‘’Le Président Kane avait compris très tôt que la question du dialogue national ou de la concertation des forces vives de notre pays n’est pas une idée généreuse ou une coquetterie politique’’
Calame : Le Mouvement Pour la Refondation (M.P.R.) a perdu son Président-Fondateur, Dr. Kane Hamidou Baba. Même si les larmes ne se sont pas asséchées, beaucoup s’interrogent sur l’avenir du Parti. Le M.P.R, moteur de la CVE (Coalition Vivre Ensemble) survivra-t-il à cette perte ? Que pouvez-vous dire aux militants et à l’opinion nationale, en votre qualité de co-fondateur et élu de ce parti ?
Kane Saidou : Permettez-moi tout d’abord de remercier au nom des militants et des sympathisants du M.P.R., au nom de la famille, comme à mon nom personnel, tous nos compatriotes pour le grand élan de solidarité et de compassion qui nous été adressé à l’occasion de la perte cruelle du Président Dr. Kane Hamidou Baba, arraché à notre affection. Nul doute qu’il entretenait avec chacun et chacune, une relation particulière teintée d’ouverture, de respect et d’humanisme. Dieu ait son âme !
Aussi, c’est le lieu ici de rendre un hommage mérité aux autorités de notre pays avec à leur tête, le Président de la République Mohamed Cheikh ElGhazouani. Le Président de la République, en s’impliquant personnellement depuis cette terrible soirée du 11 décembre où la délégation de la CVE a fait l’accident sur le chemin de retour de Ouadane, jusqu’à l’évacuation sanitaire du Président Kane et le rapatriement de son corps à Nouakchott où il repose pour l’éternité, nous a soutenus et accompagnés à toutes les phases de ces moments difficiles. Nous lui en sommes simplement reconnaissants.
Pour en venir à votre question, je voudrais tout d’abord, aborder le personnage de Dr. Kane Hamidou Baba, pour ceux qui ne le connaissent surtout pas et dire qui était cet homme.
Par ses origines paternelles et maternelles, Dr. Kane Hamidou Baba est issu de la vieille lignée des Kane ou « Hel Dimashq », dont l’arrivée dans la région est officiellement datée en 734 lorsque le sultan omeyade Abdarrahmane Ibn Habib Ibn Aby Ubayd, envoya une expédition à Ghana pour y combattre l’ibadisme. L’un de ces croisés, Mohamed Habiboullah, futur imam de Koumbi Saleh, donnera naissance à la souche patricienne des Kane, anciennement appelés Qamâne, Hel Dimask ou Hunneyhine. Au gré des circonstances, cette souche se métissera avec les peuples de la région. Elle occupe une partie de l’Est mauritanien, le Nord du Tagant, avant de se replier autour du Lac R’Kiz et du fleuve Sénégal. Elle crée et dirige deux grandes métropoles dans le Trarza actuel, Tindeksemmi et Idini d’après Ahmed Youra, traduit par Paul Marty en 1910.
La communauté dont est issu le Dr. Kane, est largement éclatée dans des régions où ses leaders avaient porté la religion d’Allah au cours des siècles. Il y a ceux revenus du Touat marocain, ceux intégrés aux Ulâd Risg et devenus Likteybat et ceux des alentours du fleuve Sénégal et de l’ancienne zone d’islamisation (Dar El Harb) de Mohamed Zein El Abidine connu sous le nom de Hamet Juldo Kane, second islamisateur du Tékrour après l’Askia Mohamed.
Le long du couloir Nord et Sud de la Chémama (vallée), verront les descendants, ouvrir des foyers islamiques dans toutes les provinces du Fouta Toro, de Tékane à Ould Yengé. Les conséquences de cette couverture géographique restent visibles dans la forte assimilation de la branche occidentale des Hel Dimasq aux principales familles du Fouta et du pays maure tandis que celle orientale des Hel Mody Nalla s’intégre aux Oulad Sid’Ahmed Haiballa, aux Oulad Sidi Boubacar, aux Idagje Molla, aux Tendagha Hel Fodié et à ceux restés à Chinguitty dont descendent par leurs mères certains Idawaly et Laghlal.
Dr. Kane Hamidou Baba se savait apparenté à l’ensemble de ces patrilignages, à l’ensemble des communautés ethniques et raciales de notre pays et de la sous-région. Pétri de tous ces apports, il se savait aussi une synthèse consciente de son historicité. Cette reconstruction lui permettait d’unir les uns et les autres.
Les familles et les individus, disait son frère et ami Pr. Saidou Kane (Dieu ait pitié de leurs âmes) y ressortent, reliés par des chaines souvent inconnues de la plupart des contemporains. Or, ces stratégies matrimoniales liées aux reclassements et à la maintenance dans les appareils politiques, jouent un rôle de rapprochement sécurisant pour tous, du sommet à la base du système social autochtone. L’espace et les rapports matrimoniaux sont également des indicateurs historiques des rapports de pouvoir pour mieux saisir les compromis qu’il engageait très souvent quand il lui arrive d’être devant des contradictions factuelles.
Dr. Kane Hamidou Baba avait une forte conscience historique d’être un multi culturaliste, appartenant à une longue lignée où le brassage des peuples a été rendu possible par des stratégies matrimoniales et une grande intégration, rendant possible à la tribu des Oulad Deyman de devenir les collecteurs d’impôts pour le compte de l’arrière-grand-père, Elimane Saidou Hountou dans ce « Grand Dimar », qui envoyait ses enfants auprès des lettrés Deyman pour leur inculquer le savoir coranique.
Dr. Kane Hamidou Baba était convaincu du fait que « ce que nos ancêtres ont fait avec les moyens qui étaient à leur portée, nous pouvons faire mieux ». C’est ainsi que par un exercice de critique de la raison démocratique, il abreuvait son auditoire d’extraordinaires réflexions comparatives entre notre passé et notre présent.
Pour véritablement en revenir à votre question, je dirai simplement comme mon défunt Président qu’au M.P.R, nous avons la prétention d’être des patriotes mais pas des nationalistes.
En 1995, de retour au pays à la suite d’une longue mission de consultation à la BAD de 2 ans, il avait trouvé que l’écrasante majorité des négro-africains avaient quitté l’UFD/EN. Il ne les a pas suivis, malgré l’insistance de certains cousins. Il leur avait dit textuellement ceci : «Vous savez que je suis l’un des auteurs de la Déclaration de Politique Générale de l’UFD, je me suis absenté du pays pendant deux ans et à mon retour, j’ai trouvé qu’on n’a pas changé une virgule de cette Déclaration ». Bref, il ne situait pas son engagement politique dans une dynamique communautaire, mais de principe.
Quant aux dirigeants du MPR, ils viennent d’horizons divers : de toutes les communautés avec des ex-UFP, ex Plej, ex Flam, ex-Prds, ex-Baasistes, et bien sûr ex-RFD. Mais, il y a surtout des mauritaniens lambda qui veulent faire la politique autrement et qui continueront son action. Ils savent aussi, qu’ils soient Maures ou Négro-africains, que le Parti n’a pas de couleur et que du vivant du Président Kane des sanctions étaient bien tombées sur les dérives sectaires qui risquaient de le miner, quitte à se séparer de certains soutiens de la première heure. Ces fondamentaux sont inscrits dans le marbre.
A mon humble avis, la ligne du M.P.R continuera à se définir par son programme et par les actes que ses dirigeants poseront à la suite de son fondateur. En ce qui concerne le programme du M.P.R., largement inspiré par Dr. Kane Hamidou Baba, ses quatre piliers devront rester :(i) une politique active d’intégration nationale; (ii) l’enracinement de la démocratie ; (iii) le respect des droits de l’Homme ; et (iv) le développement économique et social dans l’équité.
Sur la question de l’intégration nationale et qui est notre crédo, instruits par l’expérience malheureuse vécue par la communauté négro-africaine dans son rapport à l’Etat, mais qui a déteint sur ses rapports avec la communauté maure, nous prônerons toujours un Nouveau Pacte de Confiance, reposant sur un double contrat : entre l’Etat et les communautés d’une part ; entre l’Etat et les citoyens d’autre part. Sans renoncer à l’objectif fondamental de citoyenneté pleine et entière, il faudra faire des concessions aux groupes primaires, au sens sociologique du terme, composantes nationales et sociales, y compris harratines, parce que la gestion délicate de ces questions a été menée par des politiques inappropriées.
Le Président Kane a axé son discours toute sa vie durant, sur l’unité nationale et l’égalité entre les composantes ethniques de notre pays. Il demeurera à jamais cette boussole morale et cette conscience nationale pour le Mouvement Pour la Refondation qui travaille à instaurer dans ses rangs un climat apaisé fondé sur le respect de la légalité de ses textes fondateurs et sa réhabilitation juridique par les autorités compétentes.
Feu Kane présidait la CVE et jouait de ce fait un rôle déterminant dans les négociations entre la majorité et l’opposition pour la tenue d’un dialogue politique inclusif. La CVE pourrait – elle continuer à assumer le leadership de l’illustre disparu ?
Le Président Kane avait compris très tôt que la question du dialogue national ou de la concertation des forces vives de notre pays, n’est pas une idée généreuse ou une coquetterie politique. Nous ne pouvons pas affronter les multiples défis qui nous interpellent sans des consensus forts. Qui doit porter le combat du développement économique et social dans tous les domaines de la vie nationale ? Le Président élu seul ?
Evidemment non. C’est la bataille de tout le peuple, sans exclusive. Être de l’opposition ne veut pas dire attendez que je sois élu pour vous régler les problèmes. Cela frise de la trahison nationale. Être de l’opposition, c’est dire qu’on n’est pas d’accord et apporter des solutions. Dr. Kane a défendu de son vivant cette démarche qui est loin d’être une capitulation mais plutôt le devoir de défendre la Mauritanie et les Mauritaniens, convaincu que même avec une baguette magique, il n’est pas possible de résoudre les nombreux et complexes problèmes de notre pays ; cela d’autant plus que nous ne disposons que de peu de moyens d’action pour s’engager au redressement d’un pays sérieusement abimé par une gestion calamiteuse de bonnes décennies.
En sa qualité d’analyste, chercheur et acteur de notre vie politique, Dr. Kane Hamidou Baba était interpellé sur les causes profondes et les messages à convoyer pendant la dernière campagne présidentielle en vue d’apporter des solutions idoines. La contribution de la CVE qu’il a largement inspirée et partagée au mois de mars 2021 est un document de haute portée qualitative. A n’en pas douter et selon les réactions qu’il a suscitées auprès de l’opinion de son vivant, il devrait éclairer la lanterne de beaucoup de patriotes imbus du sens de la responsabilité pour reconstruire, ensemble, la « maison mauritanienne », honorant du coup sa mémoire. Oui, la CVE dispose d’un potentiel humain pour y contribuer.
La disparition du Président Kane a affecté toute la Mauritanie. Sa prière mortuaire a révélé la dimension et la place qu’il a occupée dans son pays. Toutes les composantes ethniques et obédiences politiques y ont pris part pour lui rendre un vibrant hommage. Avez – vous le sentiment que le combat qu’il a mené pour le vivre ensemble ne restera pas vain ?
Pendant les 30 dernières années, j’ai suivi le Président Kane dans toutes les régions de notre pays, d’est en ouest, du nord au sud. D’abord à l’U.F. D / Ere Nouvelle, puis au R.F.D. ensuite au M.P.R et enfin à la CVE. Il a investi du temps, de la sueur et de l’argent pour tenir aux Mauritaniens le discours de l’unité, de la justice et du progrès de notre peuple. Il a porté jusqu’au bout les rigueurs et les contraintes de l’engagement au service de son pays. L’homme a assumé avec constance, disponibilité, compétence et humanisme le combat de l’unité de notre peuple, de défenseur impénitent de l’intégration nationale de toutes nos composantes ethniques. Nonobstant les difficultés, il a su mettre en perspective l’unité nationale et la cohésion sociale comme seuls moyens sûrs, appropriés et durable du vivre ensemble. C’est l’ultime sens qu’il donnera au voyage sans retour de Ouadane et la seule lecture possible du vibrant hommage de notre peuple, à la prière mortuaire de ce 28 décembre qui sonne quelque part comme une reconnaissance à titre posthume de son œuvre.
Propos recueillis par Dalay Lam