On a vu précédemment sur quelles bases, valorisant très concrètement la territorialité de la Nation dans l’organisation du voisinage de chacun, pourrait se construire une citoyenneté en actes ouverte à tous… Une telle approche débouche immanquablement sur un réexamen des relations entre citoyenneté et nationalité. C’est sur l’ébauche de celui-ci que nous clôturerons la présente série, prélude, incha Allah, à de plus approfondis débats…
La partition complète du Monde en États nationaux, au cours des deux derniers siècles, est issue de la généralisation du contrat social occidental moderne explicité en Angleterre au cours du 17ème (Habeas corpus). Celui-ci s’y était construit dans la sédentarité, dans un contexte de luttes de classes et de pouvoir, entre citoyens privilégiés et États déjà constitués. Associée à telle ou telle cité, la citoyenneté stricte y était déjà largement assimilée à la nationalité (1), définissant l’attachement à tel ou tel pays. Elle s’était tout autrement élaborée dans la petite ville de Médine, mille ans plus tôt, dans la concertation directe entre musulmans et le respect ordinaire du Droit tribal nomade, d’une part, et, d’autre part, entre communautés religieuses diverses, mais toujours sous l’égide du Texte coranique et du prophète de l’islam (PBL) assisté de ses conseillers. Dans un contexte initial de fréquente mobilité des personneset de guerres ordinairement conclues par des traités, l’État islamique s’est ainsi construit en même temps que le contrat social inter-citoyen, intertribal et intercommunautaire, dans toute une variété de situations localisées.La citoyenneté primait nettement sur la nationalité.
Sans entrer ici dans un débat sur la fluctuation conjoncturelle des droits reconnus aux minorités, notamment non-musulmanes, au sein de l’Oumma, on dira simplement que la variété des situations en chaque cité y fut longtemps déterminante dans la mobilité géographique des gens et dans la conduite d’États aux limites elles-mêmes fluctuantes. Une telle dynamique liait assez précisément le local au global. Une ligature fort mise à mal par le plaquage progressif, depuis une centaine d’années, de nationalismes sans doute indispensables à la mondialisation mais singulièrement négligents des solidarités localisées et de leur diversité. Non pas, bien entendu, que la dimension de la nationalité soit une tare : elle a fait ses preuves ailleurs, en Occident surtout, dans sa capacité à assembler les habitants de vastes ensembles – trop vastes, peut-être, et, surtout, trop souvent opposés entre eux au cours de l’Histoire – mais son absorption de la citoyenneté a singulièrement détourné l’attention de l’État de son propre fondement temporel : la conscience de chacun au pas de sa porte.
« Sa » porte : sans être encore le signe de la citoyenneté, le possessif marque la résidence, au-delà du simple séjour. De nouveaux devoirs et droits en conséquence apparaissent : fiscalité foncière, accès à l’emploi durable, impôt sur le revenu, sécurité sociale... L’accès à la citoyenneté implique, lui, un engagement effectif et suivi au sein d’abord du voisinage immédiat – par exemple en une de ces SP évoquées plus haut – avant une implication plus poussée dans la société civile au service plus global de la cité, voire de la nation, en concertation croissante avec l’État. Un nouveau stade est franchi, ouvrant à des devoirs et droits nouveaux, parfois politiques, en tout cas ordinairement spécifiques au plan communal. Mais ce niveau n’implique, comme les précédents, qu’une stricte position de neutralité dans les éventuels conflits, commerciaux, politiques, guerriers ou autres, de l’État national avec tel ou tel de ses pairs(2), à l’instar de ce qui fut exigé des citoyens non-musulmans de Médine, puis des khalifats successifs qui en naquirent.
Deux amis, familiers ou autres, s’installent côte-à-côte, disais-je en exergue de ce dossier. C’est donc qu’ils se reconnaissaient déjà une communauté de signes ; autrement dit, de règles de communication : langue, culture, commerce… ; préétablies à leur nouvelle situation et qui vont tendre spontanément à définir celles de la cité où l’étranger perdra peu à peu les siennes (3) … à moins de parvenir à les entretenir en quelque autre relation (4). De fait, toute cité est une pluralité de communautés, notamment nationales, dont une, à l’ordinaire autochtone et largement majoritaire, prévaut dans la définition des codes communs. Parfois intégrée à un ensemble plus vaste, empire et/ou religion, la nationalité semble ainsi l’optimal de la citoyenneté. Elle requiert l’adhésion formelle aux principes moraux supérieurs qui fondent la nation dominant la cité : religion spécifique ou laïcité de l’État, par exemple ; assortie de tout un bouquet de devoirs et de droits distinguant nettement le simple citoyen du national : droits politiques intégraux, accès à la fonction publique, devoir de protection du territoire et de tous ses habitants, temporaires ou non, assistance de l’État hors du territoire, etc. On comprend certes que cette adhésion puisse n’être pas totale, impliquant une contestation peut-être vaine, peut-être risquée, des engagements de l’État censé représenter la Nation. Quelle incidence alors sur la nationalité ?
De l’ambiguïté…
La question sous-tend une ambiguïté. Je reconnais d’emblée tout celui ou celle qui perçoit spontanément les références de vie, langue, histoire, coutumes et culture qui nous font tous deux membres d’une même nation et ma personne s’est développée suffisamment longtemps sur ce socle relationnel pour y tenir, même éloigné. J‘admets sans effort que, membres de cette même nation, nous ne soyons pas tous d’accord sur tout et cela m’oblige à garder toujours souple, vivant, mon sens de la nationalité, sans en jamais remettre en cause le principe. Mais l’État qui s’en prétend maître et dispensateur, au titre de représentant de la Nation, a ce sérieux défaut de n’être pas, lui, vivant. Personne morale de dimension autrement gigantesque que celle de ma petite personne physique, c’est un artifice administratif chargé de « garantir, préciser, réguler, harmoniser, dans l'unité nationale et la concertation internationale, le développement durable »de la Nation, de son territoire et de ses habitants, chacun selon ses droits et devoirs définis par la loi. Artifice au demeurant modifiable au gré des aléas politiques, parfois autoritaires, susceptibles de modifier celle-ci. Bref : il existe bel et bien, entre l’individu et l’État, un puissant potentiel de différence de sens et de traitement de la nationalité.
Parfois criant, le hiatus aura provoqué bien des ruptures : séditions, exils, bannissements, voire déchéance de nationalité (au sens administratif du terme, donc) ; et autres assassinats au nom de la raison d’État. Est-ce justement par « nécessité » administrative que nul n’est autorisé à se démettre lui-même de sa nationalité, s’il n’en a pas acquis entre-temps une autre ? Si nul, sauf évidemment quelque rares personnes nées de père inconnu, n’est réellement sans « patrie » (pays paternel), les difficultés du HCR à gérer le sort de tous les apatrides (5) témoignent largement du chemin encore à parcourir vers l’idéal « village planétaire » où chacun et chacune pourrait jouir partout de son droit de cité, avec ou sans nationalité administrative. On ne plaidera bien évidemment pas pour un retour au système urbain du Moyen-Âge occidental : les faits ont largement prouvé son incapacité à maîtriser ses luttes internes d’intérêt et la nécessité de lui préférer un système territorial plus cohérent, à défaut d’être exempt de tares, notamment dans l’appréciation des réalités locales.
C’est précisément en s’appuyant sur le caractère régalien et pérenne de la souveraineté territoriale reconnue à chaque État qu’un tel recollement entre le local et le global, le proche et le lointain, l’individu et le collectif, (re)devient possible. C’est en tout cas ce que vise la mise en IPP progressive d’une part conséquence du territoire national au service de la société civile la plus localisée possible, avec l’appui de PTF privés et/ou internationaux, mesure foncière (6) suivie d’une accentuation finement étudiée des processus de décentralisation et déconcentration des services publics, notamment dans le traitement administratif des citoyens non-nationaux (7). Revalorisation du droit de cité, sans aucun doute. Mais aussi, de la nationalité ainsi clairement distinguée. Indépendante du domicile et a priori perpétuelle, a contrario de la citoyenneté dont les droits ne courent qu’à preuve régulière de celui-ci, la nationalité retrouve sa pleine dimension internationale…
… à quel accomplissement planétaire ?
Car, au final et très pragmatiquement,c’est dans sa capacité à assurer à tous les habitants de son territoire un séjour agréable, éventuellement suivi, six mois plus tard, d’une résidence paisible, avant établissement d’une citoyenneté marquée par des actes concrets et publiquement encouragés de solidarité de voisinage, qu’une nation se révèle au rang des nations. Une nation : c’est-à-dire, avant toute considération de langue, culture, religion ou autre, une assemblée de personnes œuvrant, chacune à sa mesure et son emploi, à cette tâche quotidienne. Ainsi rendue attractive par l’effort de chacun de ses membres, la Nation s’enrichit des apports multiples et finement localisés de ses citoyens non-nationaux. Ses valeurs s’en retrouvent exaltées jusqu’en les plus hautes instances internationales. Des contrats impliquant diversement les individus, les différentes strates de la Société civile et des États concernés ordonnent, cas par cas, l’évolution du droit de cité, sans préjudice du droit national, toujours souverain en son territoire. Entend-on qu’un tel recollement du local au global, aussi progressif que précis, est de nature à délivrer l’Humanité – et la vie même de notre planète – de l’asphyxie mondialiste générée par de monstrueuses forces d’argent trop longtemps abandonnées à leur seule logique ? Il y a bel et bien une mondialité à construire. Et c’est au pas de ta porte que cela commence : dans la poignée de mains avec ton voisin.
Ian Mansour de Grange
NOTES
(1) :Un concept lentement construit autour d’un accord entre trois classes sociales : sacerdotale, guerrière et commercialo-laborieuse ; peu à peu oblitéré par la construction d’une administration centralisée, sous l’égide d’un roi issu de la seconde classe et sacré, voire carrément sacralisé, par la première. Conclue, au final de déchirements croissants autour de la diversité religieuse (guerres de religion), par des révolutions républicaines où le recours à des scrutins, censitaires puis majoritaires, est très loin d’avoir résolu la question de la diversité des opinions et des convictions, l’organisation étatisée du Monde en nations apparaît aujourd’hui surtout en mécanisme de contrôle des marchandises… et des consommateurs.
(2) : Voire également réserve silencieuse envers les positions doctrinales de l’État. Parfois exigée ici ou là dans l’espace et le temps du Dar-al-Islam, elle n’en fut cependant pas la règle, comme en témoigne, par exemple, la publicationà Damas, au 2èmesiècle de l’Hégire, du célèbre et particulièrement polémique « De haeresibus », par le très chrétien Jean Damascène, ministre des Finances du khalife Hicham.
(3) : C’est ce qu’espère l’égalitarisme, notamment français.
(4) : Ainsi que l’y encouragent les divers systèmes communautaristes, notamment musulmans et anglo-saxons.
(5) : Littéralement « sans patrie », un abus de langage qui en dit long sur la prétention des administrations à s’approprier les gens, au point d’avoir fait évacuer du lexique le sens premier du mot patrie, « pays du père »…
(6) : À moindre frais mais à singulièrement haute valeur ajoutée, du point de vue de la gestion du territoire…
(7) : C’est-à-dire étrangers ou autochtones non-désireux de revendiquer leurs droits nationaux et donc tous également protégés mas soumis, rappelons-le, à une stricte neutralité envers les engagements de l’État, nonobstant les divers droits politiques que celui-ci pourrait leur reconnaître contractuellement. Quelle que soit l’importance accordée à la préférence nationale, l’État reste évidemment libre d’engager qui il veut à son service…