... diffuser sa pensée et son œuvre, ignorées par trop de nos contemporains''
Après avoir décroché une maîtrise en sciences économies, Baal Mamadou Jaffar entre à l'IFID de Tunisie où il décroche un doctorat de 3èmecycle puis à l'Institut Technique de Banque (ITB) de France. De retour au pays, il est engagé par la BCM où il a passé toute sa carrière, y gravissant tous les échelons : chef de service, directeur puis conseiller, poste le plus élevé dans cette institution monétaire. Il a pris sa retraite en 2017, après trente-cinq ans de bons et loyaux services. Vacataire, il enseigne au Centre de Formation de la Profession Bancaire, à l'institut GIE Académie et à l'université de Nouakchott.
Le Calame: L'AMRO-CSB a été fondée le 10 Octobre 2020 à Nouakchott. Mais, avant de nous révéler les raisons qui vous ont poussé à monter cette association et où en est-elle quelques mois après sa mise sur pied, pouvez-vous nous dire qui fut Cheikh Souleymane Baal?
Baal Mamadou Jaffar: On peut tenter de répondre à cette question…mais sans pouvoir y venir à bout, tant le personnage a de multiples facettes. Ceerno Souleymane Baal fut tout d'abord un érudit haalpulaar du Fuuta Tooro, initiateur d'une révolution populaire qui secoua celui-ci dans la seconde moitié du 18èmesiècle. Il fait partie des personnes dont le pays s'honore, tels Aboubakribn Amer, fondateur du mouvement almoravide, et Nacer Edddine, qui dirigea la guerre des " marabouts " sur les rives du fleuve Sénégal.
On peut dire aussi que Souleymane Baal se distingua par son vaste savoir et sa vision avant-gardiste sur ce que doit être un État démocratique et égalitaire. On peut également le qualifier de révolutionnaire pour avoir rejeté l'ordre établi par des régimes politiques jugés esclavagistes, oppresseurs et injustes, jetant les bases d'un État moderne et démocratique. La " Révolution Torodo " qu'il mena est la plus grande du Fouta. Surnommé " Briseur du mouddohorma ", Thierno Souleymane Baal est décrit comme un homme pieux, intègre, humble et dont l'action permit d'instaurer au Fouta une institution solide reposant sur l'imamat. Grand intellectuel et homme d'éthique, il combattit la corruption, l'impunité, l'enrichissement illicite et la dévolution monarchique du pouvoir, pour asseoir l'audit, la transparence, la déclaration de patrimoine, la reddition des comptes, la compétence, l'efficacité et la bonne gouvernance.
Les raisons qui nous ont poussés à monter cette association sont les suivantes. Il était avant tout de notre devoir, au seul vu des qualités et attributs de cet homme exceptionnel, de diffuser sa pensée et son œuvre, ignorées par trop de nos contemporains. Faire ressortir, de là, son apport dans la quête du meilleur vivre ensemble ; enseigner son humanisme et son combat contre toute les formes d'inégalités et d'injustices sociales et magnifier les idéaux de la Révolution du Fouta de 1776. CSBAAL ne doit pas être rangé par l'oubli dans les tiroirs. Mais la crise COVID nous a malheureusement empêchés de dérouler notre programme et nos activités. Les réflexions et les échanges n'en continuent pas moins par Internet et WhatsApp.
- Cheikh Souleymane Baal est une grande figure de l'histoire et de la Mauritanie et du Sénégal. Pouvez-vous nous rappeler les grandes étapes qui marquèrent sa vie ? Qu'entend faire l'AMRO-CSB pour vulgariser son œuvre ?
-Ceerno Souleymane était avant tout un ressortissant du Fuuta Tooro. Si aujourd'hui les Halpulaar'en du Sénégal et de la Mauritanie revendiquent son héritage, c'est parce qu'ils le considèrent comme un saint aïeul commun. Malgré le découpage colonial, CSBAAL leur appartient collectivement. Et s'il est de leur devoir de le faire découvrir aux nouvelles générations, il s'agit surtout d'expliquer la révolution qu'il a initiée, mettant fin à la dynastie des Denyankoobe qui avait régné deux cent soixante-quatre ans durant, soustrayant ainsi le Fuuta de la mainmise des groupes razzieurs, stoppant la traite négrière et jetant les bases d'un nouvel État qui émergera sous le nom d'Almamiyat.
Thierno Souleymane Baal est une grande figure de l'histoire de la moyenne vallée du fleuve Sénégal ; et même au-delà, en ce qu'il fut un homme avide de savoir, très instruit, consciencieux et soucieux de l'avenir de son terroir, extrêmement sensible au bien-être des gens. Un homme très à cheval sur les principes d'égalité des chances, justice, primauté de la compétence sur les droits de naissance. Toutes ces qualités reposant sur l'islam et sa stricte application.
L'homme débuta sa formation au sein de sa famille à Bodé, avant de partir en Mauritanie où " il séjourna longtemps dans l'école de Cheikh Fadel et se maria même avec une maure que, mère de son fils Boubacar Souleymane ", renseigne le professeur Mamadou Youri Sall, dans son article " Les recommandations de Ceerno Sileymane Baal, fondateur de l'Almaamiyat (1770-1880) ". À son retour, il approfondit ses connaissances à l'école supérieure de Pire, à l'instar de plusieurs de ses amis qui avaient suivi Amar Fall au Cayor.
L'étape de Pire sera suivie d'un séjour au FoutaJallon où Karamoko Alfa avait déjà lancé sa révolution. Dans son ouvrage publié en 2004 et intitulé " La première hégémonie peule, le FoutaTooro de Koli Tengella à Almaami Abdoul ", Oumar Kane décrit ainsi Thierno Souleymane Baal : " il était de haute taille, d'un noir d'ébène, très corpulent, avec un nez épaté, partiellement rongé par la maladie. " Outre ces traits physiques, monsieur Kane brosse dans ce même ouvrage quelques points de caractère de l'Almamy du Fouta. " Éloquent, doté d'une voix très claire " et surtout "d'un courage qui frisait la témérité", Thierno Souleymane Ball sut rallier, grâce à son intelligence, plusieurs chefs traditionnels et des guerriers (sebbe) sur qui reposait la puissance des Satigis (rois du Fouta). Son humilité, sa piété et son intégrité lui ont permis de s'ériger en leader, d'affranchir son peuple et d'asseoir, dans tout le Fouta, une théologie connue sous le nom de l'Almamiya. CSBAAL est venu mettre fin à l'hégémonie des tribus voisines qui imposaient au Fouta une dîme annuelle (le moudohorma susdit). À la tête de douze érudits dont Abdel Kader Kane, Thierno Souleymane libéra le Fouta du joug des Deniyankobés et du tribut imposé par certaines tribus voisines du Nord.
Nous avons conçu un programme-fleuve pour faire connaître son œuvre. Animer des conférences, expositions, colloques, dîners-débats, journées " portes ouvertes ", ziyaras à sa rawda… Organiser des séminaires et des ateliers, réaliser et diffuser des mini-films, vidéos de sketchs illustrant ses combats... Bref, mettre à la disposition des nouvelles générations une mine d'informations sur CSBAAL, vestiges, legs, manuscrits, témoignages sonores, documents écrits, tandis que les ziyara s’offriront les occasions de revivre le parcours du saint homme, notamment en visitant les lieux de mémoire : Boode, Bababé, Maale, Tichit, Pire, Mboundou, Labbé, Djiigua...
- Lors de l'assemblée constitutive de votre association, certains intervenants ont soutenu que Cheikh Souleymane Baal était en avance sur son temps et même une incarnation, un symbole de l'unité nationale en Mauritanie. Pourriez-vous expliciter ces deux aspects ?
- L'action de Ceeno Souleymane Baal s'inscrit dans une continuité historique de renouveau religieux. La vallée du fleuve Sénégal avait déjà connu des mouvements relevant tous d'une même finalité : la liberté et la sécurité des personnes, l'enracinement de l'islam, la lutte contre les différentes formes d'oppression : mouvement de Nacer Eddine (1673-1677), celui des marabouts soninkés du Gunjuru, naissance de l'almamiyat au Bundu en 1697 et au Fuuta Jalon en 1752.Parce qu'il a formulé les principes de l'égalité des citoyens dans un Fouta dont la stratification sociale dominante est le système de castes hiérarchisant les individus selon leur naissance ;parce qu'il a prôné le culte des mérites et le respect des droits de la femme, dans un monde obscurantiste et moyenâgeux ; parce qu'il a interdit la traite des êtres humains, alors que l'économie mondiale fonctionnait encore sur l'esclavage et la traite (commerce triangulaire) : voilà quelques bonnes raisons pour dire que l'homme était non seulement très courageux, mais aussi une lumière, un don d'Allah et donc en avance sur son temps.
Oui, l'homme fut et demeure l'incarnation de l'unité nationale. Par sa naissance, sa formation, ses alliances matrimoniales et sa mort, il est bel et bien un symbole fédérateur de la diversité culturelle et communautaire de la Mauritanie. Ses descendants se comptent parmi les Arabes, les Peuls et les Wolofs, trois communautés qui peuplent la Mauritanie.
- Cheikh Souleymane Ball est connu pour avoir édicté, entre 1776 et 1880, les critères de candidature à l'Almamiya du Fouta, aboli un certain nombre de privilèges liés à la naissance et appelé le peuple à destituer leur Almamy s'il s'avérait corrompu... Sont-ce là les bases de l'État théocratique qu'il instaura au Fouta ?
- En effet, Cheikh Souleymane Bal a dessiné le prototype d'un bon dirigeant pour le Fouta, en insistant sur le savoir, la justice, l'équité, la modestie, entre autres qualités du bon chef ; en encourageant les populations au bon choix de leurs dirigeants, sans jamais se laisser écraser par la dictature ; en leur donnant de bonnes leçons de démocratie: choisir leurs chefs, les accompagner dans la bonne gestion des affaires du pays et destituer les despotes qui se prendraient pour des monarques éclairés. On met surtout au mérite de CSBAAL d'avoir brisé les chaînes de la servilité, secouru une veuve victime d'injustice, fait débarquer d'un chaland des jeunes destinés à la traite négrière. On lui reconnaît d'avoir voulu établir une société égalitaire. Oui, il consacra toute son énergie et sa vie à la réalisation de ce projet d'État théocratique au Futaa.
- Pouvez-vous nous rappeler les dix commandements que CSBAAL adressa au Fouta quand il sentit venir la mort ? Quels enseignements les jeunes mauritaniens peuvent-ils tirer de son œuvre ?
- L'action de CSBAAL s'adresse avant tout aux notables, marabouts et autres dirigeants du Fuuta. Elle tourne autour de la gestion du pouvoir et de l'administration d'un pays, de la liberté des personnes(lutte contre l'esclavage), la défense des faibles(égalité devant la justice) en préservant notamment la femme et l'enfant, l'assistance aux nécessiteux (redistribution de la zakat) et la bonne gouvernance, assortis de la défense de l'intégrité du territoire. Nous fondant sur Cheikh Moussa Kamara, une des principales sources de l'histoire du Fuuta, on rappellera encore que Cheikh Souleymane Baal basait le choix du chef sur certains critères dont une bonne connaissance de la religion, quelle que soit son origine sociale, la suffisance dans les biens de ce monde et le dédain à s'enrichir, sous peine d'être combattu et/ou destitué. Ne pas choisir l'Almami dans les mêmes familles signifie encouragement de l'alternance au pouvoir.
Dans son discours mémorable de Hooré Foondé, il s'adressa à l'Assemblée nationale en ces termes : " Habitants du Fouta, vous avez promis de suivre l'homme qui vous ouvrirait la porte par laquelle vous pourrez vous dégager du joug des Deeniyankoo6e et mettre fin à la tyrannie des Maures. Je suis votre homme. J'ai ouvert cette porte. Il faut vous ceindre les reins pour faire triompher la cause de Dieu et que Celui-ci vous accorde la victoire : elle est avec les patients.
Moi, je ne sais pas si je trouverai la mort en ce combat. Mais si j'y meurs, prenez pour chef un imam savant, scrupuleux, honnête et qui n'aime pas le pouvoir pour le pouvoir. Après l'avoir élu, si vous le voyez s'enrichir outre mesure, destituez-le, enlevez-lui ses biens mal acquis. S'il refuse sa révocation, combattez-le et chassez-le, afin qu'il ne laisse point à ses descendants un trône héréditaire. Élisez pour le remplacer un autre imam, homme de science et d'action de n'importe quelle origine sociale. Ne laissez pas le trône en monopole d'une même tribu car, si vous le faites, il se transformera en bien héréditaire. Que quiconque le mérite devienne votre roi. Ne tuez ni enfant, ni vieillard. Que nul d'entre vous ne mette à nu une femme ; ce sera scandale pire que le crime ".
La jeunesse mauritanienne peut s'inspirer de la pensée de CSBAAL pour impulser un développement et une dynamique de réconciliation nationale. Le culte de l'effort, l'apologie de la méritocratie, le culte de la connaissance et le refus de l'arbitraire sont des valeurs positives.
- On dit que CSBAAL fut enterré à Djinga, près de Djéol (Gorgol) en Mauritanie. Quel est l'état de sa sépulture ? Qu'entend faire l'AMRO pour contribuer à sécuriser son tombeau et en faire un lieu de recueillement (ziyara) ?
- La plupart des sources soutiennent que CSBAAL mourut dans la plaine de Fori et qu'il fut enterré en ce qu'on appelle le " Djériel Tumbéréa ", à un kilomètre de Jingué, une petite plaine sablonneuse entourée de terres inondables. La découverte de sa tombe est attribuée à un berger qui aurait remarqué, il y a une soixantaine d'années, l'affleurement d'une pierre tombale qui portait son nom. Cette pierre a aujourd'hui malheureusement disparu. Dans les années 80, Baal Mohamed El Habib, dit Doudou Baal, ingénieur des Eaux et Forêts, établit une clôture autour du lieu. En 2007, des jeunes de Tumbéré Jingue y construisirent un mausolée, en collaboration avec une association CSBAAL italienne.
L'état de la sépulture laisse à désirer, à cause de la montée des eaux durant l'hivernage. Notre association compte la sécuriser en la clôturant par un mur et en renforçant ses fondations, d'une part, et, d'autre part, vulgariser l'importance de ce lieu de mémoire pour toutes les communautés culturelles mauritaniennes. N'est-il pas classé patrimoine mondial de l'humanité ? Il a été visité par deux de nos ministres de la Culture, Lalla mint Chrif puis Hindou mint Aïnina accompagnée d'Amedi Camara, alors ministre de l'Environnement.
- Comment appréciez-vous la réfection de l'école dite " Cheikh Souleymane Baal " à Sebkha ?
-C'est une très belle initiative, une très bonne chose que la mémoire de nos grands hommes soit honorée de diverses manières : en donnant leur nom à des établissements publics, des avenues ou des rues, des institutions étatiques, etc. La conscience collective se fixera sur ces noms et s'interrogera sur les raisons qui ont engendré ces choix. L'histoire sera interpelée pour retracer les trajets de ces personnages, ce qui fera revivre leurs actions et parcours. Tous nos remerciements donc aux autorités, particulièrement au maire de Sebkha et à son équipe. Et au journal " Le Calame " pour l'attention portée au saint homme, Ceerno Souleymane Baal.
Propos recueillis par Dalay Lam