La notion d’identité est difficile à cerner, elle est complexe et interroge multiples domaines de réflexion dont font partie la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la géographie et la politique. Dans ce domaine, la mise en cohérence des productions des différentes analyses n’est donc pas aisée. Nous allons donc privilégier les approches politico-historiques et géographiques, appliquées au cas de la Mauritanie.
Ce concept renvoie-t-il à un modèle culturel spécifiant une société donnée ? Se définit-il par le travail qui détermine une identité professionnelle, plaçant l’individu dans une classe sociale, ou s’appuie-t-il sur des critères culturels liés à la langue, aux traditions et à la religion ? L’appartenance d’un groupe humain à une même unité spatiale, délimitée par une certaine frontière, peut engendrer une territorialité identitaire, pouvant être d’ailleurs hybride comme en parle le penseur Edward SaÏd en évoquant les « identités hybrides, mêlées qu’a pu créer l’histoire coloniale ».
Les identités résistent-elles au temps des changements ? Quel rôle jouent les interactions sociales dans leur construction ?
Notre objectif est d’apporter un modeste éclairage sur la problématique de l’identité en Mauritanie, dans ses manifestations et ses crises à travers les différents contextes politiques car l’avenir de ce pays est lié à la réponse qui sera finalement donnée à ces controverses identitaires qui le tiraillent.
Des identités tribales et ethniques à la recherche d’une identité nationale
L’appellation Mauritanie est une création de la colonisation française, elle désigne un territoire habité par diverses identités sociales, ce dernier est de logique unificatrice. Mais, avant le nouveau contexte colonial qui date du début du XXe siècle, ce qui est devenu la Mauritanie, était partagé entre d’autres identités spatio-sociales diffuses et fragmentées du fait de l’absence d’un centre de références communes.
Quatre sociétés vivaient donc en interaction sur deux types d’espaces : un espace de nomadisme moins humide et un autre situé aux confins de la rive droite du fleuve Sénégal où les habitants mènent un mode de vie plus sédentaire. Les Maures ou Beidhanes organisés dans des Emirats ou confédérations tribales, les Halpoularens du Fuuta, les Soninkés du Ngalam et les Wolofs du Walo sont les quatre groupes humains qui peuplent ces deux espaces. Ils sont marqués par des identités qui présentent des ressemblances mais aussi des différences. Ces identités relèvent surtout du fait religieux, de l’organisation sociale et de la culture(langue, mode vestimentaire, gastronomie, traditions, loisirs etc.).
Depuis le processus d’islamisation des habitants de ces espaces, dans le sillage des échanges entre l’Afrique subsaharienne et le monde arabo-musulman (Maghreb et Proche-Orient), est née une référence identitaire commune à caractère religieux. L’identité islamique devient un fait historique, unificateur et homogénéisant des quatre sociétés indiquées plus haut. Cette nouvelle identité crée de nouveaux rapports humains et cimente les sociétés dont les modes de vie et les rapports sont désormais fortement influencés par elle(le mariage de la Linger du Walo Ndyombot, avec Mohamed El Habib, roi des Trarzas en est une preuve éloquente).Des événements endogènes survenus partiellement dans ces sociétés anté-coloniales vont créer de nouvelles conditions d’existence qui renforcent la marque de l’identité islamique. Les contextes politiques que constituent le mouvement de Nasr Dine, acteur de la guerre civile dénommée Char Bebbe (1673-1677) qui peut être interprétée comme une manifestation des conflits identitaires locaux, et son prolongement victorieux dans le Fuuta, terre de la révolution musulmane des Toorodbe de Thierno Souleymane Bal(1774-1776) qui instaura l’Etat théocratique de l’Almamiyat, sont deux facteurs ayant contribué à l’ancrage de l’identité islamique dans cette partie de l’Afrique de l’ouest.
Mais, rappelons-le, cette nouvelle identité acquise en interaction avec d’autres populations, est historiquement précédée par d’autres considérations identitaires fondées sur des données culturelles(langue et mode de vie). Les Maures ou Beidhanes, malgré leur diversité sociale interne, parlent tous le Hassania et partagent globalement les mêmes traditions culturelles (mode vestimentaire, gastronomie, loisirs etc.) Les Halpoularens, les Soninkés et les Wolofs sont aussi des communautés qui ont leurs spécificités culturelles et sociales manifestes. L’identité islamique partagée par tous n’estompe pas non plus d’autres identités contradictoires produites par l’organisation sociale. Les identités tribales sont variées et fortes de même que les identités ethniques. Chaque tribu ou chaque ethnie forge la personnalité des individus qui la composent. Ces identités créent un environnement de dispersion géographique et sociologique dont la dynamique centrifuge est aggravée par d’autres logiques identitaires soutenues par une structuration sociale où chaque personne est classée, dès sa naissance, dans un sous-groupe donné - une sorte de caste - où l’identité est déterminée par le travail exercé, souvent hérité de père en fils, donnant l’impression d’être une fatalité implacable, tel le système social hiérarchique en Inde. Cette organisation secrète une stratification sociale fonctionnant selon une échelle de valeurs inégalitaires et arbitraires. Etant en grande partie une résultante des influences des sociétés traditionnelles ouest-africaines, une telle stratification sociale, en castes, structure les identités socio-professionnelles dans les quatre sociétés inégalitaires qui composent l’actuelle Mauritanie, au sein desquelles les lignes de fracture ne sont pas raciales mais sociales contrairement aux réalités dans d’autres sociétés comme les USA, l’Afrique du sud ou le Brésil.
En se superposant sur un substrat social traditionnel, le contexte politique colonial (1900 – 1960) a unifié les anciens territoires (Emirats et royaumes) dans le cadre d’un nouvel Etat centralisateur qui va constituer l’outil de formation d’une nouvelle identité globalisant et ranstribale et transethnique, comparable, de par son caractère rassembleur, à l’identité islamique qui lui est antérieure. Mais cette identité nationale commune n’a été favorisée et diffusée que dans le cadre de l’évolution du pays vers le contexte d’indépendance sous l’autorité de feu Moctar Ould Daddah qui va faire de ce nouvel idéal identitaire un «défi essentiel » à braver dans la logique de construction d’un « Etat nation » à la mauritanienne dans lequel les identités traditionnelles doivent nécessairement avoir moins de prégnance sociale.
Pour promouvoir la prééminence de l’identité nationale sur les autres, les nouvelles autorités politiques, entre 1960 et 1978, ont eu recours à des subterfuges en matière du système électoral et de dénomination des entités territoriales qui composent le pays. L’institutionnalisation de la liste unique aux élections législatives aidait les électeurs, dans les différentes parties du pays, à prendre conscience de leur « appartenance au même espace géographique, au même groupement humain à composantes diverses ». Faisant le bilan de l’impact de leur gestion politique, en matière de rapprochement des différentes composantes du peuple, les autorités nationales de l’époque affirmaient que leur gouvernance politique a constitué « l’un des éléments qui avaient permis aux différentes composantes du peuple mauritanien de prendre tant soit peu conscience, en une vingtaine d’années, de leur commune mauritanité » (Moktar Ould Daddah, 2003).
Dans le même ordre d’idées, une autre technique utilisée par le pouvoir politique, postindépendance, pour atteindre l’objectif de forger une nouvelle identité supra-tribale et supra-ethnique, en l’occurrence le fait d’adopter une nouvelle appellation des démembrements locaux du territoire national. Cette technique esquisse une sorte de rupture d’avec l’ordre identitaire traditionnel : « au lieu d’avoir, comme les anciens cercles, des noms de tribu ou de groupes de tribus (Brakna, Trarza) ou de régions géographiques identifiées à des collectivités tribales ou ethniques (Adrar, Gorgol), les nouvelles entités étaient désignées, d’une manière anonyme, par un numéro : 1re, 2e, 3e région et ainsi de suite » (Moktar Ould Daddah, 2003).
Malgré les acquis obtenus sur la voie de l’affirmation d’une identité patriotique commune, les anciennes identités sectaires demeurent vivaces, provoquant parfois des chocs identitaires douloureux pour le pays. C’est le cas des événements sanglants, inter-ethniques en 1966, quoique circonscrits principalement dans les milieux scolaires. Ces événements malheureux montrent que les anciennes identités diffuses, réunies de façon coercitive d’abord par la colonisation, puis par les pouvoirs postindépendance, se sont confrontées à la réalité des conflits d’intérêts dans un Etat unitaire de formation exogène, ne bénéficiant pas toujours de la confiance de tous ses habitants d’appartenances identitaires diverses. Ils sont révélateurs de la montée en puissance des contradictions identitaires de caractère essentiellement culturel. Par contre, les événements particulièrement sanglants de mai 1968 à Zoueratt sont fondateurs d’une nouvelle identité de classe sociale qui transcende les clivages ethniques et tribaux qui trouveront hélas dans les conditions créées par le changement du contexte politique à partir de 1978, un terrain de prédilection pour ressurgir avec plus de vigueur. Ainsi, vont refluer les considérations identitaires qui rassemblent, laissant l’espace des représentations sociales être dangereusement occupé par des idées potentiellement fratricides.
Le contexte de despotisme militaire et la résurgence des revendications identitaires
Faute d’alternatives et de vision pour faire face aux défis que pose la coexistence des anciennes identités séparées, dans le cadre étatique nouveau qui exige une nouvelle identité nationale, en plus de l’approfondissement des crises économiques, sociales et écologiques, plusieurs groupes sociaux se font entendre, revendiquant la reconnaissance de leur spécificité et les droits qui s’y rattachent.
Au sein des ensembles tribaux, réapparaissent des élites qui véhiculent une nouvelle identité culturelle arabe, revendiquée face à la francophonie, vue comme un héritage colonial en contradiction avec l’identité nationale authentique. Cette mouvance met en avant le concept du panarabisme et arrive à rassembler une grande partie de l’intelligentsia dans le cadre de ce projet identitaire affirmé pour la Mauritanie ; elle supplante progressivement une mouvance qui a marqué l’opinion mauritanienne au cours de la décennie 70, excellant dans un modèle d’analyse sociale et politique en termes de classes sociales et aspirant à bâtir une société de citoyens égaux en droits et en devoirs. Le recul de cette mouvance unitaire a laissé le champ libre à d’autres revendications identitaires particularistes.
Les défenseurs des intérêts identitaires de type ethnique s’activent sur la scène nationale et scandent des slogans qui prennent en charge la spécificité des trois groupes négro-africains (Halpoularens, Soninkés et Wolofs) notamment dans le secteur de l’éducation et au niveau de la représentativité dans les différentes sphères de l’Etat, soutenant, face à l’arabité, l’africanité de la Mauritanie.
Dans le cadre de cette explosion des positionnements identitaires, émerge une nouvelle tendance portée par une classe moyenne naissante au sein de la couche Hratine. Cette tendance met en avant les particularités sociales et culturelles de cette couche pour revendiquer des droits civils et s’insurger contre la discrimination et la marginalisation subies par cette composante nationale dans le cadre du système social traditionnel. Les idées défendues par les leaders de cette mouvance sont divergentes, alors que certains se limitent à exiger la justice et l’égalité pour cette couche, d’autres vont plus loin pour défendre confusément, pour celle-ci, un statut de composante séparée de la société beidhane. Le phénomène du particularisme identitaire ne se limite pas à ces exemples, loin de là. Il se manifeste aussi au niveau de la « caste » des artisans et de celle des guerriers qui, toutes les deux, sont traversées par certaines initiatives visant à les organiser afin de sauvegarder leurs intérêts.
En revanche, le reflux amorcé par la mouvance qui défend l’arabité de la Mauritanie, profite, en force, à la relance de la mouvance identitaire d’inspiration religieuse islamique, qui regroupe et unit sur la base d’un discours qui appelle à la fraternité musulmane.
La recrudescence des mouvements centrifuges et identitaires découle, en grande partie, de la gestion des affaires publiques faite par le despotisme militaire, érigeant le népotisme, l’entrisme, le clientélisme et le chauvinisme en ligne de conduite. L’Etat est vu comme une «vache à lait», «un gâteau à partager » et chaque groupe s’organise et imagine une stratégie particulière pour tirer à soi la couverture dans une situation de crise généralisée.
Un tel contexte de division et de montée des particularismes identitaires, sur un fond de difficultés multidimensionnelles présente de gros risques de dérapage et de basculement dans des turbulences violentes, comme ce fut le cas malheureusement au Liban (1975-1990), au Rwanda (1994), en Centrafrique, en Côte d’Ivoire (2002-2007) ou au Mali.
Quel projet soutenable pour contenir et transcender les crises identitaires en Mauritanie ?
Les sociétés mauritaniennes (Beidhane – Halpouularen– Soninké et Wolof) traversent une phase d’évolution de leur histoire poussée par une dynamique impulsée par une imbrication de logiques identitaires pouvant être contradictoires (incompatibilité du national avec le tribal ou l’ethnique) ou en phase (la mauritanité, l’islamité et la citoyenneté). Les mutations qui traversent ces sociétés, dont les identités anciennes (tribu, ethnie, caste etc.), sont de plus en plus concurrencées par de nouvelles identités de type moderne (nationalité – classe sociale, citoyenneté etc.), font d’elles des entités en transition d’un état coutumier vers un autre plus rationnel. Cette transition identitaire est favorisée par des facteurs à la fois géographiques, mais aussi climato-écologiques et politiques. La forte urbanisation du pays donne naissance à des villes dont le poids et les fonctions grandissent au point d’influencer les mentalités et les rapports sociaux. Une culture urbaine est en émergence, faite de plus de liberté, de métissage et de mixité, ce qui corrobore l’assertion qui qualifie les villes de « tombeau des traditions ».
Cette urbanisation, qui impacte fortement les sociétés, est alimentée par un exode rural massif qui est fondamentalement généré par la dégradation des conditions de vie dans les campagnes qui sont abandonnées aux effets néfastes de la sécheresse et de la désertification. La péjoration climatique et écologique contribue à disloquer les rapports sociaux qui fondent les identités anciennes. A toute chose, malheur est bon !
Les acteurs politiques, syndicaux et ceux de la société civile, agissent aussi sur les sociétés, à travers des discours et des actions qui participent à l’effort de transition sociétale à laquelle contribue, en plus, la croissance économique symbolisée par l’accroissement des activités dans les secteurs secondaires et tertiaires. Cette dynamique de transformations sociales est en outre soutenue par le développement des échanges transfrontaliers dans le cadre de la mondialisation et des stratégies d’intégration régionale. Cependant, les identités sociales, de type caste, de configuration trans-tribale et trans-ethnique, ont la peau dure et semblent résister au temps.
Pour que cette transition sociétale suive un processus positif et fasse émerger des sociétés nouvelles, plus viables et évoluées, il convient d’identifier des pistes et des mécanismes consensuels de gestion du pays.
Les Mauritaniens, de tous bords, ont intérêt à se retrouver et à débattre librement, en toute sérénité, des problèmes de fond qui hypothèquent la bonne marche de leur pays. Ce débat doit aboutir à un pacte national, voulu et accepté par tous, qui doit servir d’outil de gouvernance du pays.
L’Etat doit jouer son rôle de locomotive institutionnelle qui tire le pays vers plus d’unité, de progrès et de développement, en cultivant les valeurs de patriotisme, de citoyenneté et rompre avec les pratiques qui constituent un terrain de prédilection pour les identités particularistes qui risquent de déchirer le pays. Trouver le chemin d’une synthèse d’identités viable pour tous est un impératif existentiel à prendre en compte.
Ensemble, les élites nationales doivent contribuer à démocratiser les différentes sociétés grâce à des efforts soutenus contre les inégalités, les injustices et pour faire évoluer les mentalités anachroniques qui entravent le progrès social : tracer une voie mauritanienne ouverte sur les expériences fécondes des autres peuples sans pour autant les copier, faire en sorte qu’elle soit garante de l’unité nationale et de l’instauration d’un Etat de droit unitaire qui protège durablement tous les mauritaniens sans distinction.
Références bibliographiques :
- Moktar Ould Daddah, La Mauritanie contre vents et marées, édit. Karthala, 2003 ;
- Boubacar Barry, Le royaume du Walo, édit. Karthala, 1984 ;
- Le MND (1979), contribution à l’étude de la question nationale ;
- Edward SaÏd, L’orientalisme : l’orient créé par l’occident ; 1978.