La nouvelle situation en Tunisie semble paradoxale: le président du pays, Kaïs Saïed, a suspendu les institutions élues, censées incarner la légitimité nationale, et il se trouve plébiscité par la rue; en effet, sa popularité a battu tous les records. Cette rupture nette entre l'opinion et les acteurs politiques n'est pas spécifique à la Tunisie: elle devient la règle, y compris dans les démocraties libérales les plus stables.
Ce qui apparaît aujourd'hui évident, c’est que les démocraties sont devenues incompétentes devant les nouveaux modes de mouvements sociaux, qui ne répondent plus à la logique des luttes de classe, au clivage droite-gauche ni à la ligne de fracture entre le progressisme et le conservatisme.
L'historien et politologue français Pierre Rosanvallon vient de consacrer une nouvelle publication à ce processus. Dans son livre Les Épreuves de la vie, publié récemment, il étudie ainsi la nouvelle configuration des mouvements sociaux, focalisant son attention sur les événements qui ont marqué la France ces dernières années comme le mouvement des «Gilets jaunes» ou le celui qui s’est formé pour contester la réforme des retraites. Ces faits français sont comparables à d'autres phénomènes, comme le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis ou le mouvement des Indignés («Indignados») en Espagne.
Pour Rosanvallon, ces phénomènes montrent que les «ressorts de l'action» ne sont plus économiques ou sociaux et qu’ils n'ont rien à voir avec les enjeux de mobilisation classiques, comme les inégalités sociales ou les problèmes liés à l'emploi.
Les mobiles de l'action contestataire naissent désormais des affects, des passions et des émotions. Ils prennent une tournure subjective, exprimant des sentiments de colère, d'indignation ou de peur.
Depuis des années, d’éminents sociologues, tel Alain Touraine, ont évoqué ce basculement de la question sociale vers la question identitaire, non dans son sens communautaire, mais en exprimant «l'individualisme de la singularité», selon la formule de Rosanvallon.
Populisme de gauche
Cette expression traduit l'ancrage des nouveaux mouvements sociaux dans une forte subjectivité vécue, qui diffère de la question de l'équité sociale posée avec acuité auparavant. Les nouvelles communautés en détresse sont des «communautés d'épreuves» qui ne se déclinent pas sur le mode de l'universalité égalitaire, mais se fondent sur les affects partagés et les expériences échangées.
La poussée populiste actuelle traduit cette nouvelle modalité de l'action politique. Les partis que l’on qualifie ainsi sont d’ailleurs les plus attentifs à ces phénomènes. La tendance populiste, contrairement à une idée reçue, n'est pas l'apanage des formations de droite: elle traverse toutes les couleurs idéologiques. S’il y a un populisme de droite, il existe également un populisme de gauche, revendiqué par plusieurs partis politiques en Europe (Podemos en Espagne, la France insoumise de Mélenchon en France, Syriza en Grèce...).
La philosophe belge Chantal Mouffe a publié en 2018 Pour un populisme de gauche, un manifeste politique et théorique de ce nouveau populisme. Elle invoque la nécessité pour le socialisme européen de rompre avec les concepts consensualistes et synthétiques du pouvoir en mesurant le rôle principal, dans l'action politique, des passions, dont le but ultime est la création d’«identifications collectives». Pour vaincre le populisme de droite, Mouffe fait valoir une mobilisation passionnelle qui serait, selon elle, plus solide et plus efficace que le fait de se replier sur la rationalité technocratique de la pratique politique classique.
Dans un registre différent mais fondé sur la même logique, Bertrand Badie révèle dans son livre Le Temps des humiliés, publié en 2014, l'impact du sentiment d'humiliation dans la conflictualité mondiale actuelle. Pour Rosanvallon, l'humiliation est devenue «une propriété structurelle du système international»; de ce fait, elle produit dans l'ordre des relations internationales des pathologies graves en stimulant des modes de diplomatie contestataires ou déviants.
Dans cet ordre d'idées, on peut donc dire que c’est une pratique politique atypique qui a rehaussé l'image de Kaïs Saïed. En utilisant un discours d'éthique politique et en prônant une légitimité de proximité, il a bouleversé la donne locale aux dépens des acteurs professionnels de l'échiquier politique, qui ont fait l’objet d'un rejet abyssal de la part de la rue.
En Tunisie, les aspects économiques et sociaux de la crise politique sont incontestablement perceptibles, mais le mouvement qui a déclenché le mécontentement général relève d'un sentiment de mépris et d'humiliation accentué par les déboires d’une politique sanitaire défectueuse et inefficace devant le péril de la pandémie galopante.
On constate ces derniers jours que le slogan «Pain et dignité», l'emblème de la révolte de 2011, revient à la surface devant une «démocratie corrompue et boiteuse».
Seyid Ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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