Revenons au 16 mars 1981 avec ses interpellations et arrestations.
L’aventure du commando du 16 mars fut suivie aussitôt par une vague d’interpellations et d’arrestations. Aucun milieu ne fut épargné. Je me préparais à aller en vacances du deuxième trimestre, correspondant aux vacances de Pâques, programmées pour la fin mars. Depuis le début de mon séjour à Atar, je souffrais d’un terrible mal du pays. Après 10 ans d’absence de chez moi, les souvenirs de mon terroir ne cessaient de me torturer. Ces derniers mois, ce mal du pays commençait à me tourmenter et surtout à déranger mon propre psychisme.
La psychose du gris: Le soir, après une journée laborieuse, suivie assez souvent par une partie de scrabble jusqu’à une heure tardive de la nuit chez un ami, fils des Hambel de Kenawal, je m’apprêtais à dormir. Je fermais les yeux. Bien avant que le sommeil ne m’envahisse, je m’engouffrais dans un monde de merveilles, un monde qui n’avait absolument rien à envier au monde d’ « Alice au pays des merveilles » de L. Carroll. Je me mettais à planer sur des paysages verdoyants de mon terroir natal.
Sans avion planeur, sans ballon (aéronef) et sans ailes comme chez les oiseaux, je planais au-dessus de nos forêts denses et verdoyantes, serpentées par de nombreux cours d’eau. Le spectacle durait toute la nuit. Le matin, je me réveillais à l’aise mais complètement fatigué par une nuit en réalité toute blanche. Mon angoisse était à son paroxysme quand j’ouvris les yeux sur mon entourage : le gris dominait tout. Le gris des visages qui me regardaient, le gris des maisons(les maisons généralement en pierre ou en banco, couleur grise) qui m’entouraient de toutes parts comme les parois d’une tombe, le gris des montagnes qui cernaient la ville sur ses différents côtés. La terre était aussi grise. Le ciel, souvent assombri par des vents de sable, couleur toujours grise, ne faisait que refléter le gris ambiant. Tout ce spectacle totalement gris remplaça le monde d’eau et de verdure dans lequel je baignais toute la nuit.
Une route parsemée d’embûches: Je décidai de partir. Je devrais me sauver. Je réalisais qu’un état de folie risquait de s’introduire dans mon subconscient à tout moment. J’avais préparé aussitôt mon sac. Les amis m’avaient conseillé de rester jusqu’au lendemain pour m’accompagner. Sans tout leur expliquer ; je leur avais fait comprendre que je devais partir sur le champ. Ce que je fis. Je programmais de dormir la nuit suivante chez moi à Teichtayatt. Ma certitude est que je ne retrouverai pas la verdure d’antan puisque la sécheresse a tout ravagé. Mais une chose est certaine : je me protégerai d’un entourage de parents qui rappelait tout au moins le climat de verdure dans lequel notre zone baignait alors. Ma conviction est que je parviendrai sûrement à dormir tranquille dans de telles conditions.
Entre Atar et Nouakchott, on ne croisait pas beaucoup d’existence humaine, ni même animale. L’espace était désertique. La ville d’Akjoujt, était située à quelques 180 km d’Atar et 250 km de Nouakchott. J’y ai passé l’année scolaire 1979-1980. C’était mon année de probatoire pour le baccalauréat. J’avais enseigné à l’école I, la première école primaire d’Akjoujt. J’avais un CM2, l’année d’examen d’entrée en 1e année au collège d’enseignement général.
Avant d’arriver à Akjoujt, j’avais demandé au chauffeur du taxi-brousse de me donner quelques minutes pour dire bonjour à une maman qui m’était très chère. Il s’agissait d’Elweyna (Boyboy), la mère des Heyine d’Akjoujt, ma planque durant les années de clandestinité. Ce que le chauffeur accepta volontiers.
Chez elle, j’étais reçu comme un fils bien aimé. Elle et son entourage me surprirent par une question bizarre : «…est-ce vrai qu’on t’a arrêté ? On espère que ce n’était pas vrai ! ». J’avais considéré la question comme une rumeur, une de plus, parmi un océan de rumeurs qui infestait l’atmosphère depuis le 16 mars. Je n’ai usé d’aucun moyen pour y répondre avec sérieux.
Pourtant cette rumeur va m’accompagner jusqu’à Rosso. A la sortie d’Akjoujt, un poste de police a retenu notre taxi un petit moment. J’en avais profité pour saluer des jeunes agents de police que j’ai connus à Akjoujt l’année avant. Bizarrement ils m’avaient posé la même question entendue chez les Heyine. J’ai répondu de la même façon. Puis on continua. Notre taxi-brousse ne cessait de glisser en douce sur les 250 km du tapis de l’Inchiri.
A l’entrée de Nouakchott, les agents du poste de police s’attardèrent à observer ma pièce d’identité. Je commençai à réfléchir sans pour autant m’inquiéter de cet intérêt persistant pour moi. J’avais aussi évacué ce regain d’intérêt pour ma personne. Mon visage ressemblait peut-être à celui d’un des fuyards du commando du 16 mars. Je me souvenais d’un jeune qui travaillait à une agence bancaire à Rosso. Nos deux visages pourraient donner l’impression de partager quelques traits de physionomie. Et la caravane continua sa marche.
Le mystère démystifié: A partir de la gare routière de Nouakchott, je changeais de véhicule. Sur la route pour Rosso, j’avais beaucoup réfléchi aux différents incidents de parcours rencontrés.
A l’entrée de Rosso, au kilomètre 4, le poste de police nous retint pendant un bon bout de temps. J’intervenais pour accélérer l’interpellation de quelques pauvres femmes, passagères parmi nous. A ma grande surprise, les agents de police me demandèrent de descendre mon sac, après avoir libéré les femmes. Ils étaient même tentés de libérer la voiture et me garder. Leur chef intervint aussitôt. Il me demanda de ramasser mon sac et de rejoindre ma voiture.
A Rosso, comme j’étais en retard, j’étais dans l’impossibilité de trouver un véhicule de transport qui pourrait m’amener chez moi le soir même. Je décidai donc de passer la nuit chez un ami : l’inspecteur de police Mohamed Ould Nnahah, le wali du Trarza en ce moment. Emporté l’année dernière par le Covid-19. Paix à son âme. Ce méchant Covid-19 ne savait pas combien il m’a fait mal! Nnahah était un homme très proche des putschistes du 10 juillet 1978. Il avait toujours manifesté une grande sympathie pour le MND.
Un taxi me déposa devant le grand portail de son logement, un bâtiment contigu aux bureaux du wali. Les gardes m’annoncèrent à sa famille. Puis ils m’ouvrirent la porte. Après l’échange des « Ssalamou Aleykoum» d’usage, je déposais mon sac dans un coin. Puis je me suis dirigé tout droit vers le bureau du wali. La vitre de la double-porte refléta mon ombre devant le wali, assis derrière son majestueux bureau. Il se pressa dans ma direction. Ouvrant grand ses longs bras pour moi, il cria (avec l’ironie qui le caractérisait) : « Marhaba ! Enfin voilà l’homme du 16 mars qui s’engouffrait dans la gueule du loup ! ». Pour Mohamed, mon arrivée tombait comme une bénédiction divine.
C’était tout ce qu’il souhaitait. J’avais tout compris. En entier, le film des péripéties de la route se déroula devant moi. Il m’enferma dans son bureau. Il m’expliqua tout. Il me rappela notre séjour commun à Akjout, une année avant, lui, comme hakem ; moi, comme enseignant. Il me rappela les palabres quotidiennes sur la situation politique dans le pays au sein de la petite communauté des fonctionnaires de la ville.
Deux opinions nous opposaient. On peut les schématiser de différentes manières : « pro-marocains et anti-marocains », « pro-Polisario ou pro-algérien ou anti-Polisario et anti-algérien ». Plus concrètement : les partisans de la continuation de la guerre du Sahara et ceux opposés à cette option.
Mohamed me rappela qu’à l’époque il m’avait toujours mis en garde contre un haut fonctionnaire, un septuagénaire à quelques mois de la retraite, chargé d’une mission de renseignements. Il me rappela aussi que tout indiquait que celui-ci n’avait jamais cessé d’informer sur moi en me prêtant une opinion différente de la mienne. Comme le régime en place n’était pas favorable au Maroc, le bonhomme me présentait comme un pro-marocain, alors que je défendais toujours le point de vue contraire au sien, qui était farouchement favorable au Maroc.
Il semblait, selon Mohamed, que beaucoup d’agents de renseignements avaient joué sciemment la confusion pour brouiller les cartes en cas d’une mauvaise tournure des événements. Les listes des suspects, appelés à être arrêtés en cas d’échec de l’opération commando du 16 mars, sont truffées de noms d’innocents qui n’avaient rien à avoir avec le monde des gens favorables au Maroc et nostalgiques de l’ancien régime.
« Au dernier moment on s’était rendu compte de cette supercherie », expliqua Ould Nnahah. « L’ordre fut donné d’arrêter immédiatement toutes nouvelles interpellations et de procéder aux vérifications de nombreux cas déjà sous les verrous », ajouta-il. « Si tu avais voyagé un peu plus tôt tu n’aurais pas pu échapper aux griffes de la police », conclut-il. Il semblait aussi qu’on m’avait bien cherché à Akjoujt avant mon escale et avant surtout l’ordre d’arrêter les poursuites. Manifestement notre police n’était pas au courant de ma mutation à Atar.
La malédiction de la couleur: A Rosso, j’avais raconté à mon ami, feu Fall Alioune, mon incident avec la police d’entrée de Rosso. Il me regardait ébahi. Puis brusquement il lâcha : « Mon cher ami, tu sais que j’ai failli être arrêté par le même poste ! ». Puis il enchaina : « je suis rentré de Nouakchott deux à trois jours après le 16 mars. Arrivé à ce poste de police, ils procédèrent à la fouille systématique de tous les passagers de notre taxi. Après ils ordonnèrent à tous, sauf moi, de regagner le taxi avec leurs bagages.
Le véhicule rentra à Rosso sans moi. Ils me signifièrent que j’étais recherché et qu’ils avaient l’ordre de m’arrêter. Je demandai au policier de me montrer mon nom sur une liste en sa possession. La liste était écrite en arabe et l’agent de police était apparemment arabophone. Je lui demandais de me lire mon nom. Il lisait difficilement: « Fa..l..l.. A..l..ou..ne ».
Je saisis l’occasion. Je lui dis : « ça ce n’est pas mon nom ! Moi, je suis Fall Alioune et toi, tu as FallAloune ! ». « Mon cœur battait comme un tonnerre », indiqua Fall Alioune. « Le policier hésita un moment avant de m’ordonner de partir », conclut-il. En fait il fut sauvé par l’absence dans son nom d’un simple « i » ou « kasra » en arabe. En réalité, la chance de Fall Alioune se situait ailleurs : il appartenait à la communauté négro-africaine. Celle-ci était loin d’être impliquée du côté marocain. Notre police nous avait habitués à orienter sa répression en fonction de la couleur de l’ethnie suspecte.
Durant la période de la guerre du Sahara, les teints clairs étaient la cible favorite. Ils sont assimilés aux Sahraouis du Polisario. Les événements du 16 mars impliquaient essentiellement des personnes de souche maure. Plus tard, au cours des événements de 1989, les populations négro-africaines vont beaucoup souffrir de leur appartenance ethnique.
Le lendemain, je débarquai à Teichtayatt. J’y ai dormi tranquillement. Je ne me rappelle plus si mes cauchemars d’Atar m’avaient accompagné ou pas ; peut-être que je m’en suis débarrassé en route. L’absence de mauvais souvenirs de mon séjour chez moi pourrait suffire comme preuve. Pour l’occasion informons-nous un peu sur Teichtayatt : notre nouvelle capitale.
(A suivre)