beyrouk participe à la première édition du salon Livres d’ailleurs, qui met en avant la création africaine contemporaine, du 4 au 6 mars à Nancy. A cette occasion, il a écrit ce texte en défense des Sahariens.
Contrairement aux idées reçues, le désert n’est pas désert. Le Sahara au milieu de ses douze millions de kilomètres carrés de regs et de dunes abrite des populations diverses, des cultures, des parlers, des musiques, des vies foisonnantes, des paysages changeants, des campements, des puits, des oasis, toute une vie dispersée dans un paysage éclaté mais qui se sait unique. Certes « il n’y a pas d’embouteillages dans le désert » mais pourtant chaque dune, chaque puits, chaque mont porte un nom, une histoire, la marque invisible d’une tribu, chaque arpent de sable est inscrit sur la carte des mémoires, des musiques, des poésies, des contes. Les Sahariens ne se sentent pas vivre dans un espace du vide, dans leurs esprits, dans leurs histoires, le chemin est tracé, les routes sont balisées par les habitudes de l’errance, par les récits, les expériences, par la poésie des lieux. Chaque tribu connaît son espace de pâturage, celui des autres, et l’entrelacement des solidarités, des cousinages, des traités, donnent liberté de mouvement aux caravanes, aux nomades solitaires, aux clans.
Les Sahariens n’ont jamais vécu en vase clos. Conquérants ou conquis, ils ont toujours été présents dans la marche du temps, ils n’ont pas créé des Empires, mais ils en ont détruits, ils s’y sont parfois intégrés, et y ont laissé des traces tout en s’en imprégnant. Leurs relations avec les autres ont toujours été conflictuelles. C’est vrai, dans leurs esprits, les villes ne sont pas des territoires amis, c’est vrai qu’ils portent des préjugés tenaces contre les peuples des cités, de l’immobilité, antinomique à leurs yeux de liberté, c’est vrai que les sécheresses les ont souvent poussés à aller au-delà de leurs aires traditionnelles de pâturage et à piétiner des terres de culture. L’histoire a créé des fossés entre les Sahariens et leurs voisins, des préjugés tenaces et qui perdurent à travers les siècles. Les nomades sont regardés comme des peuples étranges, insaisissables, dangereux, dénués de culture et de religion, razzieurs. Les nomades regardent les autres avec un complexe « absolu et définitif de supériorité » (Gabriel Ferral, « Ma demeure fut l’horizon », éd. Sepia. 1995) - d’autant plus profond qu’il ne dérive d’aucune logique sinon celui du refus de la citadinité. Ibrahim Al Koni, le grand écrivain libyen, touareg, écrit bien que pour les nomades « rester plus de quarante jours dans le même lieu, c’est rentrer en esclavage ». Mais ils savent aussi créer des solidarités avec les autres peuples, respecter des traités d’alliance parfois centenaires.
Les indépendances furent le début des calvaires
Le Sahara a été conquis mais il ne s’est pas rendu. La colonisation l’a juste effleuré. Le colonisateur s’est contenté d’une pacification difficile et tardive. Il n’a en rien bouleversé l’ordre social et culturel des Sahariens : des postes militaires situés dans des endroits stratégiques et de rares écoles pour les fils de chefs destinés à devenir de précieux relais. Les chefs tribaux qui sont ses seuls contacts étaient souvent caressés dans le sens du poil et couverts de cadeaux et les collectes d’impôt dont ils étaient chargés profitaient plus à eux-mêmes et à leurs clans qu’à l’administration. Les nomades continuaient à vivre de leurs vies, à pérégriner dans les vastes espaces, à se reposer l’été dans leurs oasis et à vivre en vase clos, avec leur ordre tribal hors du temps, une société hiérarchisée où les lettrés et les guerriers occupaient les premiers rangs pendant que les bergers, les forgerons, les esclaves constituaient des sous-ordres. Les autorités coloniales, plus préoccupées par la préservation d’une pacification fragile que par l’administration de populations insaisissables, ont laissé les nomades errer librement dans leurs espaces fuyants. Et aux indépendances la grande majorité des Sahariens n’avaient jamais rencontré un seul Occidental
La France fut bien tentée un moment de créer une entité politique saharienne. Le projet de création d’une Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) resta lettre morte, rejeté par le FLN et par les indépendantistes comme une tentative coloniale de préserver la possession française du pétrole du Sud algérien et des autres richesses minières qui apparaissaient au Sahara.
Les indépendances ! Ce fut-là paradoxalement le début des calvaires pour les Sahariens. A une colonisation plutôt tolérante, succédèrent des gouvernants imbus de centralisme, habités par l’idée d’Etat unitaire et remplis de préjugés contre les nomades. Une administration tatillonne, souvent incompétente et corrompue, habitée par le mépris des Sahariens considérés comme hautains, esclavagistes - ils l’étaient eux-mêmes mais ils l’oubliaient -, se donna comme mission de parfaire l’unité nationale et d’« intégrer » les nomades au sein de la nouvelle communauté nationale. Les commis de l’administration et les petits soldats s’en donnèrent à cœur joie. Les Sahariens, si fiers, se découvrirent citoyens de seconde zone. Et malgré l’exploitation de certaines ressources minières, aucun effort de développement ne fut mené. Un ami touareg me parlait du « pire des colonialismes, celui des pauvres ». Le résultat fut bien sûr des révoltes, réprimées dans le sang dans l’indifférence totale du monde entier. Les Sahariens devinrent vite minoritaires dans les cités où certains d’entre eux s’étaient établis depuis longtemps et qui constituaient des haltes pour leurs caravanes et des lieux où ils s’approvisionnaient pour le nécessaire. Le désert resta leur seul refuge où ils pouvaient essayer de s’éloigner autant que possible des nouvelles autorités. La grande sécheresse des années soixante-dix les frappa durement, le bétail mourut, les puits tarirent, des milliers de nomades refluèrent dans des villes qui ne les acceptaient guère, ils formèrent des mendiants, petits gardiens, boys, des métiers qui fouettaient bien la fierté des « fils des nuages ». Beaucoup d’entre eux émigrèrent au nord, en Libye, en Algérie, en Mauritanie, des régions où les populations sont proches sur le plan culturel et ethnique.
Les révoltes se succédèrent, parfois soutenues par le régime khaddafien, parfois financées par les trafics en tout genre. Le Sahara, vaste zone, guère contrôlée par des administrations impuissantes, devint vite un haut lieu de passage de la drogue. La corruption des administrations et la complicité intéressée de puissants aventuriers sahariens favorisèrent également les trafics. D’ailleurs la présence de groupes rebelles et l’immensité des territoires interdirent rapidement toute réelle présence étatique dans ces zones. Les groupes terroristes ne tardèrent donc pas à s’y implanter. Les salafistes algériens refoulés par l’armée trouvèrent sanctuaire en ces lieux et y attirèrent facilement beaucoup d’émules, mauritaniens, algériens, maliens, nigériens. De là ils partirent à la conquête d’un Mali dont ils occupèrent le Nord avant d’être arrêtés puis refoulés par l’opération Serval et les actions militaires qui suivirent.
La paix ne pourra se faire que dans les esprits
Cependant, les pays en bordure du Sahara ne devraient pas se laisser leurrer : le fossé est désormais trop puissant entre les populations sahariennes et celles du Sud. La suspicion, le racisme et même la haine perdurent. Aux Touaregs, aux Maures, s’ajoutent aujourd’hui les Peuls, pasteurs eux aussi et qui subissent la vindicte des populations paysannes et citadines. L’assassinat et l’enterrement dans une fosse commune il y a deux mois de 9 Maures mauritaniens et de 7 Peuls maliens se rendant pacifiquement à un marché saisonnier a été attribué par les populations locales et par les Mauritaniens à des éléments de l’armée malienne. Le Mali a reconnu les faits tout en niant la responsabilité des FAMa (Forces armées maliennes). Un activiste du Nord Mali auxquels je m’adressais à ce sujet est rentré en colère : « Vous êtes aveugles, vous les journalistes, vous les écrivains, vous êtes aveugles ou vous fermez sciemment les yeux : de tels faits se passent chaque jour ». Je lui laisse la responsabilité de tels propos.
Aujourd’hui il est clair à tous qui connaissent et « sentent » la région qu’aucune opération Serval, aucune Takuba, aucune FAMa ne rendront la quiétude dans ces régions. La paix ne pourra se faire que dans les esprits. Il faut rendre aux populations du Sahara le respect qui leur est dû, il faut apprendre à respecter leurs différences, leur culture, ne leur imposer que la loi républicaine qui s’impose à tous et rejeter les amalgames faciles : nomades = terroristes. D’ailleurs rien n’est plus éloigné des dogmes salafistes que les cultures nomades qui cultivent une tolérance religieuse à toute épreuve, qui pratiquent un Islam des moins rigoureux, qui accordent plus de droits aux femmes que toute autre population, qui ne pratiquent pas la polygamie et qui restent habités par de vieilles habitudes antéislamiques.
Il est vrai que prôner l’émergence d’Etats sahariens serait illusoire. Il est vrai aussi qu’une autonomie administrative ou politique dans les cités du Sahara ne serait guère efficace parce que les tribus anciennement nomades y sont dorénavant généralement minoritaires.
Une entente nationale dans les pays du Sahel ne saurait être seulement rêvée si des actions ne sont pas fortement entreprises pour arrêter les exactions contre les populations. Les crimes, les dépassements en tout genre devraient être sévèrement punis. Des enquêtes indépendantes devraient être menées pour situer la responsabilité des atteintes faites aux personnes et aux biens.
Aucune paix n’est possible si les peuples du Sahara ne se sentent pas libres
Mais les Sahariens devraient aussi pouvoir bénéficier d’une pleine reconnaissance de leurs cultures et de leurs langues. Il s’agit là d’une condition nécessaire pour sceller une véritable unité nationale. La reconnaissance de l’autre, de soi-même aussi, passe par l’acceptation des différences. Le Maroc l’a bien compris qui a institué l’amazigh comme langue officielle et reconnu dans le texte constitutionnel même la présence de la culture hassaniya - le parler des Maures.
Les populations du Nord devraient pouvoir profiter d’un développement régional : des écoles, des routes, des infrastructures… Elles ne sauraient dorénavant accepter de rester les laissés-pour-compte d’un pays qui se veut le leur. Même si le gâteau à partager n’est pas véritablement gargantuesque !
Elles devraient être appelées à participer aux organes de l’Etat et aux prises de décision qui les concernent. Créer des instances consultatives qui leur appartiennent serait peut-être nécessaire.
Il faut enfin que les armées occidentales et celles des pays du Sahel comprennent bien que la victoire totale contre le terrorisme est impossible s’il n’y a pas de participation des populations locales à cet effort. Il est d’ailleurs symptomatique que les seules armées de la région qui ont pu mener campagne efficace contre le terrorisme sont les armées mauritanienne et tchadienne. Pourquoi ? Parce que leurs militaires parlent le langage des Sahariens, connaissent leurs coutumes, leurs tribus, le climat, la géographie de ces régions, parce qu’ils sont ethniquement et culturellement proches de ces populations.
Aucune paix en réalité n’est possible dans ces régions si les peuples du Sahara ne se sentent pas libres, au sein d’un territoire qui depuis des siècles leur appartient, où ils ont leurs légendes, leurs rites, leurs vieilles coutumes, les tombeaux de leurs ancêtres et où ils peuvent cultiver leur art de vivre, leurs musiques, leurs mythes, leurs préjugés et où ils pourront embrasser le monde d’aujourd’hui tout en restant eux-mêmes.
Il faut rendre le Sahara aux Sahariens.
Abonnez-vous !Soutenez le travail d'une rédaction engagée et rejoignez notre communauté de 200 000 abonnés.Mbarek Beyrouk, bio express
Né en 1957 à Atar, Mbarek Beyrouk est un écrivain mauritanien d’expression française. Longtemps journaliste, il a fondé le premier journal indépendant de Mauritanie et présidé la première association de presse indépendante. Voix essentielle de la littérature de son pays, Beyrouk a notamment publié les romans « Le Tambour des larmes » (Elyzad, 2015, prix Kourouma, prix du Roman Métis des Lycéens), « Je suis seul » (Elyzad, 2018, prix Ahmed Baba de la littérature africaine). En 2021 sont parus « Parias » (Sabine Wespieser) et « Le silence des horizons » (Elyzad). Il participe au salon Livres d’Ailleurs – édition Afrique, du 4 au 6 mars à Nancy.
(Le Nouvel Observateur)