M. le Président, je vous adresse cette lettre ouverte par devoir de responsabilité civique pour proposer quelques pistes de réflexion à propos du « dialogue social » que vous avez initié ces derniers jours. Il s’agit d’une modeste contribution qui consiste à nourrir le débat autour des questions sensibles de la nation et du peuple.
La problématique existentielle de la Mauritanie est l’absence de récit national. Existe-t-il des mythes fondateurs dans ce pays ? Si oui, quels sont les termes de ces mythes ? Dans quelle mesure pourraient-ils constituer une mémoire collective ? Comment les Mauritanien-n-e-s peuvent-ils vaincre leur renfrognement, tandis que ce renfrognement pense pour eux et débauche leur volonté ?
Il serait plus judicieux de concevoir le « dialogue social » sous l’angle d’une conscience mémorielle fondatrice et fédératrice. Aucun talisman moral ou politique ne peut sortir les Mauritanien-n-e-s de l’ornière dans laquelle ils se trouvent. Il faut d’abord définir un récit national permettant aux différentes composantes sociales de ce pays de se bousculer, de s’imbriquer, de s’empoigner, de s’emmêler. Chaque société s’est constituée des mythes fondateurs ou des mythes d’élucidation. C’est autour de ces mythes que s’articulera une narration événementielle, qui sera l’histoire du peuple. La Mauritanie a des mythes fondateurs mais ils ne sont pas valorisés par la culture politique des actions gouvernementales, et cela ne date pas de votre mandature. Il n’est pas question d’admirer ces mythes, il s’agit de s’y référer pour se construire comme nation et peuple. La notion de nation requiert des principes et l’adhésion à un certain nombre de valeurs conjonctives.
M. le Président,
Le récit national exige un travail historique, littéraire, sociologique, politique, qui préside au désir du vivre ensemble. On ne peut pas consentir à ce désir de manière mécanique. Cela ne procède pas du volontarisme. Pour qu’il y ait convergence autour de ce récit, il est nécessaire d’inviter tout le monde à se raconter : les artistes, les poètes, les ouvriers, les marchands, les intellectuels, les dyâlis, les conteurs, etc. C’est la confrontation de ces différents apports qui donnerait lieu à une synthèse permettant à chacun de se retrouver et d’incarner les valeurs définies. C’est à partir de là qu’on peut parler de nation. La nation est l’aboutissement d’un processus, d’un combat, de plusieurs années d’efforts et de sacrifices. Tous les acteurs, y compris les martyrs sans stèle, doivent être convoqués, réhabilités et représentés dans l’élaboration du récit national. L’idée nationale mauritanienne doit découler des mémoires de tous les personnages historiques et héroïques qui constituent le pays. Toute autre idée nationale qui dérogerait cette règle, serait dérisoire pour le consentement du vivre ensemble, qui est la réalité actuelle de ce pays fragmenté et déchiqueté en lambeaux.
M. le Président,
La Mauritanie n’existe pas encore comme peuple, elle n’existe surtout pas comme nation. Ce pays est une addition de peuplades incarnant des cultures ataviques, exclusives de l’autre. Comment se fait-il que ces peuplades, apparemment compatibles, n’arrivent-elles pas à se raconter, à se composer à l’intérieur d’un même récit ? La première explication qui s’offre à mes yeux, c’est que ces peuplades sont étrangères à elles-mêmes, à ce qui les constitue, à ce qui les relie. Ce sentiment d’étrangeté larvée nourrit des fantasmes identitaires qui n’encouragent pas la conjonction de nos petits atomes insaisissables. Ces peuplades portent en elles des barrières mentales qui annihilent les interactions et le cheminement vers le divers, la diversité. L’énergie du divers fonctionne comme l’enduit des plumes de cygne : avec cet enduit, on peut s’éclabousser dans des plus profonds bourbiers du processus de l’élaboration du vivre ensemble sans se tacher. Ainsi, les Mauritaniens doivent fouiller en eux, chercher cette rare lumière cristalline au fond de leur obscure âme fragile. Chaque Mauritanien-n-e doit se saisir du bâton de pèlerin du divers, arpenter les rues du pays pour se retrouver chez l’autre. C’est ce voyage au cœur et au bout de soi qui nous mène au sensible, à l’ouverture aux autres. La Mauritanie doit être le lieu d’une réalité processive permettant aux différences d’établir une diversité consentie et non l’espace d’un vase clos.
Par ailleurs, les mauvais génies accuseront abusivement le destin, dans un élan de facilité avilissante et absurde. Qu’ils arrêtent d’accuser le destin ! Le destin est fatigué de leurs calomnies. Non ! ce n’est pas la faute au destin si les Mauritanien-n-e-s ne parviennent pas à faire peuple. Nous sommes comptables de nos renfermements, de nos bassesses. On ne peut pas s’accorder avec l’autre sans renoncer à l’absurdité de l’identique. Cette ouverture, nécessaire, ne dilue, ne dénature personne. Elle permettrait aux différences de s’emmêler, de s’harmoniser sans se confondre. Il y aura toujours des tendances réfractaires, mais s’emmurer dans ses retranchements et s’étonner du non-sens de la conjoncture sociale du pays, est une attitude infiniment dommageable.
M. le Président,
L’ignorance, doublée d’arrogance, installe certains d’entre nous dans une inégale cruauté qui consiste à rejeter systématiquement l’autre parce qu’il est différent ou pense différemment. Si, dans certaines circonstances, l’absence de culture ou de discernement y est pour quelque chose, il ne faut pas négliger l’intention perverse et bien arrêtée de verrouiller toute tentative d’ouverture. Cette intention traverse toutes les communautés de la Mauritanie, à degrés divers. Le constat est accablant en ce sens car de nombreux projets de mariages exogènes ont été proscrits – sont encore proscrits – dans toutes les composantes sociales de ce pays, au nom de la « pureté » ethnique ou de la déraison castrale : le-fils-CECI-doit-se-marier-avec-la-fille-CELA pour préserver une forme de « pureté » clanique ou tribale, est une folie insondable qu’il faut combattre définitivement. C’est une insulte au bon sens ! Un attentat contre le vivre ensemble ! Les esprits enfiévrés d’imprécations qui incarnent de telles balourdises doivent épouser les sentes du devenir. Le devenir n’est pas une évolution par filiation génésique mais un changement par alliance d’éléments hétérogènes. Le devenir obéit à la discontinuité sur le plan du développement humain, il s’oppose à la mécanique intellectuelle du même, du semblable. Mon propos ne consiste pas à porter un jugement moral. Ma vocation primaire est de proposer une réflexion en dehors des pensées de système, érigées en valeurs absolues et incapables de libérer les imaginaires pour un renouveau politique et social. Il s’agit, en définitive, de river le clou de ses ignobles bassesses qui serrent la gorge du vivre ensemble, dans un pays composite et multiculturel. Si la Mauritanie est un pays de diffractions et d’hybridations, chaque groupe social se réfugie dans son carcan en cultivant une « authenticité » qui n’est autre qu’une illusion identitaire. Pour faire peuple, il est nécessaire de renoncer à l’identité atavique au profit de l’identité relationnelle, chère à Édouard Glissant. L’identité atavique estime que l’individu vient d’une source originelle qui tomberait du ciel, source qu’il faut préserver devant l’éternelle. Cette vue de l’identité relève d’une absurdité sans nom. L’identité relationnelle se constitue dans et à travers l’autre : elle embrasse large et évolue aux grès des rencontres, du souffle du vent, du cri du soleil, de la rosée des palétuviers.
M. le Président,
Le renfermement est un penchant funeste, voulu par la société dépravée et corruptrice au sein de laquelle évoluent nos faibles âmes. Il nous faut pourtant arracher de cette atmosphère empestée des bas-fonds pour retrouver la noblesse des sentiments et cheminer vers l’autre, les autres, nous. Hélas ! aucun empressement n’est montré à cet égard, on traîne les pattes comme des tortues boiteuses en préférant laisser au fond des tiroirs, les petits secrets de famille. Et pourtant, il est nécessaire de dire les non-dits pour créer les conditions d’une mise en conjonction des différentes franges de la société. C’est ainsi qu’on dynamitera l’univers des malheureuses « conventions » sociales qui entravent l’emmêlement des différences. Oui ! Il est urgent de se défaire de cette abjecte misère et de cette infamante promiscuité pour retrouver l’haleine chevrotante de la beauté, du tambour du vivre ensemble. Sans les orbes infinis de la beauté, les Mauritanien-n-e-s périront de l’infortune du renfermement. L’espérance de l’apparente « tranquillité » sociale de l’instant repose sur l’incommensurable succès de l’hypocrisie qui gouverne nos cœurs corrompus jusqu’au nombril. En ce sens, il est difficile de quantifier le tort que les Mauritanien-n-e-s font à leur conscience, à leur honneur. Ce qui choque par-dessus tout, c’est qu’il existe des circonstances objectives qui favorisent les frontières invisibles entre communautés, entre tribus. Ces circonstances sont intimement liées à la sociologie culturelle du pays : au nom des vertus de la « tranquillité » sociale, on érige des vérités éteintes comme principes fondateurs d’un non-peuple qui évolue dans un pays balkanisé jusqu’à la moelle des os. L’acceptabilité psychologique des dérives déplorables de cette sociologie culturelle est à la fois ascendante et constante. C’est infiniment désolant !
M. le Président,
Je n’exagère rien ! Je demande juste aux Mauritanien-n-e-s de se regarder nu-e-s dans le miroir et de se poser des questions existentielles pour s’inventer autrement. Je ne juge point! Je me fonde sur des faits patents pour attirer l’attention sur la nécessité de mettre la Mauritanie dans les rails de l’ouverture, du devenir et de la créativité. La psychologie de la duplicité interne à chaque communauté, la tendance à la facilité, le déni des réalités à l’œuvre, et la morale de l’incroyable irresponsabilité qui en découle, tout cela établit des barrières mentales en creusant les écarts entre les différences. Cette situation scandaleuse est significative de l’ambiance sociale qui règne dans ce pays. Il faudra cabosser l’écran des apparences, casser les murailles psychiques qui s’étagent entre les différentes composantes sociales du pays pour accéder à l’intimité des cœurs, et leur insuffler le baiser du vent de l’ouverture.
M. le Président,
Je pense que vous pouvez régler cette épineuse question du vivre ensemble en Mauritanie puisque vous avez ouvert le bal du « dialogue social » avec une volonté d’unifier et de changer l’imaginaire culturel du pays. Je ne doute pas de votre volonté d’ouverture.
Très respectueusement
Dr. Ethmane Sall alias Kaïlcédrat Sall