Toujours améliorer le bien-être du plus grand nombre possible de gens : tel pourrait se résumer l’affiche politique du développement. Dans sa version « durable » – son dernier avatar en date – celui-ci se reconnaît trois dimensions qu’il convient impérativement d’harmoniser pour avancer en telle proposition : économique, sociale et environnementale. Du plus local : le moindre individu en son milieu de vie ; au plus global : l’Humanité entière en son établissement cosmologique.
Longtemps posé en quasi-dogme, le primat de l’économie – plus exactement, de la macroéconomie : le plus grand nombre possible de sous orchestré par le plus petit nombre possible de gens… – s’est vu confronté à de récurrentes contestations sociales, avant de plus rigoureuses encore réactions environnementales, à l’instar du réchauffement planétaire. L’évidence d’une organisation égalitaire, solidaire et non plus hiérarchique des trois dimensions susdites s’impose. C’est le trépied d’une compréhension systémique du développement où l’on « pense global et agit local », selon la célèbre formule de Jacques Ellul.
Mais si l’on entend qu’il s’agit toujours de bien penser avant d’agir, cela ne situe pas non plus le local en vassal du global. Aussi imaginative soit-elle, la pensée se nourrit de constats et c’est au plus local d’en fournir les plus précis afin d’en établir les plus globales synthèses et appropriés règlements : la récolte des données, l’expérimentation, le cas particulier, l’exception instruisent la loi avant de la confirmer… ou de l’infirmer. C’est bel et bien du local que tout se construit ou se déconstruit, dans les faits. Le processus situe toute l’importance de la plus localisée possible société civile, notamment sa jeunesse, et de sa communication optimale avec les services décentralisés de l’État ; plus généralement, toute structure susceptible de jouer un rôle dans le penser global… et son agir, car le bon vœu d’Ellul est loin d’avoir réduit celui-ci à néant.
Usant tous des ressources – renouvelables/renouvelées ou non, recyclables/recyclées ou non – de notre planète commune, trois secteurs d’activités humaines sont ainsi appelées à œuvrer de concert : le privé, le civil et le public. Le premier est ordinairement producteur de dynamisme et profit économique, le second d’entraide sociale et d’informations-protections environnementales et sociales, le troisième de formation, régulation-programmation et coordination-arbitrage. Ils sont à l’ordinaire très inégalement armés et trop souvent insuffisamment interconnectés pour remplir avec efficience leurs tâches respectives. Tandis qu’une dernière : le financement et la réalisation d’infrastructures ; est tout aussi inégalement partagée, au détriment banal de la société civile.
Partant du constat – exponentiellement obsédant au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre du système actuel – que le moteur de ces activités, c’est l’argent – fameux « nerf de la guerre »... avant celui, enfin, de la paix ? – refait ainsi surface la vassalité de l’environnement et du social à l’économie ; plus exactement à la macroéconomie, comme noté plus haut… Sans s’attarder ici sur l’autre constat de ce que le bien-être de l’Humanité primitive – il est vrai longtemps et singulièrement limitée en nombre – se soit fort bien dispensé de monétariser son existence, aussi relative fût-celle-ci, on relèvera plutôt que l’argent, a priori « simple » signe de l’échange marchand, est à ce point devenu pendant au capital qu’il en est aujourd’hui plus que synonyme : maître absolu.
Tendant à apposer sa marque sur tout échange – y compris les plus vitaux… – l’argent ne considère le capital – tout capital, y compris les plus vitaux… – qu’en sa valeur d’échange ; plus généralement, en sa capacité à produire des échanges. C’est cette généralité qui vaut au capital d’être momentanément fixé, notamment dans des infrastructures – mais, aussi et bien évidemment, toute autre forme de spéculation… – tant que cette rétention/capacité de production augmente sa valeur d’échange. Avec, à l’indispensable appui de ces manœuvres, un concept on ne peut plus intrigant : la propriété. On voit ainsi comment s’est imposée la dialectique public-privé, tendant à la concentration du pouvoir monétaire en un minimum de structures, ne laissant que des miettes au civil et donc à ses œuvres, pourtant indispensables à la pérennité du système.
La propriété dans tous ses états
Non pas que celles-ci aient été totalement négligées. Le social n’a jamais cessé de contester à voix suffisamment haute pour que les tenants du capital (banques, patronat, État…) se soient sentis obligés à lui accorder quelque attention… avant d’y découvrir un marché, en orientant la notion de bien-être vers la consommation de produits, spectacles et autres passe-temps variablement frivoles. Il leur aura fallu plus de temps pour entendre les clameurs de l’environnement outrageusement exploité. Leur mise en place d’un nouveau marché bâti sur ces nouvelles contestations est en cours, avec une nette tendance à adapter l’humain – y compris en ses fonctions les plus vitales… – à la dégradation de son environnement, inéluctable au regard des impératifs économiques de la macro-économie. La rentabilisation des colossaux investissements dans l’industrie des hydrocarbures, depuis plus d’un siècle, se poursuit dans celle des manipulations génétiques et bioniques : patents, les dégâts sociaux et environnementaux de la première ne sont hélas plus discutables ; au point de justifier ceux de la seconde, autrement plus irréversibles ?
Envisager une réponse négative à cette redoutable question implique la sortie décidée d’une dictatoriale dialectique privé-public empêtrée de trop longue date dans la macro-économie. Il faut lui adjoindre des dialectiques concurrentes et, comme on l’a dit tantôt, c’est à la Société civile, fermement attachée à l’entraide-informations-protections environnementales et sociales, qu’il revient d’avancer une vision de la rentabilité autrement plus précise, adaptée au vivant et, ce faisant, durable naturellement et non pas artificiellement. Elle a besoin de disposer pour ce faire de ressources financières permanentes, sans jamais affecter le caractère non-lucratif de ses buts ni dépendre des aléas conjoncturels de la dialectique privé-public encore garrottée par les gros sous.
Difficile équation. Ponctuelle et très circonstanciée, la générosité du privé est très loin de couvrir le besoin, quand celle de l’État, tout aussi sélective et mouvante, sinon plus, est pratiquement inexistante dans au moins trois-quarts des pays de la planète. Mais une fois reconnue l’impérative nécessité, pour l’Humanité – et extensivement, la vie sur terre – d’une société civile puissante, fermement tenue à ses buts non-lucratifs ; c’est-à-dire : non-commandés par la loi du marché ; on entrevoit la solution : cumuler en mode spécifique de propriété et de gestion, peu à peu et irréversiblement, un pourcentage bien étudié du capital mondial et vouer ses revenus au fonctionnement tout à la fois autonome et solidaire de la société civile, du plus local au plus global.
Mode spécifique de propriété et de gestion ? Entendons tout d’abord la définition de la première. « Bien, terrain, domaine, maison, etc., considérés dans leur appartenance à quelqu'un » (Grand Larousse) : c’est dans sa relation à « quelqu’un » que se définit la propriété et, partant, son mode de gestion, ainsi que le souligne un autre sens du terme : « Droit d'user, de jouir et de disposer d'une chose (1) d'une manière exclusive et absolue sous les seules restrictions établies par la loi ». Le « quelqu’un » qui détient ce droit est reconnu en « personne », c’est-à-dire : « tout être capable d'être titulaire de droits et soumis à des obligations (personne physique ou morale) ». La personne morale étant définie en : « groupement d'individus auquel est reconnue une personnalité distincte de celle de ses membres et qui est sujet de droit. (On distingue les personnes morales publiques [État, départements, communes, régions, établissements publics] et les personnes morales privées [sociétés, syndicats, ordres professionnels, associations] ». Quant à la personne physique, c’est « l'individu en droit par opposition à la personne morale ».
Tous ces distinguos dans la définition du « quelqu’un » détenteur d’une quelconque propriété n’ont, en définitive, pour objet qu’enfermer le monde réel – et même irréel (2) : voyez le commerce de la fiction, plus généralement du virtuel… – en un champ indéfiniment extensible d’appropriation dédié à l’exploitation des échanges, ainsi tous soumis, comme on l’a reconnu tantôt, à un même indéboulonnable tyran : l’argent. Avec, en tête de poupe de cette organisation, l’idée fixe que le moteur de tout profit, c’est la mobilité contrôlée de la propriété. Vendre son bien au meilleur moment paraît ainsi l’excellence stratégique de tout bon capitaliste. Et si n’en vendre jamais une partie bien calculée, en en pérennisant l’exploitation au bénéfice d’un « non-capitaliste » – un « quelqu’un » vouée statutairement à des buts non-lucratifs protégeant de quelque manière ce capital – s’en révélait un autrement plus supérieur service à l’ensemble de ce bien ? (À suivre).
NOTES
[1] (1) Une formule plus banale et populaire dit « bien » : ce dont on dispose en toute propriété. Une telle définition en cercle vicieux n’aura cessé de générer toutes sortes d’égarements, on y reviendra plus loin.
[1] (2) Et cette promiscuité carcérale induit de graves confusions, flouant le Réel sous sa représentation imaginaire…