Le Calame : L’actualité politique est dominée par des tentatives pour la tenue d’un dialogue politique inclusif entre la majorité et l’opposition. Comment le président de la CENI accueille-t-il cette initiative ?
Mohamed Vall Bellal : Vous savez, dans le domaine de la politique, on est toujours heureux d’entendre parler de dialogue, rencontre, concertation, échange... Le dialogue est une vertu, un outil indispensable de développement, de paix et de stabilité. Quel que soit le contexte, le dialogue n’est jamais de trop. J’ai suivi les querelles de mots entre partisans de la « concertation » et partisans du « dialogue ». Je comprends bien que ces querelles de mots cachent des sous-entendus politiques. Pour la Majorité, je crois que le terme « dialogue », à force de se trouver au cœur des batailles politiques entre pouvoir et opposition pendant des décennies, a acquis une résonance particulière. Il est désormais évocateur de « crise », « blocage », « exception », « transition », etc. De ce point de vue, revendiquer le dialogue relève du passé, eu égard au climat d’ouverture, de dialogue, de respect réciproque, et de concertation presque au quotidien instauré depuis l’élection du président Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani.
De son côté, l’Opposition s’attache au « dialogue » non seulement pour souligner l’importance des dossiers en suspens, mais aussi et surtout pour réfuter sinon contredire l’élan de « rupture » avec le passé que prétend la Majorité et tente d’accréditer. Selon l’Opposition, les pas franchis en matière d’ouverture sont encore insuffisants pour dispenser le pays de dialoguer. Son regard reste donc sur le « rétroviseur » et son pied, pas loin de « l’accélérateur ». Tout ça est de « bonneguerre », et fait partie du jeu. En Mauritanie, on tient très peu compte des clignotants. On peut virer dans un sens ou dans un autre sans « clignoter » ; on peut même clignoter dans un sens et aller dans le sens inverse. Passer d’une concertation à un dialogue, ou d’un dialogue à une concertation est une affaire bien simple. L’essentiel est de se voir et de discuter. Je suis persuadé que nous assisterons dans les semaines qui viennent à un débat intéressant, responsable, et sans passion.
Alors, qu’en attendez-vous ?
-Je m’attends à ce que le débat programmé - appelez-le comme vous voulez - soit serein et ouvert. L’Opposition en particulier ne voudra pas acculer le pouvoir, qui de son côté ne voudra pas la bousculer. Je souhaite que l’attention soit principalement portée à l’élaboration d’un « CODEÉLECTORAL » complet, réfléchi, consensuel, et mûr. Un code qui soit conforme aux normes internationales de liberté, de transparence, d’équité des élections, et imbu de nos valeurs et expériences propres. A cet égard, la CENI avec l’appui financier du PNUD a travaillé à rassembler et à intégrer « l’Existant » dans un avant-projet de loi, pouvant servir de point de départ à un débat fructueux sur ce sujet. Aussi, sommes-nous prêts à apporter notre modeste contribution et notre soutien à toute action ou réflexion sérieuse allant dans ce sens. Outre les questions électorales, je m’attends à ce que les participants puissent apporter au gouvernement des éclairages et lui adresser des résolutions/recommandations sur les autres dossiers importants inscrits à l’ordre du jour.
-Cette initiative découlerait de cette atmosphère de décrispation et de normalisation des relations entre le pouvoir et son opposition, depuis l’élection de Ghazouani. Quelle appréciation vous faites de cette « pacification » de l’arène politique mauritanienne après une dizaine d’années de crispation ?
-Je suis évidemment ravi de voir le Pouvoir et l’Opposition se parler. Dans une démocratie apaisée, ces deux entités sont les pôles d’un même système politique. Les relations entre les deux sont régies par une combinaison paradoxale : Unité et Rivalité ! Unité autour des valeurs républicaines globales, et Rivalité ou Compétition autour des programmes de politique sectorielle. L’Unité à elle seule étouffe le régime démocratique, et l’expose au risque de « fusion » et de « dilution ». La Rivalité toute seule le sclérose, et l’expose au risque de « désintégration » et de « dislocation. ». C’est ce que nous avons essentiellement vécu jusqu’ici. Rivalité, conflit, antagonisme ont invariablement conduit à l’effondrement du régime dans sa globalité, c’est-à-dire pouvoir et opposition ensemble. Aujourd’hui, nous sommes dans une bien meilleure posture.
Je souhaite que dans cette période incandescente, les paroles qui clivent et qui hystérisent le débat soient volontairement et unanimement mises de côté, et qu’à l’inverse, toutes les chances soient données à l’entente et à la compréhension. Au bout du compte, le pays a un président élu sur un programme d’action. Celui-ci est en droit de solliciter le concours de l’Opposition, de prendre son avis, de l’écouter et de l’entendre sur tel ou tel sujet. Mais il reste seul maître à bord. A ce titre, il doit assumer ses responsabilités, appliquer sans gêne le programme pour lequel il a été élu. Le peuple le jugera par la voie des urnes, au terme de son mandat.
-Pour la première fois en Mauritanie, un ancien chef d’Etat est inculpé pour corruption puis placé sous contrôle judiciaire.
Que vous inspire cet événement ?
Je m’abstiens de tout commentaire sur une affaire aux mains de la justice. J’espère tout simplement que les personnes impliquées puissent bénéficier d’un procès juste et équitable. Le fait pour un ancien chef d’Etat de passer devant la justice n’a rien de nouveau ; ni chez nous, ni ailleurs. Refusons de dramatiser les choses, de diaboliser, d’attiser la haine, de jeter l’huile sur le feu, ou de nous investir en injures et invectives contre qui que ce soit. Il faut bannir tout excès, notamment dans l’exercice de la liberté de presse et d’opinion ; y compris dans les réseaux sociaux. Tout doit être mis en œuvre pour éviter que l’immaturité et l’ignorance ne réduisent le débat sur ce dossier sensible en insultes, menaces et dénigrements. L’essentiel est que la Mauritanie sorte grandie de cette expérience, et que cette affaire ne crée une quelconque défiance envers l’alternance et la démocratie. Faisons confiance à notre justice, et que chacun vaque à la banalité de son quotidien. Voilà ce que j’en pense.
-Selon un membre de la Commission d’enquête parlementaire, le dossier dit de la corruption vient conforter l’Assemblée Nationale dans son rôle de contrôle de la gestion de la chose publique.Qu’en pensez-vous ?
-Oui, tout à fait ! L’Assemblée Nationale est dans son rôle.
-Après la dernière présidentielle, la CENI a produit un rapport bilan. Peut-on savoir la quintessence de ce document ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles la CENI était-elle confrontée tout au long du processus ? Qu’avez-vous recommandé pour améliorer la tenue des prochaines élections ?
-Notre rapport a été publié sur le site internet de la CENI où il peut être consulté. Je me souviens qu’un Centre Mauritanien d’Etudes et de Recherches avait organisé un large débat autour de ce Rapport à l’hôtel «Mauri-Centre» devant un parterre de journalistes, professeurs, chercheurs, juristes, personnalités politiques. Nous avons formulé des propositions et creusé des sillons profonds pour le bon déroulement des élections. Il appartient aux générations ultérieures de les suivre et de les approfondir.
-Quels rapports avez-vous entretenus avec les acteurs politiques de l’Opposition pendant la dernière élection présidentielle ? Ils ont accusé l’institution de partialité parce que, disaient-ils, elle a cautionné ou validé les résultats proclamés par le candidat Ghazouani avant même la proclamation des résultats officiels par la Commission ?
- Nous savions que des segments significatifs de l’Opposition n’étaient pas directement représentés à la CENI, et portaient des réserves quant à la neutralité de celle-ci. Nous savions également que l’absence d’accord sur les règles du jeu électoral constituait un lourd handicap. De ce fait, nous avions conscience de la nécessité de redoubler d’efforts, de chercher, et de trouver les voies et moyens nous permettant de calmer le jeu, et de rassurer toutes les parties en compétition. Ainsi, nous avons reçu les candidats un à un au siège de la CENI, écouté leurs doléances et conseils, discuté avec eux des modalités de travail, etc. Des réunions laborieuses ont été tenues avec les diverses campagnes, des mesures arrêtées, et un procès-verbal signé de tous. Nous avons veillé à ce que les mesures consensuelles prévues dans ledit procès-verbal soient appliquées. Il serait fastidieux de les énumérer ici, mais je puis assurer que tout s’est globalement bien passé. Certes, des erreurs ont dû été commises, des irrégularités ou des manquements ici et là, mais dans des proportions si minimes et si marginales qu’ils ne sauraient entacher la régularité globale du scrutin. Les résultats provisoires ont été rendus, moins de 48h après la clôture des bureaux de vote. Ces résultats ont été validés par le Conseil Constitutionnel après avoir examiné les plaintes déposées par certains candidats. Le Conseil Constitutionnel, faut-il le rappeler, comprend des membres désignés par les partis d’Opposition non représentés à la CENI.
S’agissant de la déclaration faite par le camp du candidat Ghazouani, la CENI avait fustigé cette sortie médiatique, la qualifiant d’illégale, nulle et non avenue. Je l’avais moi-même immédiatement condamnée dans tous les médias nationaux et étrangers. En tout état de cause, elle n’a eu et ne pouvait avoir aucun effet sur la conduite des opérations.
-On a connu un lendemain d’élection tendu, on a vu un énorme déploiement de forces armées et de sécurité dans la capitale. Qu’en avez-vous pensé ?
-Ce qui s’est passé n’a rien à voir avec les élections. Les jeunes qui sont descendus dans la rue voulaient crier leur colère contre la précarité, la pauvreté, le chômage, et l’exclusion. A la base de leur mouvement, il y avait « lesocial », et non « l’électoral ». Autrement dit, c’est contre les résultats « sociaux » qu’ils sont sortis, et non contre les résultats « électoraux », qui les donnaient gagnants dans leurs Moughataa. J’aurai peut-être compris leur soulèvement contre l’élection si les résultats annoncés par la CENI les avaient donnés perdants dans leurs fiefs. Mais dès lors qu’ils ont gagné dans leurs bases, je considère que les échauffourées déclenchées à El Mina et Sebkha étaient plus un acte de défi et de rejet à l’adresse du pouvoir, qu’une contestation réelle de l’élection. Celle-ci aurait simplement servi de déclic ; les résultats de la CENI n’étant qu’un alibi, un habillage. De fait, il n’y avait ni crise postélectorale, ni tension grave. C’est pourquoi, j’étais indigné et surpris par l’énorme déploiement de forces armées et de sécurité. J’avais dit aux autorités mon agacement, et demandé avec insistance le retour de l’internet et la levée rapide du dispositif militaire. Franchement, les mesures prises par le gouvernement à l’époque étaient disproportionnées par rapport à la réalité - somme toute modeste - des protestations.
-Comment expliquez-vous le fait que presque partout en Afrique, les CENIs sont traitées par les Opposants de partialité, de rouler toujours pour le parti au pouvoir ? Est-ce parce que leurs présidents sont nommés par les pouvoirs en place ?
- Il n’est pas tout à fait exact de dire que presque partout en Afrique, les CENIs sont traitées par les Opposants de partialité, de rouler toujours pour le parti au pouvoir. D’abord, les CENIs ne peuvent être logées à la même enseigne. Il y en a des bonnes, et des moins bonnes. Les bonnes sont celles qui, sans avoir fonctionné de façon irréprochable, se sont acquittées de leur mission de manière honorable. Ensuite, les CENIs diffèrent d’un Etat à un autre, selon l’histoire spécifique de chaque État, l’efficacité et la réputation de son administration, les prérogatives de la CENI, son mode de composition, la pérennité et/ou la durée de son mandat, le profil de ses membres, le rapport des forces politiques à l’origine de sa création, etc. On ne peut donc absolument pas porter un jugement unique sur les CENIs.
Aussi, la question qui se pose aujourd’hui n’est pas de savoir si celles-ci sont neutres ou partiales. Les CENIs ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt d’obstacles et d’embûches qui se dressent sur le chemin de la démocratie. Le vrai problème qui se pose aujourd’hui est de savoir comment répondre aux multiples points d’interrogation qui interpellent les démocrates ? Que faire face aux pesanteurs du passé, aux mentalités obsolètes, à la force de l’habitude, à l’esprit tribal, clanique et ethnique, à l’ignorance, la pauvreté, le clientélisme, etc. ? Que faire en l’absence de classe moyenne, indépendante et libre ? Les CENIs n’ont-elles pas besoin de citoyens conscients, de fonctionnaires honnêtes, de partis démocrates, d’ONG engagées, de magistrats compétents, de journalistes indépendants... ? Ces questions interpellent toute l’Afrique, avec moins d’acuité dans les pays démocratisés par le bas, que dans les pays où la démocratisation s’est opérée par le haut, comme le nôtre.
-Pensez-vous qu’il y a eu effectivement « alternance » démocratique en Mauritanie, avec l’élection de 2019, que vous avez conduite ? Certains considèrent qu’on n’est pas sorti de l’auberge, qu’en dites-vous ?
-Effectivement, certains milieux retiennent contre l’élection de 2019 de ne pas avoir conduit à la défaite du candidat du pouvoir. Dans cette logique, l’élection n’est juste et équitable que SI et SEULEMENT SI le camp de l’opposition en sort gagnant ! Or, ce critère n’existe nulle part ! Dans toute démocratie, il suffit que l’élection offre des chances égales aux candidats, et que les règles du jeu soient acceptées. A partir de là, le verdict des urnes tranche. Rien, absolument rien ne dit que la majorité doit forcément basculer d’un camp politique à un autre pour attester de la transparence d’une élection. Les pays européens par exemple, à l'exception de la Grande-Bretagne, ont mis près de cent ans pour connaître l’alternance entre majorité et opposition. Le Danemark l'a connue dans les années 50, l'Allemagne de l'Ouest en 1969, la Suède en 1976, l'Espagne et le Portugal seulement dans les années 80. En France, la droite a gouverné sans discontinuer de 1958 à 1981. De de Gaule à Giscard d’Estaing en passant par Pompidou, 23 ans sont passés. L’alternance entre les 2 camps a dû attendre que la gauche réalise son unité autour du fameux « programmecommun » pour vaincre. L'Espagne fut gouvernée sans alternance par le PSOE de 82 à 96, soit 14 ans. La Grande-Bretagne par les Conservateurs de 1979 à 1997, soit 18 ans d’affilée, dont 11 années de Thatcher. Au Sénégal, le multipartisme a été instauré en 1976. Mais il a fallu attendre 24 ans pour rassembler la gauche autour du célèbre « Sopi » de Wade en 2000, et battre le Parti Socialiste au pouvoir depuis 40 ans.
Bref, la pratique démocratique fixe des règles claires, garantit l’égalité des chances entre les forces en présence, de manière à permettre l’alternance entre majorité et opposition ; mais elle n’implique pas forcément la victoire de l’un ou l’autre des deux camps. D’ailleurs, il peut arriver que le pouvoir, tout en restant dans le même CAMP, change totalement de CAP. Je conclus pour dire qu’il y a bien eu alternance démocratique en Mauritanie, suite à l’élection de 2019.
-Vous avez assisté au Congrès Constitutif de l’Union des Anciens Ministres. Que répondez-vous à ceux qui s’interrogent sur l’utilité de WISSAM ?
-En fait, je ne suis que vaguement informé sur WISSAM. L’un de ses fondateurs, en l’occurrence, mon frère et ami Mohamed Yeslem Ould El Vil m’avait brièvement entretenu du projet. Depuis, une année s’est écoulée jusqu’au jour où le bureau provisoire m’a invité au congrès constitutif. J’ai assisté à la séance d’ouverture officielle. En fait, je vois dans WISSAM une sorte d’Amicale ou d’Office d’Etudes et de Débat destiné à rassembler et à additionner les valeurs, capacités et talents des membres pour les mettre au service de la Nation. J’y vois un riche capital d’expérience et de connaissance des réalités du pays qu’il faudrait exploiter. Un capital d’autant plus fécond et précieux qu’il nait d’une alliance de générations aux origines les plus diverses et aux chemins les plus variés. Le temps nous dira !
Propos recueillis par Dalay Lam