La vague récente de coups d’Etat suscite des réactions passionnées dans l’opinion publique de la sous-région et au-delà. Certains s’en indignent, d’autres saluent ces événements comme le signal d’une libération mais l’inquiétude est largement partagée face à ce qui s’annonce comme une ère d’incertitude.
La confusion du débat s’alimente de la controverse autour du rôle de la France au Sahel en général, et en particulier au Mali d’une part et d’autre part le rôle de la CEDEAO dans la gestion de ces coups d’Etat.
Bien que ces questions soient en corrélation, il est nécessaire d’étudier de manière séparée le processus qui a conduit à chaque coup d’Etat.
Le Mali, la Guinée et le Burkina Faso ont certes en commun d’avoir une longue histoire d’ingérence militaire dans la vie politique.
La dégradation de la situation sécuritaire a joué le rôle de facteur déclenchant au Mali et au Burkina Faso, tandis que le forcing pour un troisième mandat d’Alpha Condé a été déterminant en Guinée.
Les acteurs de terrain et les observateurs s’accordent pour situer ces événements dans un contexte national, régional et continental marqué par près d’une décennie de recul démocratique et de dégradation de la gouvernance.
Le recul démocratique s’est illustré entre autres par le discrédit des systèmes électoraux à travers les manipulations des constitutions et des lois électorales, la corruption des organes de gestion (CENI, cours et tribunaux soumis aux Exécutifs), déclin des partis politiques, affaiblissements des contre-pouvoirs, etc… Il en est résulté une perte de confiance des populations vis-à-vis du jeu politique dans tous les pays.
La perte de légitimité des pouvoirs s’est d’autant plus accentuée que l’économie peine à satisfaire l’écrasante majorité de la population composée de jeunes sans perspective d’emploi.
Les frustrations ainsi accumulées font le lit de toutes les aventures. Face aux échecs répétés de soulèvements et manifestations durement réprimés, les coups d’Etat apparaissent comme une délivrance, une illusion d’opportunité de libération. L’exaspération des populations alimente facilement toute la propagande contre la démocratie dont les principes mêmes sont remis en cause. Le bébé est jeté avec l’eau du bain !
Des décennies de luttes, de sacrifices qui avaient imposé le pluralisme, les droits d’opinion, d’organisation, en somme les acquis citoyens sont remis en cause allègrement par certains, ouvrant une perspective dangereuse qui légitime dans son principe les coups d’Etat et les principes autoritaires de gestion de la société. En lieu et place d’une critique objective de l’expérience démocratique qui en situe les différents acteurs et niveaux de responsabilité, certains applaudissent à divers mécanismes de confiscation des droits et liberté des citoyens.
Les coups d’Etat : source d’instabilité et facteur de régression politique
Depuis longtemps, les penseurs des dynamiques sociopolitiques se sont intéressés au phénomène du coup d’Etat comme élément de perturbation du fonctionnement des institutions et en particulier des modes de dévolution du pouvoir.
Les militaires et par extension les forces de défense et de sécurité constituent un corps de métier particulier qui occupe une place spéciale dans l’organisation des sociétés hiérarchisées. En raison du monopole qu’ils exercent sur les instruments de violence (les armes), ils jouent un rôle prééminent sur tous les autres corps de métier.
Ses capacités de dissuasion font de ce corps social une institution centrale, la véritable clé de voute des institutions. Parmi les théoriciens des dynamiques sociopolitiques de l’ère moderne, Antonio Gramsci fut un de ceux qui, très tôt, ont donné les éclairages les plus pertinents sur l’inception des militaires dans le jeu politique. Fort justement il avait fait remarquer que l’intervention du césarisme ou bonapartisme devait être considérée comme révélateur d’une crise organique de la société (Selection from the Prison Notebooks). Selon lui, le coup d’Etat est le moyen par lequel l’armée joue un rôle d’arbitre entre les factions rivales au pouvoir ou impose ses revendications corporatistes.
La production académique sur les coups d’Etat est abondante. Sur un plan général, les travaux de Huntington méritent d’être signalés (The soldier and the state – The theory and Politics of civil military relations, 1951, New York).
Le travail pionnier de la Sud-Africaine Ruth First (The Barrel of a Gun: Political Power in Africa and the Coup d’Etat, London 1970) a élargi la perspective ouverte par Abdel Malek A. (Egypt, Military society, The army regime and social change under Nasser, 1968).
De 1988 à 1998 sous l’égide du CODESRIA, mon collègue Eboe Hutchful et moi avons dirigé une vaste enquête avec la contribution de nombreux chercheurs sur les armées africaines (près d’une cinquantaine) et qui a été publiée sous le titre The Military and Militarism in Africa, 1999.
En tenant compte de ces nombreuses études de cas et les résultats d’autres initiatives de recherche similaire, on peut tirer quelques considérations majeures :
. A l’exception d’une dizaine de pays en Afrique le coup d’Etat est intervenu partout avec succès et de façon répétée depuis l’indépendance.
. Les régimes militaires ont enregistré un bilan globalement désastreux au plan économique, social et politique. Leurs performances ont été généralement moins reluisantes au plan économique et social que celles des régimes civils qu’ils ont renversés. Leur ambition déclarée d’apporter plus de pain et de liberté, et de moraliser la vie publique est restée au niveau des slogans.
. Au chapitre des droits humains, ils ont commis les plus grands massacres de populations (Idi Amin, Mobutu, Samuel Doe, Bokassa, etc.).
. Sur le plan économique, leurs réalisations ont été encore moins brillantes. La kleptocratie généralisée mise en place par Mobutu est encore considérée comme un modèle du genre en matière de pillage des ressources d’un pays africain avec la complicité des multinationales et des puissances étrangères sur fond de démagogie populiste («authenticité zaïroise »).
Ces expériences de régime militaire ne sont pas des exceptions mais l’expression d’une règle générale en Afrique, en Asie, en Amérique. Le régime militaire porte en lui la répression, la pensée unique et la violence physique comme la nuée porte en elle l’orage. La répression s’exerce non seulement contre l’ensemble de la population, mais aussi contre toute velléité de désobéissance interne.
Le constat s’impose: les régimes militaires n’ont pu perdurer qu’au prix de purges internes quasi permanentes au sein de l’institution. Les rivalités au sein et entre les corps des officiers sont les ferments des coups et contre-coups qui émaillent l’itinéraire de ce type de pouvoir. Plus grave, les valses de coups au cours des années ont mené dans bien des cas à l’effondrement de la hiérarchie de l’institution. Si au départ les Généraux ont été à l’initiative, par la suite les Colonels, les Capitaines voire des sous-officiers et hommes de troupe ont eu à s’imposer sur leurs supérieurs.
En fait, il est à remarquer que l’exercice du pouvoir par l’armée a conduit presque toujours à la désorganisation de celle-ci, à l’affaiblissement de l’esprit de corps qui est le fondement idéologique de l’institution. L’implication de l’armée dans la gestion des affaires d’Etat génère l’affaissement de la discipline, le moral des troupes en raison de la gangrène de la corruption face à laquelle le port de la tenue ne garantit pas une immunité.
Ainsi chaque groupe de putschistes qui arrive au pouvoir répète la même rengaine populiste contre le précédent pour justifier son action. De manière paradoxale, l’armée au pouvoir devient à la longue un instrument de corrosion de l’Etat, un facteur de délitement de la société au lieu d’en être un agent de cohésion. Les luttes intestines qui ont ravagé les armées et les Etats ont conduit dans les années 1980-90 à des rebellions et des guerres civiles dans plusieurs pays affectés par les coups d’Etat chroniques.
Ces rebellions surgies dans les zones périphériques des territoires, reflet de la marginalisation de certains groupes de populations, ont réussi à imposer un rapport de force militaire au détriment des armées nationales (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Mali, Tchad, Ethiopie, Somalie, Burundi …) avec des soutiens extérieurs permanents ou provisoires. Des sociétés privées dites de sécurité firent aussi leur apparition.
Dans l’ouvrage collectif Peace, profit or plunder, the privatisation of security inwartorn African societies, 1999, Jackie Cilliers et Peggy Mason ont donné une analyse remarquable de la déliquescence de quelques armées africaines face aux rebellions, aux groupes de sécurité privés posant d’énormes défis pour une réforme du secteur militaire et de sécurité dans le contexte de transition démocratique.
Quel que soit le niveau de formation des cadres militaires, dès lors qu’une armée est atteinte par le virus du coup d’Etat, elle en guérit difficilement. L’attrait du pouvoir devient comme une gangrène qui la ronge. Chaque cohorte d’officiers rêve d’un passage au Palais de la République. La récidive devient comme un art que se transmettent les promotions.
Les principes, le mode d’organisation de l’armée, la culture militaire sont certes adaptés à l’exercice de cette profession singulière, mais ils ne s’accommodent pas des exigences infiniment nombreuses et complexes de la gestion du pouvoir d’Etat et l’organisation générale de la société.
Dans l’armée, les décisions sont fondées sur les règles de la discipline, l’obéissance du subordonné au chef qui est tenu pour responsable de ses ordres. Le culte du secret, l’esprit de conspiration et le respect absolu de la hiérarchie sont des règles jugées nécessaires à la science des combats, au succès de la stratégie et de la tactique de guerre.
Au contraire, le fonctionnement de l’Etat républicain exige, dans les rapports entre dirigeants et citoyens, les principes de transparence, l’esprit du débat contradictoire et le principe de l’égalité entre les acteurs.
Sous le pouvoir militaire, les décisions d’Etat sont prises comme au fonctionnement de la caserne.
Le décalage entre le mode de gestion autoritaire en vogue dans l’armée et celui participatif et ouvert que requiert la société est à l’origine de l’échec historique des régimes militaires partout où ils se sont imposés.
En somme, la conservation du pouvoir d’Etat par l’armée conduit à terme à la désintégration de l’un et de l’autre. Le maintien de l’armée dans l’exercice exclusif de ses prérogatives constitutionnelles sous l’autorité d’un pouvoir civil légitime est une condition nécessaire et indispensable à la survie durable de l’institution militaire elle-même, la santé de la République et à la stabilité de la société.
Quels « bons » régimes militaires ?
La présence française au Sahel, l’échec incontestable des opérations militaires étrangères et des missions de « maintien de la paix » sur le continent au regard de la dégradation de la situation sécuritaire inspirent des discours à la limite apologétiques des coups d’Etat. Une certaine propagande relayée par des réseaux sociaux tend même à présenter les nouvelles juntes militaires comme les successeurs de régimes militaires passés, présentés comme des modèles de réussite, des exemples de tentatives d’émancipation nationale par l’armée.
On a vite fait de les présenter comme la réincarnation de Gamal Abdel Nasser, Houari Boumedienne, Ghadafi, J.J. Rawlings, Sankara ou Paul Kagame.
De tels jugements relèvent d’une appréciation superficielle de ces deux types de régimes, de leur contexte historique et de leur base sociale.
Les juntes au pouvoir au Mali, en Guinée et au Burkina Faso n’ont pour le moment comme caractère commun que d’être issues des Forces Spéciales, corps mieux équipés et jugés mieux aguerris que les autres unités de l’armée. Hormis quelques mesures spectaculaires, rien ne peut préjuger de l’orientation politique, sociale et économique de ces régimes.
Malgré les apparences, la suprématie de ces Forces Spéciales sur le reste de l’armée n’est pas encore assurée de manière durable. A preuve, depuis leur prise du pouvoir, elles restent cantonnées dans la capitale pour protéger leurs chefs plutôt que de se déployer sur le terrain.
Beaucoup d’incertitude plane sur l’avenir de ce type d’organisation minoritaire dans son propre camp et peu préparée à la gestion complexe de pays en crise profonde.
Les intentions réelles des juntes restent encore entourées de mystère. Les groupes civils qui les entourent et leur servent de porte-parole ou porte-drapeaux appartiennent pour la plupart à des fractions de la classe politique sortante. Les professions de foi pour la « Refondation » et « l’assainissement » relèvent du discours habituel des nouveaux régimes en quête de légitimité.
Quant aux régimes considérés comme des exemples de réussite, il faut les analyser sérieusement pour évaluer leur degré de succès.
Sur un plan général, on peut constater que les régimes cités plus hauts dirigés par des chefs militaires relèvent moins à proprement de coup d’Etat que de projet politique national
C’est le cas du Mouvement des Officiers Libres conduit par Nasser et qui est l’émanation du Nationalisme arable comme Houari Boumedienne celle du Front de Libération Nationale Algérien.
J.J. Rawlings a bénéficié de la coalition des mouvements de la gauche ghanéenne tout comme Sankara au Burkina Faso. Paul Kagame est le porteur du mouvement politico-militaire de libération, le FPR.
Il y’a intérêt à étudier de près la genèse de ces diverses expériences pour éviter les amalgames avec les situations actuelles.
Quelles perspectives ?
Au regard du lourd passif historique des régimes militaires, les coups d’Etat ne doivent en aucun cas être salués comme un événement positif pour l’avenir démocratique d’un pays.
Le retour rapide des militaires dans les casernes est salutaire pour la société autant que pour l’institution militaire elle-même.
Pour être utile, la transition doit être brève. Sa prolongation accumule les risques d’incertitudes pour le pays et ne peut en aucun cas être un gage de stabilité. Plus un régime de transition dure, plus il s’expose à la contamination par les vices de l’exercice du pouvoir.
Les prétentions des régimes de transition à « refonder » la société relèvent soit de l’illusion soit de la ruse.
La société n’est pas de la pâte à modeler. La refondation ne se fait pas avec du matériel humain imaginaire. Les transformations dans les rapports sociaux et les mentalités s’opèrent dans le feu des luttes dont la durée ne se réalise pas par une commande autoritaire. D’ailleurs les exemples abondent de régimes de transition dont les acteurs se sont rendus coupables des mêmes défauts de mal-gouvernance qu’ils avaient prétendu vouloir éradiquer.
Le meilleur service qu’un coup d’Etat peut rendre au pays, c’est de faciliter dans un court délai un accord entre les acteurs sociaux et politiques sur les questions litigieuses qui ont mené au blocage du pays.
Un système de transition qui est formé de responsables venus au pouvoir par la force et par désignation ne peut se prévaloir d’une légitimité pour décider de l’avenir du pays. Le jeu démocratique doit reprendre ses droits pour permettre la respiration de la société.
Le retour aux débats démocratiques dont les joutes électorales constituent un élément essentiel est indispensable à la mise en place d’un pouvoir politique légitime gage d’une évolution stable.
Enfin l’argument de la sécurité du pays est souvent convoqué pour justifier l’état d’exception et la prolongation du régime de transition.
Les analystes de la crise sécuritaire au Sahel comme celle du genre dans d’autres régions du monde ont montré largement les échecs de solution fondée sur une approche principalement militaire. Les pays de l’OTAN et avant eux les soviétiques en ont fait l’amère expérience en Afghanistan.
Seule une solution adossée à des paramètres politiques, économiques, sociaux et culturels a des chances de succès sur une base durable. Elle requiert la mobilisation de tous les segments de la société dans une dynamique démocratique impulsée par un pouvoir dont la base de légitimité doit être plus large que celle d’un pouvoir militaire de transition.
Février 2022
(Pour AFRICA JOM CENTER, DAKAR)