Le Calame ! Le président de la République vient d’effectuer un déplacement au Gorgol pour donner le coup d’envoi de la rentrée scolaire 20/21. Et depuis qu’il est au pouvoir en aout 2019, on sent comme un regain d’intérêt pour l’école républicaine. Vous y croyez après une série de réformes éducatives ayant montré leurs limites ? Comment peut-on y arriver ?
Hamidou Baba Kane : Il n’est un secret pour personne que notre système éducatif est en lambeaux ! Les réformes entreprises depuis 1965 ont été essentiellement caractérisées par des positions idéologiques, menées par des idéocrates de la langue. Non pas que celle-ci ne soit pas importante, mais il a manqué le principe de réalité et tous les aspects liés aux curricula, à la dimension pédagogique des programmes ou encore aux conditions matérielles, mais surtout à la qualité des ressources humaines ont été négligés ; d’où l’absence d’un consensus fort et indispensable pour une école mauritanienne. Il est aisé de constater que les réformes entreprises ont manqué de soutiens, faute de compétences ; et ceci, explique, en retour, les niveaux extrêmement bas des enseignants comme des élèves et par conséquent, du nombre des admis.
La visite du Président de la République au Gorgol, pour lancer l’ouverture de l’année scolaire est symboliquement une bonne chose. Elle le serait surtout si cela marque une nouvelle prise de conscience de la nécessité de placer l’école hors de la sphère idéologique. Nous devons trouver un consensus fort sur la question de l’école, qu’il faut décomplexer par rapport au problème des langues, en faisant de sorte que l’école prenne en charge tous nos héritages, en restant ouverte à un monde -qu’on le veuille ou non- devenu « un village global ». La vocation de notre pays est d’être à la confluence de la civilisation islamo-afro-arabe. Il ne serait lui-même qu’en assumant sa réalité : Authenticité et ouverture doivent être le fil conducteur d’une école mauritanienne.
Des états généraux sur l’éducation, mais préparés en amont par une expertise avérée me paraissent indispensables. De plus, une réforme du système éducatif mettra au moins dix ans pour en récolter les fruits. Compte tenu de notre gisement en ressources humaines mauritaniennes, disséminées à travers le monde, toute réforme sérieuse devrait envisager une « Opération Retour des Cerveaux ».
-Que pensez-vous de la mise en œuvre des engagements électoraux (Taahoudaati) du président Ghazwani, 15 mois après son élection ? Avez-vous entrevu, chez lui, une volonté de rupture par rapport à la gouvernance de son ami et prédécesseur ? Avez-vous rencontré comme certains de vos collègues de l’opposition, le président Ghazwani ?
- La CVE a fait une appréciation globale après un an d’exercice du pouvoir par le président de la République. Il y a eu un facteur exogène (la COVID19) qui a chamboulé bien des projets et programmes. Souvenez-vous de la succession de trois plans (janvier 2020 ; mars 2020 et le dernier en date de juin 2020). Il me semble que la succession de ces trois plans dans « un mouchoir de poche » traduit à la fois la difficulté de sortir d’une gestion à très court terme, par manque de visibilité, mais signale un certain échec. Celui-ci est d’ailleurs amplifié par la mauvaise gestion de la COVID. D’ailleurs, puisque le Président lui-même a changé de gouvernement en aôut dernier, il est légitime de croire que la performance de son Gouvernement I fut plutôt médiocre ! Le Gouvernement II, qui ressemble à un frère jumeau au précédent, sera-t-il meilleur ? L’avenir le dira, Nous le jugerons aux résultats.
Mais, en se fondant sur ces faits, auxquels s’ajoutent l’absence d’engagement du président de la République sur la nécessité d’organiser le dialogue, tant national que politique, la CVE a jugé le bilan de l’an 1 du Président Ghazwani comme globalement négatif. Quant à sa volonté de rupture par rapport à la gouvernance de son « ami et prédécesseur », comme vous dites, il est aisé de constater que les choses ont évolué dans la forme, mais nous n’en dirons pas autant des hommes, des méthodes et des pratiques. A l’instar de beaucoup de leaders de l’opposition, j’avais été reçu par le président de la République. Nous avions noté chez lui une grande capacité d’écoute, mais nous attendons toujours le déclic, des actes concrets sur deux questions majeures : l’unité nationale et l’enracinement de la démocratie.
-Depuis l’accès au pouvoir de Ghazwani, l’opposition démocratique est restée presque inaudible. Est-ce l’effet du nouveau président qui a bénéficié d’une longue période de grâce ou celui de la pandémie du COVID 19 ?
-Ne parlons pas de règne pour un Président qui n’a pas bouclé sa seconde année de magistrature. Il est vrai qu’il a bénéficié d’un état de grâce prolongé par la COVID 19. Il faut également dire qu’au lendemain de l’élection présidentielle, le paysage politique a connu une certaine recomposition, notamment avec la dislocation du FNDU. Mais, l’opposition se réorganise et ne tardera pas à lancer une initiative majeure. Car, voyez-vous, les maux dont souffre le pays sont toujours là !
Est-ce pour contribuer à sortir celle-ci de sa torpeur que vous avez décidé de prendre votre bâton du pèlerin pour rencontrer les acteurs de la classe politique, notamment le président d’APP ?
C’est exact. Avec le Président Messaoud OuldBoulkheir nous avons abouti aux mêmes conclusions que nous allons partager avec l’ensemble des acteurs politiques qui aspirent à la Refondation de la République. Le processus engagé ne sera pas simple et les résultats ne seront pas rapides. Mais l’essentiel est de persuader les différents segments de l’opposition de la nécessité de s’unir, non pas d’ailleurs contre un régime, mais pour la Mauritanie.
Le premier mandat du président Ghazwani aura été marqué par la création de la commission d’enquête parlementaire (CEP) sur la gestion de l’ancien président Aziz. Dix mois après, quelle évaluation vous faites de son travail et de l’évolution des enquêtes en cours ? Etes-vous de ceux qui mettent en doute la volonté du gouvernement et de sa justice à aller jusqu’au bout, en dépit de la déclaration récente du ministre de la justice ?
-Nous avons salué la mise en place de la CEP par l’Assemblée Nationale. En le faisant, elle est bien dans son rôle, dans sa mission de contrôle de l’action gouvernementale. Le rapport accablant de la CEP ne manque pas d’arguments et autorise parfaitement les poursuites des auteurs de malversations, voire de crimes économiques. Le Parlement, après avoir adopté le rapport l’a transmis au Gouvernement, qui lui-même a fait preuve de diligence dans la retransmission dudit rapport à la justice. Jusque-là donc, tout a été fait dans le respect de la loi, du côté du pouvoir législatif, comme du pouvoir exécutif.
Par la suite, le dossier est entré dans les méandres du pouvoir judiciaire. On dit souvent que ‘le temps de la justice n’est pas celui des justiciables’. Par conséquent, il est prématuré de formuler un jugement. Mais, trois choses sont importantes : (i) que la procédure aille jusqu’à son terme pour la manifestation de la vérité et la vertu pédagogique que cela devrait insuffler ; (ii) le respect de la présomption d’innocence pour toutes les personnes mises en accusation ; et, (iii) l’information permanente de l’opinion sur l’évolution du dossier. Sur ce dernier point, il est de coutume, qu’en pareilles circonstances, de voir le Procureur de la République tenir des points de presse réguliers. Il est évident qu’une certaine opacité règne sur le dossier. Or, une opinion publique mal informée est, à terme, plus dangereuse pour le pouvoir. Elle finit à un moment donné par rejeter en bloc les thèses du gouvernement, et par croire à n’importe quelle rumeur, pourvu qu’elle n’émane pas du Gouvernement.
-A votre avis, pourquoi le président Ghazwani refuse l’organisation d’un dialogue politique inclusif auquel nombre d’acteurs politiques appellent avant, pendant et après son élection ?
-Je vous conseille de poser la question à l’intéressé. Il m’avait dit qu’il n’était pas suffisamment convaincu de la nécessité d’un dialogue, mais qu’il demandait à l’être. J’ose espérer que sa position pourrait évoluer. Il est pourtant clair que les audiences accordées aux uns et aux autres ne peuvent tenir lieu d’un dialogue. De plus, l’expérience des dialogues a largement prouvé qu’ils n’ont jamais été inclusifs depuis le CMJD, même quand ils ont produit quelques résultats, quoiqu’insuffisants, comme celui de 2011. Et les sujets de dialogue ne manquent pas. Il faut observer que la classe politique dans sa quasi-totalité a appelé au dialogue. C’est, du reste, le sens de mes visites de courtoisie à certains leaders. Nous poursuivrons ces contacts. Nous avons souvent dit que pour nous (MPR), le dialogue n’est pas seulement une nécessité, mais il doit être vécu comme une nouvelle forme de civilisation. Il est heureux que la CVE partage cette vision et garde une telle ligne !
-Il y a quelques semaines, l’Union Pour la République (UPR), a organisé un atelier sur le renforcement de l’unité nationale et la cohésion sociale. Au cours de leurs interventions, certains responsables ont plaidé pour une « plate-forme de convergence » afin de sortir des chantiers battus. Que vous inspire cette sortie du principal parti de la majorité ? Quelle pourrait être l’offre de la CVE pour le règlement de ces questions pendantes ?
-J’ai souvent dit que la ligne de démarcation sur les principes et les idées ne passe pas toujours entre ceux qui sont de la Majorité et ceux qui sont de l’Opposition, mais entre les forces de progrès et ceux du conservatisme. L’initiative de l’UPR est à saluer. Elle traduit bien sûr une prise de conscience sur les dangers qui guettent notre pays et les défis à relever. Il faut simplement espérer que l’UPR prolonge cette réflexion et qu’elle en partage les propositions avec l’ensemble de la classe politique. Pour notre part (CVE), nous avions programmé depuis décembre 2019 l’organisation des Assises sur l’unité nationale et la cohésion sociale. C’est la COVID 19 qui a bousculé notre agenda. Sur cette thématique, que nous voulons largement inclusive, nous ne revendiquons aucun « droit d’auteur » et nous y voyons déjà « une thématique de convergence »… en attendant la plate-forme. D’ailleurs, ce sujet occupera, sans doute, la rencontre à programmer avec le Président de l’UPR et que nous avons déjà évoquée ensemble.
Dans son agenda au sortir de la présidentielle, la CVE avait retenu, si je ne m’abuse, une marche contre l’exclusion et des assises sur l’unité nationale. Où en êtes-vous ?
-Comme je le disais tantôt, quelques jours après avoir mis en place des commissions préparatoires de ces deux grands évènements, en décembre 2019, la COVID s’est invitée, remettant en cause bien des projets et programmes. Comme on dit bien souvent : l’Homme propose, Dieu dispose !
Nous étions optimistes et prêts à relancer nos activités suite à l’habillage de toutes les structures de la CVE, que nous venons d’opérer au plan national, comme dans la diaspora, mais nous ne savons pas très bien quelles seront les impacts de cette seconde vague de corona qui déferle sur l’Europe. En tout état de cause, nous tiendrons ces évènements dès que les conditions le permettront.
-Au lendemain de la présidentielle la CVE s’est fracturée en deux parties. Y a-t-il pas eu de tentatives de rapprochement depuis ? Dans votre tournée des acteurs politiques, pourriez-vous rencontrer vos ex amis de l’autre CVE/VR parce que cette fracture vous affaiblit tous politiquement ?
-Dire que la CVE s’est fracturée en deux est à la fois inexact et un peu court, mais passons ! Il y a eu des tentatives de rapprochement avec ceux qui ont fait le choix d’une coordination souple et légère, en lieu et place d’une coalition que nous avons voulu forte et consolidée. Je compte bien sûr contacter les structures membres de cette coordination. Il était d’ailleurs convenu que l’on puisse nous retrouver sur des sujets ponctuels. Je pense que l’occasion nous est offerte.
Les FAR ont procédé à la « sécurisation » du passage frontalier de Guergarate. Face à cette situation, la Mauritanie a appelé à la retenue et préconisé une solution de consensus. Est-ce suffisant à votre avis ?
-La fermeture du passage de Guerguerat a mis en exergue deux phénomènes totalement différents, mais qui soulignent des problèmes majeurs : notre extrême vulnérabilité en matière de sécurité alimentaire ; et l’insécurité dans le Nord-Ouest africain. L’affaire de Guerguerat signale notre dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur, des pays voisins en particulier, alors que nous disposons de terres fertiles et de beaucoup d’eau, dont il faut en assurer la maitrise. La flambée des prix qui a résulté de la fermeture du passage de Guerguerat doit être perçue comme une alerte et rappeler à tous que l’alimentaire est la priorité numéro 1. D’où la nécessité de mettre en œuvre une politique agricole intelligente définissant les rôles entre les différents acteurs, y compris l’agro-business, mais dans le cadre d’une approche véritablement participative et qui associe les paysans, éleveurs et pêcheurs, en bref, les populations.
L’autre dimension sécuritaire de cette affaire, renvoie à la crise du Sahara Occidental. La guerre s’était assoupie, mais elle garde un œil toujours ouvert. Force est de constater que l’ONU comme l’Union Africaine ont échoué dans la recherche d’une solution juste et durable. Il faut espérer une solution consensuelle régionale, qui tienne compte, in fine, du droit du peuple Sahraoui à disposer de lui-même. Sans se départir de sa neutralité, notre pays devrait l’inscrire dans une dynamique proactive et positive. Cette question est d’un intérêt vital pour nous.
-Quels enseignements avez-vous tirés de la gestion de la pandémie de la COVID19 au plan économique avec ses plans de riposte et de relance post COVID ?
-Premièrement, nous étions très mal préparés à faire face à cette pandémie. Les annonces faites par le Gouvernement étaient nettement en-deçà des besoins, ne tenant pas compte des nouveaux pauvres occasionnés par cette maladie de type étrange : Deuxièmement, la gestion de la COVID s’est faite dans l’opacité. Les représentants de l’Opposition ont surtout servi de faire-valoir. Une commission d’enquête parlementaire devrait porter sur la gestion des ressources du COVID 19. J’invite les honorables parlementaires à se pencher sur ce thème d’une actualité brûlante. Enfin, le troisième plan dit de relance souligne à la fois l’échec des deux plans précédents (janvier& mars) et constitue plus exactement un plan de rattrapage. Mais, tout se passe comme si la COVID 19 est derrière nous. Nous avons baissé la garde sur tous les plans ; or, « gouverner, c’est prévoir » !
Que vous a inspiré le spectacle auquel s’est livré un député à l’Assemblée Nationale, retardant la prise de parole par un ministre la République parce que tout simplement celui-ci allait s’exprimer dans la langue de Molière, et donc enfreindre la Constitution selon lui ?
-Le ridicule ne tue pas. L’institution parlementaire elle-même est d’inspiration française. La constitution à laquelle se réfère le député est essentiellement copiée sur la constitution française ! L’Etat mauritanien s’accommode encore de l’héritage néocolonial français. Ce député, si étrangement bavard et muet, est passé à côté de son véritable cri…
Mais l’essentiel est ailleurs : Ce spectacle pittoresque, fait de voyeurisme, aux allures d’un terrorisme politique, a fait l’objet d’un grand laxisme de la part du Président de la séance, qui en assure la police ; et tout ceci, n’honore pas le Parlement !
Propos recueillis par Dalay Lam