Ce texte publié le 11 février 2018 a été enrichi à l'occasion de ce cinquante-quatrième anniversaire de l'arrestation des auteurs du Manifeste du 19.
Nous avons choisi de mettre en lumière la gestion clivante du président Moktar Ould Daddah et ses conséquences, le soutien proposé par la France pour rétablir l'ordre et celui effectif de la Guinée de Sékou Touré "en proie à la question peule’’, qui a dépêché une délégation à Nouakchott, la réaction des milieux panarabistes qualifiés de champions de l'arabisme qui prônent la scission de la Mauritanie et louant implicitement le rattachement au Maroc, les victimes collatérales oubliées de cette tragédie que le président Ould Daddah accable à tort dans ses Mémoires.
Comme en mai 1958 au congrès d'Aleg, la mise en place d'une commission paritaire appelée « commission nationale d’étude » composée de dix membres (cinq noirs et cinq maures) chargée de trouver un compris acceptable s'avérera être une manœuvre politicienne.
Nous avons intégré dans ce texte deux liens d'articles instructifs et à propos écrits par Mohamed Askia Touré et Tijane Bal.
Le contexte
La rentrée scolaire d’octobre 1965 s’effectue dans un climat très tendue. Le 4 janvier 1966, la totalité des élèves noirs des lycées de Nouakchott et de Rosso se mettent en grève qu’ils déclarent illimitée. Ils réclament la suppression du décret d’application de la Loi du 30 janvier 1965 rendant obligatoire l’enseignement de la langue arabe dans le secondaire. Cette crispation autour de la querelle linguistique, datant de la période coloniale, est perceptible dans la lettre de Oumar Satigui Sy, datée du 10 juin 1965, adressée à Mohameden Ould Babah professeur d’arabe. Il reproche à Ould Babah d’avoir déclaré lors de la distribution des prix au lycée de Nouakchott ceci « … La Mauritanie, socialement, culturellement, politiquement ne trouve sa raison d’être que dans l’économie du mot « arabe ». Après avoir rappelé la nécessité de préserver la spécificité des diverses communautés, Oumar Satigui Sy conclut sa lettre en ces termes « …Aucune d’entre elles ne pourra assujettir l’autre » (source : Le Monde, 17 février 1966, page 6).
Le Conseil des Ministres du 13 janvier 1966 décida de la suspension et du déclenchement de poursuites judiciaires contre les 19 signataires du Manifeste publié le 6 janvier.Ils sont tous arrêtés le 11 février 1966.
La généralisation de la contestation
Ce mouvement de contestation scolaire trouve rapidement un écho favorable auprès de nombreux hauts cadres originaires de la vallée. Le 6 janvier, par solidarité, dix-neuf d’entre eux apportent leur soutien à la revendication de ces élèves et posent le problème de la cohabitation nationale : ils publient le Manifeste des 19. Le même jour, la grève s’étend à Kaédi. Des bancs de l’école, la contestation se propage à la fonction publique et le 8 janvier, 31 fonctionnaires noirs de Nouakchott se solidarisent des grévistes et approuvent le Manifeste des 19. Ces fonctionnaires se constituent en comité de soutien. Parfois certains d'entre eux sont cités parmi les 19. A Dakar, des étudiants et stagiaires mauritaniens mettent à sac les locaux de leur ambassade et se déclarent solidaires du Manifeste des 19 dans une lettre adressée au président Moktar Ould Daddah.
Certains milieux maures réagissent à ce qu’ils considèrent comme une provocation et demandent que des sanctions fortes soient prises contre les signataires de ce Manifeste. « Le président de la République est accusé de se dérober devant ses responsabilités de gardien de la légalité et de la Constitution », selon eux.
Pour contenir la contestation, les élèves du secondaire furent mis en vacances du 19 janvier au 4 février inclus. Une « commission nationale d’étude » pour trouver un compromis acceptable pour les deux parties est créée le 31 janvier 1966. Elle est composée de dix membres, cinq maures et cinq noirs. Les intérêts de la communauté maure sont défendus, entre autres, par des négociateurs intransigeants dont Ahmedou Ould Babana champion de l’arabisme en Mauritanie, et ceux de la communauté noire par Mame Diack Seck averti des problèmes de l’enseignement, et Docteur Bocar Alpha Ba, ancien ministre et un des chefs de file du mouvement revendicatif. Cette commission s’est réunie pour la première fois le 2 février en présence de Moktar Ould Daddah. Comme en mai 1958 à l'issue du Congrès d'Aleg, les travaux de cette commission sont classés dans les tiroirs du Parti du Peuple Mauritanien.
Mais à la rentrée scolaire, des bagarres éclatèrent le 8 février au lycée national de Nouakchott entre élèves noirs et maures et dans la nuit un tract invitant les élèves maures à la confrontation et à la scission de la Mauritanie fut diffusé. Dans ce tract, on pouvait lire « Scission complète, immédiate et définitive de deux ethnies » et il se termine par ces formules « Vive la République Arabe de Mauritanie, vive le Maroc » (source : Documents Diplomatiques Français 1966 Tome (1 janvier – 31 mai 1966),n° 103/DAM215 février 1966, page 296).Le lendemain, des affrontements opposent les deux communautés dans divers quartiers de Nouakchott, le bilan officiel, sans doute minoré, fait état de 6 morts et 70 blessés. Selon tous les témoignages corroborés par des documents d’archives, des Hratines furent utilisés comme « bras armés ». La Mauritanie venait de connaitre sa première grave crise intérieure.
L'offre française pour le maintien de l'ordre et le soutien de Sékou Touré
Le Président Moktar Ould Daddah rapporte dans ses mémoires, La Mauritanie contre vents et marées, parues aux éditions Karthala en 2012 (page 344), que la France par la voix de son ambassadeur, Jean – François Deniau, était prête « à nous envoyer, à partir de la base de Dakar, des éléments de troupes pour nous aider à rétablir l’ordre » mais qu’il déclina l’offre et prit les mesures suivantes : la fermeture de tous les établissements secondaires, l’envoi de renforts à Aïoun et Kaédi, la supervision des émissions de Radio Mauritanie, l’instauration d’un couvre – feu, de 18 heures 30 à 07 heures à Nouakchott et l’arrestation des 19 signataires du Manifeste le 11 février (voir photo).
Le Conseil des Ministres du 13 janvier 1966 décida de la suspension et du déclenchement de poursuites judiciaires contre les 19 signataires du Manifeste. Ils sont tous arrêtés le 11 février 1966.
Le même jour, le président Sékou Touré en « proie à la question peule » envoie une délégation pour assurer le gouvernement mauritanien de la compréhension et du soutien de la Guinée. Cette délégation conduite par El Hadji Makassouba Moriba, secrétaire d’Etat, accompagné de Tibou Tounkara, ancien ambassadeur en Mauritanie, suggéra aux « autorités de Nouakchott de rejeter la responsabilité des incidents sur les impérialistes et les néo – colonialistes. »
Les victimes collatérales
Mamoudou Samboly Ba, président de l'assemblée nationale, et deux ministres Elimane Kane et Mohamed Ould Cheikh sont remerciés. Mohamed Ould Cheikh, qui a publié en 1974 un ouvrage sous le pseudonyme de Hamid El Mauritani, pointe la responsabilité du pouvoir et l’accuse d’avoir participé de façon active aux tragiques événements de 1966. Pour lui, la répression et la suspension des 19 fonctionnaires noirs ne participaient pas à l’apaisement « alors que la nature même du problème exigeait le dialogue » (cité par J-L Balans dans son livre intitulé Le développement du pouvoir en Mauritanie, page 568). Il est vrai que le président Moktar Ould Daddah s’était appuyé sur des éléments d’une jeunesse nationaliste, pro –arabe de la mouvance de la Nahda et de l’Association de la Jeunesse Mauritanienne et plus largement, il s’agissait pour eux dans un premier temps de rattraper l’avance prise par les noirs « sur scolarisés et surreprésentés » dans la fonction publique.
Dans ses Mémoires, le président Moktar Ould Daddah réserve plusieurs pages contestées, même haineuses voire insultantes, à ses trois collaborateurs qu'il a limogés suite à sa gestion clivante de la publication du Manifeste des 19 le 6 janvier 1966 et des événements dramatiques qui ont suivi. Il les accuse à mots peu couverts de manque de loyauté, d'insubordination, de rébellion par rapport à son pouvoir absolu et de partisan de « sa communauté » en plus pour le premier qu'il ne semble pas porter dans son cœur. Le temps leur a donné raison.
Le premier président de la République pousse l'irrespect ou la rancune jusqu'au bout en alternant de façon mesquine évocation de qualités de ses anciens collaborateurs et égratignures jusque dans les transcriptions de leurs prénoms. Mamoudou Samboly Ba qu'il appelle par ses initiales B.M.S devient Mamadou tout au long de son ouvrage. Un autre père fondateur, Amadou Diadié Samba Diom Ba, se voit rebaptisé Amadou Diadié Samba Dioum à la page 176 de ses Mémoires. Pourtant, il se plaisait à l'appeler mawdo en raison de son poids politique et de son âge. Mieux ou pire quand le président Moktar Ould Daddah fut parachuté en politique, c'est sur mawdo qu'il s'appuya y compris pour sa domiciliation administrative à Saint-Louis du Sénégal.
Lire ces articles en liens très instructifs et à propos de Mohamed Askia Touré https://kassataya.com/2021/01/27/elimane-mamadou-kane-et-mohamed-ould-ch... et de Tijane Bal https://cridem.org/C_Info.php?article=710709