D’emblée, il faudrait distinguer la question de l’esclavage et des Haratine de la personne de Biram ou de tout autre acteur politique. Cette problématique a été soulevée bien avant que ce dernier s’y intéresse et a de bonnes chances de rester d’actualité tant que des réponses adéquates ne lui auront pas été apportées. Il convient donc de restaurer les termes du débat, en respectant un certain nombre de nuances, faute de quoi nous serions dans une logique d’instrumentalisation, d’amalgame et d’extrapolation préjudiciable à toute solution.
Sur la question de l’esclavage, il y a beaucoup d’impostures qui circulent, malheureusement. A en croire certains, il y aurait des marchés d’esclaves en plein air, on compterait 150 000 esclaves dans le pays, ou encore 30% de la population serait toujours réduite en esclavage. De telles allégations ne reposent, à l’évidence, sur aucun travail de recherche et rapport crédible. Il s’agit d’affirmations et de chiffres fantaisistes, fruit de l’imagination de quelques militants auto-proclamés, qui ruminent leur rancœur en essayent de précipiter le pays dans la voie du désordre.
Ces allégations sont d’autant plus infondées que ni les fondateurs du mouvement El Horr, ni Boubacar Ould Messaoud, pionnier et figure historique de la lutte contre l’esclavage en Mauritanie ayant consacré sa vie à la défense des droits de l’Homme, n’ont jamais cherché à instrumentaliser les conditions des esclaves et des Haratine, pour en faire un tremplin au service d’ambitions politiques. Leur approche était plutôt centrée sur l’amélioration des conditions de vie des Haratine et la mise en place des conditions de libération des esclaves, sans stigmatiser de communauté, ni prêcher la culpabilité collective.
Il existe aujourd’hui un quasi-consensus pour constater la survivance de pratiques esclavagistes, dont l’ampleur reste cependant à cerner avec précision, le plus important n’étant pas tant de déterminer le nombre de victimes, que d’appliquer la loi aux cas soulevés et de corriger les inégalités qui les accompagnent. En fait, la persistance des pratiques esclavagistes, au sens qu’on lui donnait dans le passé d’exploitation d’un être humain comme un bien matériel, touche désormais un nombre marginal de personnes et je mets au défi n’importe qui de prouver le contraire.
Menace pour la cohésion sociale
Toutefois, l’esclavage constitue, compte tenu de son importance morale et de ses survivances l’un des principaux facteurs qui minent la cohésion nationale. La persistance des mentalités et des pratiques esclavagistes, malgré les mesures prises, au niveau constitutionnel, juridique et social, fragilise le tissu social et, potentiellement, la stabilité du pays. Elle traduit, surtout, l’incapacité des gouvernements successifs à saisir la complexité du problème et à mettre en place des stratégies adéquates pour en traiter les manifestations et les conséquences, en termes d’inégalités, de participation et d’accès aux ressources.
Dans ces conditions, il ne faudrait pas confondre la situation des Haratine et l’esclavage. Les Haratine sont des citoyens libres, mais qui souffrent de la pauvreté et de l’accès inégal aux ressources et aux opportunités. Ils aspirent avant tout à l’amélioration de leurs conditions de vie, à travers l’accès à des emplois décents, à des écoles de qualité, aux soins et aux opportunités économiques. Ceci requiert la mise en place de programmes ciblés contre la pauvreté, d’habilitation économique et juridique, d’égalité d’accès aux ressources et aux opportunités d’emploi... De manière plus générale, la solution réside dans l’égalité des chances et la promotion de la citoyenneté et une redistribution plus équitable des richesses, à l’ombre d’un État de droit. Elle se situe aux antipodes du discours de haine qui voudrait dresser les Mauritaniens les uns contre les autres, et les classer en fonction de leur appartenance "ethnique" ou "raciale", qui, au passage, ne rend pas compte du brassage et du métissage des populations, encore moins de leurs choix politiques.
Il convient par ailleurs de dissocier les questions de l'esclavage et des Haratine de Biram et de son engagement. Ce dernier est d’autant moins bien placé pour donner des leçons, en matière de lutte contre les violations des droits de l’Homme, que son engagement et son opposition au régime militaire sont très récents. Où était-il à l’époque, pas lointaine, où Maaouiya, le dictateur sanguinaire, commettait les crimes que nous dénonçons encore aujourd’hui ? Avant d’évoquer avec grandiloquence les principes de justice et d’essayer de se positionner comme le héraut des causes justes, Biram devrait nous dire où est ce qu’il était au moment du vote de la loi d’amnistie en 1993 ? Le moins qu'on puisse dire c'est que son discours manque de cohérence.
Biram a réussi à s'imposer sur la scène politique, profitant de la faillite des leaders de l'opposition décrédibilisées, grâce à un discours simpliste tendant à présenter les inégalités de manière binaire et sur une base raciale. Sur le fond, il n’a pas de programme politique pour améliorer les conditions des Haratine, ni pour lutter contre l’esclavage, il est plutôt dans le registre politicien et populiste de la dénonciation facile. Ayant compris le profit qu’il peut tirer du ressentiment des populations, il essaie de le capter pour se tisser une aura de militant exemplaire que son passé dément.
Colère populaire
Mais, ce qui suscite l’interrogation légitime, c’est l’intérêt que Biram accorde aux questions politiques et symboliques, qui ne touchent aucunement aux conditions de vie des plus pauvres. Au lieu de médiatiser et de s’approprier les demandes pressantes des victimes de l’esclavage, des inégalités et des discriminations, de traduire les attentes vitales et les besoins existentiels des couches les plus déshéritées, qui sont d’abord d’ordre économique et social, Biram s’engage dans des batailles symboliques, sur des thèmes à forte valeur ajoutée, en termes de visibilité politique, au niveau national et international. Pour s’en rendre compte, il suffit d’écouter ses discours de campagne lors de la dernière élection présidentielle.
Pourtant, son score aux dernières élections traduit la montée de la colère populaire et des impatiences des populations déshéritées, face à l’accumulation des injustices et à l’absence de réponses efficaces de l’État. Il s’agit en réalité d’un vote contre le système et d’un rejet des élites corrompues imposées par l’Etat. De manière plus spécifique, c’est un désaveu du leadership issu de la cooptation des élites Haratine et négro-africaines par le régime de Ould Abdel Aziz et le parti-Etat. Ces élites se trouvent clairement disqualifiées et désavouées. Le message du vote en faveur de Biram est qu'il ne faudrait pas renouveler la confiance à ces élites, qui ne devraient pas être associées au dispositif supposé répondre à des attentes dont ils ne sont même pas conscients.
Lorsqu’un candidat antisystème réalise 19% des voix, c’est quelque chose d’inquiétant, surtout par rapport à la configuration complexe de la société mauritanienne. De ce point de vue, Biram dispose d’une capacité de nuisance qui, si elle n’est utilisée à bon escient, pourrait nuire à la stabilité sociale. Cette capacité est d’autant plus forte qu’il a su faire la jonction entre les radicaux parmi les Haratine et les extrémistes négro-africains. Le discours de rupture qui en découle a un potentiel déstabilisateur pour le pays, dans son ensemble.
Logique identitaire
Pour les nationalistes négro-africains, Biram fait figure de véritable cheval de Troie, pour briser l’alliance hégémonique et le camp d’en face. Ceci explique la sur-mobilisation d’une partie de la diaspora négro-africaine en Europe en faveur de Biram, compte tenu de l’atténuation du discours radical des FLAM et du non-renouvellement du leadership nationaliste négro-africain fortement concurrencé par les notabilités dans la vallée notamment. Beaucoup au sein de cette diaspora qui s’est largement coupée du pays accordent crédit à Biram parce qu’il dit ce qu’ils voudraient entendre et véhicule un discours qui traduit leur rancoeur. D’autres voient en lui un recours face à l’injustice et aux inégalités. Mais la majorité des jeunes Mauritaniens négro-africains sont en déphasage complet avec le discours radical et figé des nationalistes et partagent avec leurs compatriotes des autres communautés les mêmes préoccupations, en termes d’accès à l’emploi, aux services de base, d’égalité, de justice, d’amélioration des conditions de vie...
C’est à travers une perception biaisée sur les rapports de domination dans la société que l’intéressé a réussi à fédérer les nationalistes négros africains et les extrémistes Haratine. Ces groupes radicaux, qui n’ont pas grand-chose en commun, hormis la couleur de la peau, et encore, se retrouvent dans la propension de Biram à s’en prendre à la composante dominante au sein de la société mauritanienne et non au gouvernement, accusée d’être esclavagiste et raciste et ce, au mépris de toute nuance.
La jonction entre ces extrémistes affaiblit la tentative de produire un changement en Mauritanie, dans la mesure où ils se dressent en obstacle devant la fédération des efforts des jeunes, des groupes exclus ou marginalisés. A défaut de cette approche fédératrice, il est impossible de créer un rapport de force significatif suffisant pour imposer un changement.
Tenter de dépasser les logiques identitaires, pour essayer de poser les bases et les jalons d’une alternative nationale, fédérant les mécontentements, les désirs et les attentes pour le changement, se heurte en effet au discours de Biram et des autres nationalistes, qu’ils soient arabes ou négro-africains, qui ne plaide pas en faveur d’une approche fédératrice. Tous les régimes ont peur davantage d’une approche susceptible de fédérer l’ensemble des groupes sociaux qui veulent du changement, plutôt que d’un discours, même radical, mais qui contribue à empêcher l’émergence d’une conscience collective fédérant tous les citoyens, par delà leurs appartenances primaires.
Double discours
Et que dire du double discours de Biram, qui parle à ses amis en Occident avec un ton résolument anti-arabo-musulman, pour mieux leur plaire, alors même qu’il garde une tonalité très différente lorsqu’il s’adresse à ses compatriotes, avec un langage plus atténué, surtout au sujet du soi-disant « Apartheid arabo-musulman » ? Le paradoxe c’est qu’il dénonce un système dont il tire largement profit, en tant qu’élu à l’assemblée nationale, mais aussi grâce à une relation malsaine avec certains milieux d’affaires, sans oublier ses rencontres fréquentes avec le président de la République d’un État qu’il n’hésite pas de qualifier d’apartheid, qui se soldent, dit-on souvent, par des faveurs et des privilèges.
Par ailleurs, l’engagement de Biram pose un autre problème, maintes fois soulevé, relatif au statut de Birame et du groupe IRA. S’agit-il d’abord d’un homme/mouvement politique ou d’un militant/organisation de défense des droits de l’Homme ? Les deux ne s’excluent pas nécessairement, mais leurs moyens d’action diffèrent et le mélange des genres pourrait prêter à confusion quant aux motivations réelles des intéressés. IRA est-elle ainsi une organisation de défense des droits de l’Homme ou un instrument au service de la carrière politique de Biram ? L’opinion a le droit de savoir. De plus, une telle confusion dessert IRA et, par ricochet, la lutte contre l’esclavage, dans la mesure où elle tend à confirmer les accusations relatives à sa supposée instrumentalisation par des organisations étrangères au service d’un agenda idéologique, qui est loin de faire l’unanimité.
Pour autant, le discours de Biram contient des latences fratricides que le fragile tissu social national ne saurait supporter. Même s’il est fort probable qu’il finisse par se banaliser mais, entre-temps, il pourrait produire des dégâts irréversibles sur l’unité nationale. A ce titre, il devrait être considéré comme un facteur de discorde, qui sape la cohésion sociale par un discours irresponsable, et être traité en conséquence.
Projet fédérateur
Du côté de l’opposition, ou ce qui en reste, elle devrait essayer de fédérer les revendications sociales et "ethniques" à travers un programme porté par de nouveaux visages. C’est cette équation que les opposants n’arrivent pas à saisir, d’où l’échec des partis traditionnels à favoriser l’émergence d’une approche fédératrice. De la même manière, il est fort à parier que les néo-opposants, comme Biram, vont échouer faute de disposer de la capacité à construire une approche fédératrice répondant aux attentes de tous les Mauritaniens.
Du côté du pouvoir, il faudrait agir ici et maintenant en investissant plus de ressources pour répondre aux attentes des couches sociales défavorisées, à travers des mesures concrètes et symboliques, et la mise en œuvre de programmes ambitieux, avec des allocations budgétaires suffisantes. Le chef de l’Etat devrait montrer aux électeurs qu’il a compris leur message et ne peut se permettre de faire traîner ces questions ad vitam aeternam. De même, il est inadmissible de laisser Biram continuer de franchir allègrement toutes les lignes rouges. L’Etat doit faire preuve de fermeté dans le respect de la loi, face à ceux qui agitent l’étendard de la discorde, tout en veillant à la protection des droits de l’Homme et des libertés individuelles et collectives.
Enfin, il faudrait agir et restaurer à la fois la confiance entre les Mauritaniens et l’autorité de l’Etat. Il faudrait ensuite coopter un leadership représentatif des groupes défavorisés, notamment les Haratine. En somme, il faudrait des politiques volontaristes pour réduire les inégalités sociales, lutter contre la pauvreté et éliminer l’esclavage, en s’en donnant les moyens, à travers l’allocation de ressources budgétaires conséquentes.
Soucieux de moderniser Nouakchott et d’en faire une ville un tant soit peu viable, le gouvernement a décidé de débloquer cinquante milliards d’ouguiyas MRO. Plusieurs départements ministériels sont concernés par cette mise à niveau dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle a tardé.