Lors d'un débat récent sur les enjeux de la démocratie électorale, un haut responsable d'Amérique latine a fait remarquer que les approches dominantes sur la démocratie dans le monde se focalisaient souvent sur les schémas européens, présentés comme des modèles uniques, pluralistes et stables.
Les expériences africaine, arabe, asiatique et latino-américaine sont ainsi occultées, déconsidérées, au profit des modèles européens qui connaissent de nos jours une profonde crise institutionnelle et théorique.
Les aspects et symptômes de cette crise sont couramment analysés sous deux angles: d’une part, la question clé de la légitimité politique, rendue nécessaire avec la régression des formations partisanes et la défection grandissante du champ politique, d’autre part, l’émergence fulgurante de nouveaux mouvements sociaux créant une nouvelle dynamique contestataire citoyenne encore naissante, qui n’a pas encore forgé son corps institutionnel.
Il m'a paru que les crises de croissance des démocraties arabes naissantes tournent autour de trois problématiques essentielles:
- la déconnexion entre les mécanismes procéduraux et représentatifs de la démocratie comme forme d'organisation du pluralisme politique et les valeurs et idéaux du libéralisme que sont les fondements normatifs des démocraties modernes.
- les défaillances et fragilité des institutions publiques qui incarnent la volonté générale et instituent l'espace de la citoyenneté égalitaire et solidaire, sans lequel le pluralisme apaisé ne pourrait pas prendre corps.
- l'inadéquation structurelle entre le cadre de la société communautaire traditionnelle et les demandes civiques portées par la société civile moderne, qui est l’aboutissement et la consécration de la dynamique de modernisation sociale et culturelle.
‘’L'expérience palpable du monde arabe a démontré que les pays dotés d'institutions étatiques centrales solides ont pu absorber le choc du changement radical’’
Ces trois problématiques sont à l'origine du «malaise démocratique» souvent pointé du doigt dans l'évaluation des «transitions politiques arabes». Le premier thème pourrait être exprimé sous le prisme de la nature des rapports de consubstantialité entre la mécanique de représentativité démocratique et le socle libéral du pluralisme politique.
Loin de nous l’idée de trancher cette question cruciale, nous nous limitons à renvoyer à la remarque judicieuse du philosophe économiste indien Amartya Sen, qui a mis en évidence le potentiel libéral minimal dans toutes les aires culturelles, notamment dans la tradition arabo- islamique. Cette dernière a développé sa propre conception et expérience de la tolérance et de la gestion de l'altérité, lui permettant de procéder à différents accommodements possibles et fiables avec l'esprit libéral moderne.
Quant aux aspects institutionnels de la démocratie, personne ne peut dénier leur nécessité capitale pour un bon ancrage, ainsi que la pérennité des libertés publiques et des engagements citoyens. Hegel a déjà remarqué dans sa philosophie de l'histoire que la phase de construction nationale présuppose un Etat fort et un régime absolutiste, avant le passage à un système de démocratie pluraliste. Sans cette phase de fondation institutionnelle, le corps politique ne pourrait s'adapter au changement de forme d'organisation sociale introduit par le passage à la démocratie libre.
L'expérience palpable du monde arabe a démontré que les pays dotés d'institutions étatiques centrales solides ont pu absorber le choc du changement radical. En revanche, ceux qui étaient privés de ce potentiel institutionnel ont succombé aux pires tentations du désordre et de l'anarchie. C'est dans cet ordre d'idées qu'il devient peut-être nécessaire d'impliquer l'institution militaire dans les processus transitionnels, pour pallier à ce risque de dérive politique lié aux ruptures institutionnelles brusques et radicales.
Le troisième point, qui concerne le fossé réel entre les deux formes de société (communautaire et civile), impose un réajustement créatif du modèle représentatif et procédural aux réalités sociales complexes. En jouant sur les mécanismes et règles de la mécanique électorale, afin de contrecarrer le spectre de la domination des entités sectaires, classiques ou tribales, sur la base des rapports de force numériques, ce qui conduirait à miner la pratique démocratique dans son sens libertaire et égalitaire. Mais cet effort doit être consolidé par une autre exigence de nature différente, qui consiste à déjouer la tentative récurrente des élites d’accaparer le champ politique, grâce à la maîtrise des mécanismes techniques de la compétition électorale.
En guise de conclusion, il nous paraît crucial que la pensée politique arabe s'applique à inventer des concepts et modalités pratiques pouvant reformuler et réajuster la demande démocratique du citoyen arabe et sauver les expériences embryonnaires qui sont aujourd'hui en panne.
Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.