L’arrestation de notre dernier agitateur
L’arrestation de Salek Elhaj Mokhtar, bien qu’il vive en clandestin, nous posait de sérieux problèmes dont principalement des problèmes d’encadrement de nos structures. J’aurai à assumer seul cette tâche. J’aurais aussi à assurer seul la rédaction de notre publication locale, Jeunesse Ouvrière (J.O.). Ce genre de publications fut recommandé par la direction. Il consiste en une série d’articles écrits à la main sur papier journal sous forme d’un périodique, généralement un hebdomadaire ou un mensuel. La mise en forme finale est confiée au très jeune Elboukhari Ould Elmouemel tenant compte de la forme de sa belle écriture, malgré son bas niveau scolaire (CM2). Le feuilleton en question, il en existait dans presque toutes les grandes villes. Des militants du mouvement ont initié des publications pareilles dans de nombreuses zones rurales.
L’arrestation et le transfert d’Elboukhari à la prison de Beyla eut lieu juste après. Elle nous créa notre plus grand problème. Elboukhari est, en effet, notre dernier activiste en mesure de prendre la parole dans les meetings initiés par les autorités destinés à fustiger le mouvement. Ces meetings servent en réalité de guet-apens pour inciter nos meilleurs éléments à s’exprimer afin de les arrêter pour enfin les incarcérer à Beyla conformément au plan du ministre de l’intérieur, Ahmed Ould Mohamed Saleh. Notre tactique était : en aucun cas, on ne devait leur laisser le champ libre pour leur propagande contre nous. La confrontation était donc inévitable. De fait, tout le pays vivait une situation de guerre civile de fait.
Une solution ultime de sauvetage
Après Elboukhari, on fut complètement désarmé. Pour tester peut-être nos moyens, au lendemain de son arrestation, les autorités d’Akjoujt programmèrent un nouveau meeting. Il a fallu se creuser immédiatement les méninges pour trouver rapidement une solution de rechange. Je convoquai le jeune Ahmed Ould Sidi, cousin proche d’Elboukhari. Je lui brossai en quelques mots la situation dramatique que nous vivions. Aussi bien lui, que son très jeune cousin Taleb Khyar, leur courage est déjà mis à l’épreuve. Taleb Khyar, 12 à 13 ans, à peine et Ahmed Ould Sidi, aux environs de 15 ans ; une fois on les arrêta au cours d’une opération de graffitis. On les amena à Nouakchott pour les soumettre à des tortures inhumaines. Ahmed Ould Sidi s’était vu arracher les ongles à l’aide d’une pince. Taleb Khyar fut le plus jeune détenu.
Amnesty International, qui venait de voir le jour à Londres, au cours d’une visite à Nouakchott, soulignera leur cas dans plusieurs déclarations condamnant les tortures dans les geôles mauritaniennes. Le jeune Ahmed Ould Sidi sera emporté un peu plus tard après par un cancer de sang dont la survenue ne serait peut-être pas étrangère aux tortures subies. Il était élève en première année à l’ENI de Nouakchott.
J’avais détaillé à Ahmed Ould Sidi mon plan d’action visant à garder l’initiative des événements entre nos mains. Je lui ai expliqué d’abord qu’on n’avait pas besoin de lui dans la clandestinité. Qu’il devait se préparer pour dormir à Beyla dans les 24 heures qui suivent. Le meeting au cours duquel il fut convié à parler était organisé par un célèbre notable dont le rôle dans la gestion des affaires politiques venait en deuxième position après celui du Hakem(1).
La sagesse d’un notable
Il s’agissait de Mohamed Ould Mohamed Vall, appelé couramment Azram, nom d’esclave noir, pour son teint noir foncé, malgré son appartenance à une grande famille Kounta. Azram, en plus de son titre de chef des milices, est aussi chef d’Adabaye, le principal quartier traditionnel d’Akjoujt. Le meeting était programmé à 17 heures devant sa maison au cœur d’Adabaye. J’expliquai à Ould Sidi qu’il devait faire l’impossible pour surmonter sa timidité et surprendre tout le monde par un vrai « Discours de la méthode ». « Il faut faire remuer Descartes dans sa tombe », lui recommandai-je. Le succès de cette phase permettra d’exécuter facilement la phase suivante. Je lui ai précisé : « Si tu réussis à attirer la sympathie du public présent et à le retourner contre les autorités, il sera difficile à celles-ci de t’arrêter sur le champ ». Il faut profiter du temps des interventions qui suivront pour disparaître », concluais-je. Je prévoyais qu’après un tel succès, il était peu probable que les autorités donnent l’ordre pour son arrestation en plein meeting, dans le cas où on avait réussi à retourner le public en notre faveur. Comme je suis publiquement inconnu, j’ai assisté à ce fameux meeting d’Azram. Ce fut parfait : les choses se déroulèrent sans faute. Ces différentes phases réussies, nous passâmes à la phase supérieure. Après un début d’approbation du discours officiel, avec l’intervention d’Ahmed, le meeting se transforma en rassemblement de l’opposition. La phase suivante consista à ce qu’Ahmed Ould Sidi, qui serait déjà follement recherché, rende visite à Azram chez lui !
Ici, je lui explique que cet Azram là, ne connaît absolument rien de nous. Je suis convaincu, précisai-je, qu’il croit profondément au discours officiel qui nous est hostile. « Ta visite a pour but, non pas de le convaincre, mais uniquement de le démobiliser, même provisoirement » ajoutai-je à Ahmed : « d’abord par l’effet de surprise provoqué par la visite, ensuite en lui présentant une image de nous radicalement différente de celle véhiculée par les agents du régime », lui dis-je. Je lui détaillais le plan du discours.
Le mouvement MND prônait en ce moment une politique de dialogue sous forme d’un programme en cinq points. Le jeune était déjà largement imprégné de ça. Il était axé sur les libertés politiques, les réformes économiques, la réforme de l’enseignement et le soutien au peuple Sahraoui dans sa guerre de libération de la colonisation espagnole. Il devrait aussi informer Azram que notre mouvement bénéficiait d’un très large soutien, national et international.
De grands érudits, d’éminentes personnalités religieuses, comme Mohamed Salem Ould Addoud, comptent parmi ses sympathisants. Ce dernier refusant toujours de prendre position contre nous. Ahmed Ould Sidi devrait faire peau neuve. Les hommes de sa collectivité ne prêtent pas habituellement une grande attention à leur habillement. Ahmed devrait, pour l’occasion, se raser, se baigner et s’habiller plus correctement. Je lui expliquais enfin que nous serions confrontés à deux éventualités. La première, la moins probable pour moi, était qu’Azram le dénonce et procède de lui-même à son arrestation. Dans ce cas de figure, il commettrait une gaffe en arrêtant quelqu’un de surcroit natif du lieu qui était venu chez lui demander tout simplement à discuter avec lui sur les affaires de leur pays commun. Je lui ai rappelé alors qu’il était aussi peu probable qu’Azram agisse de la sorte, considérant son appartenance à une grande tribu, les Kounta, connue pour leur grand sens de l’honneur et leur grand orgueil. Azram ne pouvait surtout pas ignorer que le jeune Ahmed est profondément enraciné dans la population et le terroir akjoujoutois. Ses parents habitent d’ailleurs dans le même quartier Adabaye non loin de chez lui.
Nous avons déjà appris que la ville, à commencer par la maison des parents d’Ahmed, où il va rarement d’habitude, a été soumise à une fouille systématique de la police à sa recherche.
Le face à face exceptionnel
J’avais confié à quelqu’un la tâche de surveiller la scène et de me rendre compte au moindre développement. C’était je crois Taleb Khyar ou un cousin à lui du nom de Mohamed Ould Khirchi. En allant chez les Heyine, mes correspondants à Adabaye, j’avais l’habitude de passer tout près de la maison d’Azram. Il rate rarement le thé du crépuscule après la prière du Maghreb avec quelques amis proches, généralement des miliciens,. Sa bouilloire chauffe souvent devant sur un fourneau africain. J’ai aussi l’habitude de percevoir sa si belle fille au teint “azramien”, à l’allure élancée.
Encore une fois les choses se déroulèrent exactement comme prévues. Lorsqu’Ahmed se présenta à la porte du salon, Azram regardait en bas, pensif, tenant la tête entre ses deux mains. Manifestement la disparition d’Ahmed le préoccupait au plus haut degré. « Assalamou Alaikoum », déclara l’honorable visiteur. Azram souleva brusquement la tête. Il répondit aux salutations. Puis il demanda à Ahmed qui était-il et quel était l’objet de sa visite. Tous ses détails-là étaient prévus et programmés. Ahmed déclina son identité, en ajoutant : « C’est moi qui avait parlé au meeting et on m’a dit que vous me cherchiez : je veux savoir pourquoi ? ». Sans quitter Azram des yeux, il attendit la réponse. Azram fut assommé par la surprise. Il se tut un bon moment avant de dire avec difficulté sous l’effet de l’émotion: « Mon fils tu es le bienvenu chez moi ! », puis : « Je t’informe que les autorités, le Hakem notamment, m’intiment l’ordre de ne pas dormir ce soir avant de te dénicher et procéder à ton arrestation. Je te dis franchement que rien que ton courage de passer directement dans la gueule du loup, changera complètement mon opinion sur tes amis ». « Mon cher fils, prends place, le temps de partager le thé avec nous », conclut-il.
La discussion fut aussitôt enclenchée. Azram ne cessait de poser des questions d’information sur le phénomène Kadihines et Ahmed répondit avec une grande aisance. Ahmed concluait ses propos par la demande de dialogue entre les fils de ce pays pour régler ensemble, dans un climat de paix civile et de concorde nationale, ses nombreux problèmes, conformément à la plateforme confectionnée et défendue par le mouvement. Azram donna son accord à cette conclusion. La discussion prit fin tard dans la nuit. Avant de se séparer, Azram demanda à Ahmed de ne pas rentrer directement chez lui, de lui donner le temps de voir le Hakem. Je devais lui expliquer la nouvelle donne et lui conseiller d’annuler toute intention visant à t’arrêter.
Le lendemain, comme prévu, les effets de la bombe politique feront tache d’huile et ils seront largement amplifiés et commentés à notre profit. Et c’est ainsi que la campagne répressive de Ould Mohamed Saleh subira son premier revers à Akjoujt. Le mensuel « Sayhat Elmadhloum » nous décerna le prix de « meilleure exploitation des contradictions du régime », un volet important de notre stratégie politique.
[1] Wali, Hakem et autres appellations administratives en arabe auraient été inspirées des Algériens, après la révision des accords de coopération néocoloniale avec la France.