Le Calame : La célébration de deux ans du président Ghazwani fait couler beaucoup d’encre et de salive. Que vous inspire ce 2e anniversaire – Ould Abdel Aziz n’avait jamais célébré la date de son investiture ? Quelle mention lui donneriez-vous ?
Dr. Kane Hamidou Baba : Cette célébration, à coups d’encre et de salive, apparaît comme un voile jeté sur un bilan plutôt négatif. Jugez-en vous-même : le dernier lifting du Gouvernement s’est déroulé au lendemain d’une insatisfaction publique aussi bien du président de la République que du Premier ministre. Bien que le président de la République ait bénéficié d’un état de grâce d’une longévité exceptionnelle, j’observe que le pouvoir n’a pas profité de cette période de consensus, même mou, pour traiter des questions de fond et qui ont pour noms : l’unité nationale, la cohésion sociale, l’ancrage de la démocratie ou la bonne gouvernance. En lieu et place de ces problèmes fondamentaux, c’est à une politique de l’autruche que l’on a assistée, quand on n’a pas fait du surplace. Quant à la mention qu’on lui donnerait, je dirais « Peut beaucoup mieux faire ! »
Cette célébration intervient quelques jours après des sorties médiatiques du président de la République dans Jeune Afrique d’abord, RFI et France 24 ensuite. En tant que communicateur, comment les jugez- vous, et qu’en avez-vous retenu ?
Il s’agit à l’évidence, de ce que l’on appelle dans le jargon journalistique, « une opération com ». Le pouvoir en avait d’autant plus besoin que le silence du président de la République durant ces deux années de mandature, était si pesant, que beaucoup de gens se demandaient s’il y avait un pilote dans l’avion. Il a cependant fait le choix de s’exprimer à travers les organes que vous avez cités et cela n’est pas du tout neutre. Les thématiques abordées relèvent plutôt de préoccupations de politique et d’image extérieures du Chef de l’Etat. Cette stratégie com n’était pas mauvaise, si l’ouverture avait été faite en direction des médias nationaux pour se prononcer sur le sentiment d’abandon des mauritaniens sur les problèmes de sécurité intérieure, de hausse des prix, de chômage et d’exclusion ; toutes choses sur lesquelles le président de la République est attendu par sa propre opinion nationale ! Il a préféré botter en touche.
Dans ces interviews, le président a affirmé n’avoir pas eu connaissance du contenu du rapport de la Commission d’Enquête Parlementaire (CEP) de l’Assemblée Nationale sur la décennie de son prédécesseur, parce que c’est d’abord une affaire du parlement et ensuite de la justice justifie-t-il. Votre réaction ?
Ces propos sont surprenants, malhabiles et quelque part d’une gravité certaine. Ils renseignent cependant sur la perception, voire sur la méthode de gouvernance. Pour un dossier aussi important, qui risque de polluer tout son mandat, il est surprenant qu’il insiste pour dire « qu’il ne l’a jamais lu ». J’ose espérer qu’il s’agit d’une simple coquetterie, visant à magnifier le principe de la séparation des pouvoirs. Mais la séparation des pouvoirs ne signifie pas des pouvoirs qui s’ignorent, ce qui donnerait une impression de futilité. Faut-il simplement rappeler que l’Etat est un tout, dont il est le premier magistrat. Par conséquent, lire le rapport de la Commission d’Enquête Parlementaire (ou le faire lire) est pour le président de la République une ardente obligation.
L’Assemblée nationale a enfin mis en place la haute Cour de Justice (HCJ), longtemps réclamée par Ould Abdel Aziz et ses conseils. Pensez-vous qu’elle jugera l’ex président ? N’avez-vous pas le sentiment, comme le disent l’ancien président, ses conseils et soutiens qu’il y a comme une « politique de règlement de comptes » pour ne pas dire de « harcèlement » puisqu’il est le seul à faire objet de poursuite et d’emprisonnement ?
Je crois qu’il y a là un paradoxe : L’ancien Président dit ne pouvoir être jugé que par une Haute Cour de Justice, mais cela pourrait davantage se défendre s’il n’avait pas refusé de répondre aux convocations de la CEP ;car, voyez-vous, la CEP et la HCJ procèdent de la même source et de la même légitimité, à savoir l’Assemblée Nationale. Ma conviction est que ses conseils l’ont induit en erreur. Quant à la question de savoir s’il est victime d’un règlement de comptes, incontestablement, il est troublant de constater que sur les 317 responsables épinglés dans le dossier de la CEP, seules 13 personnes ont été triées sur le volet ! Comme il s’agit d’un dossier pendant devant la justice, il faut espérer que celle-ci fasse son travail jusqu’au bout, dans la transparence et le respect des droits de toutes les parties. Il est cependant clair que la communication vis-à-vis de l’opinion a été un point faible de l’action du Parquet.
Beaucoup, au sein de l’opinion trouvent que les partis de l’opposition qualifiée jadis de « radicale », présents à l’Assemblée nationale se sont comme « aplatis » depuis l’élection de Ould Ghazwani. Partagez-vous cet avis ? Que se passe-t-il au sein de l’opposition ? Ne voudrait-elle pas gêner Ould Ghazwani ?
Le Président Ghazouani a bénéficié d’une période de grâce exceptionnelle qui s’explique par les facteurs déjà énumérés. Il faut ajouter à cela que le long combat, que l’ancien Président a mené contre l’Opposition et/ou inversement, ressemble à une victoire à la Pyrrhus. L’opposition en est sortie exténuée, voire exsangue. Il faut dire également que la pandémie de la COVID a eu un effet anesthésiant, ayant eu pour conséquence de prolonger la « complicité » entre le pouvoir et l’opposition, donnant la fausse impression de l’aplatissement de l’opposition. Si tel était le sentiment, la conférence de presse des coalitions et partis de l’opposition démocratique du 16 Août constitue un signal fort du réveil de l’opposition ; et certains voudront y voir la fin du consensus mou et de l’état de grâce !
Lors de ses interviews, le président Ghazwani a jugé inopportune la tenue d'un dialogue politique avec l'opposition et pour cause, il ne voit pas de crise, donc tout va comme sur des roulettes. N'aurait-il pas raison dans la mesure où l'opposition, la société civile et même les citoyens ne le bousculent pas? On se demande dès lors, à quoi peuvent servir les concertations dont le lancement serait imminent, à en croire le président de l’UFP, Mohamed Maouloud? Faites-vous un distinguo entre "dialogue" et "concertations"?
En plus des nouvelles menaces (terrorisme, pandémie de la COVID, drogue, revendications régionales, etc.) qui constituent autant de crises majeures, des problèmes plus aigus et sans doute plus anciens que le pouvoir de Ghazouani sont toujours là. Un pays dont l’identité plurielle est constamment malmenée, niée et dans lequel l’Etat refuse sciemment d’assumer son histoire, sa géographie et ses héritages, est un pays malade. Exclusion et marginalisation sont devenues le lot quotidien frappant des communautés toutes entières, dont les négro-africains, les haratines et certaines franges arabes. Pour un pays d’à peine 4 millions d’habitants, grand comme deux fois la France, aux potentialités économiques énormes, mais aux populations pauvres et divisées, la question n’est pas de savoir s’il y a crise ou pas, mais comment faire face à ces défis ? Je relisais, il y a quelques jours, les débats qui animaient la classe politique des premières années d’indépendance de notre pays et je suis frappé de constater la similitude des sujets abordés avec les questions actuelles et qui demeurent la recherche du Vivre Ensemble, mais sur quelles bases ?
La question nationale, non correctement résolue, est toujours là, posant la problématique du partage du pouvoir et des richesses dans un Etat multinational ? Mais, entre-temps, des fractures sociales toujours béantes, nées de politiques publiques inappropriées, ont davantage creusé le fossé entre l’Etat et les communautés, entre l’Etat et le citoyen et entre les communautés elles-mêmes. Se pourrait-il que le Président de la République soit insensible à ces réalités ? Que dire également de l’Ecole mauritanienne dévoyée de sa vraie mission et qui s’est fourvoyée depuis longtemps dans une querelle linguistique, plus exactement idéologique ? Sinon que ces questions auxquelles, sans doute, le pouvoir n’a pas toutes les réponses, conditionnent l’avenir de notre pays, son unité, sa démocratie, son développement et son existence !
Voici pourquoi, pour nous, le dialogue n’est pas seulement une nécessité, mais il doit être vécu comme une nouvelle forme de civilisation.
Qui pourrait croire qu’une oppression sociale, de plus de trois siècles, vécue par la communauté Haratine peut être résolue à l’occasion d’un dialogue, fut-il inclusif, sérieux et serein ? Par conséquent, le débat sur le dialogue ou « concertations » paraît décalé, presque futile au regard des problèmes existentiels dont notre pays est confronté. Un éminent homme politique français disait : « je m’étonne de ces gens qui hésitent entre la porte et la fenêtre quand la révolution passe dans la rue ! ».
Quant au distinguo, que vous me demandez de faire entre le dialogue et les concertations, si je suis optimiste, c’est la différence entre le lait et le « zrig » !
Pouvez-vous nous dire si le démarrage de ces concertations est imminent? Si oui, où en êtes-vous avec les préparatifs à l’opposition ?
Ce que je peux vous dire c’est que nous restons attachés à un dialogue sérieux et inclusif. C’est dans ce cadre que l’opposition travaillait déjà sur une plateforme thématique et un format.
Dans le cadre des préparatifs des concertations, certains partis de la majorité et de l’opposition avaient concocté une feuille de route. Est-elle toujours d’actualité ? Si oui quelles sont les thématiques qui vous accrochent ?
Vous avez dit certains partis de l’Opposition et de la Majorité, c’est donc à eux qu’il faut poser cette question. Nous sommes preneurs de toutes les initiatives en faveur du dialogue, mais je pense qu’il y a un temps pour la facilitation et un temps pour la préparation qui doit être l’affaire de tous.
Ce qui importe c’est d’éviter deux écueils : le dialogue-kermesse et le dialogue en trompe-l’œil. Deux thématiques majeures doivent être distinguées, sans doute dans le temps et dans l’espace : (i) le dialogue sur l’unité nationale et la cohésion sociale avec une base de participants plus large, ouverte sur les communautés et la société civile ; et, (ii) le dialogue politique concernant plutôt les acteurs qui ont vocation à faire de la politique.
Le président de la République a reçu, il y a quelques jours les hommes d’affaires pour semble-t-il leur parler de la flambée des prix des produits vitaux. Pensez-vous que le gouvernement fait des efforts suffisants pour stopper la spéculation, devenue récurrente, depuis des années, chez nos commerçants ?
Pour un pays extrêmement dépendant de l’extérieur, où il doit chercher 70% de sa consommation, l’approvisionnement en denrées alimentaires est une chose trop sérieuse pour la laisser entre les mains des commerçants. Or, la politique commerciale est plus celle des commerçants que de l’Etat, qui ne dispose plus de leviers. Deux choses me paraissent essentielles : la négociation de contrats de fournitures aux sources d’approvisionnement avec la création d’une Centrale d’Achat Etat/Privés ; et un contrôle rigoureux des prix du grossiste au détaillant.
Les mauritaniens sont fatigués. Il est possible de vendre le riz, le blé, l’huile et le sucre beaucoup moins chers que ce qui est pratiqué, en ce moment, sur nos marchés. L’un des échecs de ce Gouvernement réside dans sa façon de gérer les denrées de première nécessité.
La question du vivre ensemble et les pratiques de l’esclavage ou de ses séquelles pourraient-elles faire consensus lors des concertations annoncées par le président Ghazwani ?
Mais, c’est aux résultats des questions posées par le Vivre Ensemble que nous allons évaluer les résultats du prochain dialogue. Nous entendons aller au fond des choses, dans les détails qui font toujours l’essentiel. La CVE a déjà produit une contribution au dialogue national. Je vous renvoie à ce document préparé pour les besoins dudit dialogue.
Le gouvernement mauritanien annonce comme un changement de cap dans la gestion la question des terres dans la vallée. Quelle appréciation vous faites de cette question qui préoccupe la CVE ?
Dans ce que le Gouvernement vient de prendre comme initiative, il y a quelque chose d’intelligible lorsqu’il reconnait aux populations le libre-arbitre sur leurs propres terres en les invitant à les valoriser dans leurs propres intérêts, celui des investisseurs (nationaux ou étrangers) et l’Etat lui-même. Ce discours est intelligible, mais un peu court ! D’abord, posé comme tel, ce discours s’adresse à ceux qui sont encore détenteurs de leurs terres, mais pas à ceux qui en sont dépossédés. Rien qu’au Trarza, il existe une cinquantaine de litiges fonciers. Ensuite, des mesures d’accompagnement devront suivre dont la sensibilisation sur le cadre de cohérence de la politique globale de l’Etat, la cartographie/topographie associant les populations, l’organisation des ententes foncières à la base et la détermination des pôles de développement en fonction des dotations factorielles. Dans cette affaire, on a plutôt vu l’agro-business (qu’il ne faut pas récuser), plutôt que le paysan-producteur. Il reste, qu’en matière de développement, on dit souvent : « ce que vous faites pour moi, faites-le avec moi ! ».
Les frères des de la CVE ont-ils repris langue afin de parler d’une seule voix dans le cadre des concertations en gestion, à défaut de se réconcilier ?
Notre ambition va au-delà de simples retrouvailles. Nous travaillons à l’existence d’une vraie coordination de l’Opposition combative et qui place les causes nationales au-dessus des considérations personnelles. Nous venons de tenir une conférence de presse regroupant sept coalitions et partis politiques de l’Opposition Démocratique. Il s’agit là d’un signal fort et qui augure d’autres actes qui seront posés ensemble. Il nous semble que c’est aussi le message que nous avons reçu de nos bases.
Que vous inspire la prolifération des cas de contaminations et de décès de la COVID 19 et du lancement de la campagne de vaccination contre cette pandémie?
La CVE avait très tôt fait de la lutte contre la COVID une cause nationale. Nous avions exprimé aux pouvoirs publics notre disponibilité en organisant une collecte et en mettant en place un comité de solidarité pour accompagner les efforts des pouvoirs publics. C’est à ce titre que nous avions organisé des actions de sensibilisation et de distribution de kits alimentaires dans les quartiers pauvres de Nouakchott et à l’intérieur du pays. Mais, nous observons que le Gouvernement a fait le choix d’une gestion unilatérale de la pandémie de la COVID. Nous le regrettons. C’est sa responsabilité. Il y a une médiocre perception des enjeux. Quant à la campagne de vaccination, on ne la sent pas encore. Il y a un retard à l’allumage !
Propos recueillis par Dalay Lam