A l'occasion du jour de l'enseignant: Un texte réchauffé

14 October, 2020 - 23:26

«Monsieur»
Dans la cosmogonie scolaire, les instituteurs étaient perçus comme une catégorie située quelque part au-dessus des anges. Les élèves ne pouvaient en effet pas concevoir que les instituteurs soient rabaissés au stade de souffrir des faiblesses humaines. C'était vraiment des êtres à part. On les voyait en classe mais ils n'étaient pas trouvables en ville, ils n'avaient ni noms (ils se nommaient Monsieur ou Madame), ni origines géographiques ou ethniques : ils devaient donc bien descendre des cieux.
Ce statut "supra-humain" qui était concédé aux instituteurs ne concernait cependant que ceux qui enseignaient en français. Ce n'était pas, loin s'en faut, le cas pour les "maîtres" d'arabe. Cette catégorie était en effet des plus méprisées. Il y avait comme une conspiration contre ses pauvres créatures. Le maître d'arabe rimait avec saleté, pauvreté, et était tout simplement taxé de "sauvage". On cultivait à son sujet toute une perception négative qui façonnait l'esprit des enfants, leur donnant ainsi une sorte d'immunité contre son enseignement.
L'absentéisme aux classes d'arabe était d'ailleurs presque encouragé, et le maître d'arabe devait supporter toutes les brimades et les vexations que lui vaut ce cumul de préjugés défavorables. Il est à noter que durant cette période, l'utilisation systématique du "symbole" était encore en vigueur dans les écoles de Nouakchott. Il s'agissait d'un petit "machin" (généralement un bâton) qu'on donnait à celui qui, par erreur, se serait exprimé en une langue autre que le français. S'il advenait que l'instituteur retrouvait ledit "symbole" sur l'un des élèves, ce dernier subira une punition exemplaire dans laquelle la douleur physique est souvent doublée d'une souffrance morale. Il était pour ainsi dire honteux de parler hassaniya, wolof, soninké ou pulaar. Le français devenait alors une sorte de linguae franca servant de ciment pour les ressortissants de tous les groupes. Ce français était on s'en doute lourdement chargé d'africanismes, de néologismes et de barbarismes de tous genres. On jurait par "au nom de Dieu", celui qui était créditeur était en fait le débiteur, l'hôte et l'invité se confondaient. On trouvait cependant normal que cette langue domine les conversations, son utilisation étant devenue une seconde nature. L'arabe par contre était une langue étrange, bizarre et rarement usitée.

 

Un palestinien autoritaire
Au sein de ce système, le maître d'arabe était donc persona non grata. Mais malgré l'adversité ambiante, certains instituteurs essayeront de s'imposer : Monsieur Gaguih, par exemple, avait suffisamment de tact pour réunir quelques auditeurs ; Ould Ahmed Bazeid maniait trop la cravache pour obtenir le calme. Mais au fil des ans, le calme sera réellement obtenu car de toute la classe, il ne gardera que Touré ould Bah, qui était presque muet. On peut dire cependant que les maîtres d'arabe ont pu avoir une certaine revanche occulte (tazebba) grâce à la présence de Monsieur Sabah. Cet instituteur d'origine palestinienne avait en effet un autoritarisme tellement marqué qu'il reléguait les directeurs au second rang. Il revendiquait la paternité de l'école. Ainsi punissait-il tout élève retardataire sans distinction de classes alors qu'il s'occupait généralement du CP1. Il avait d'autre part la manie de saisir toutes les sucreries que les élèves s'achetaient lors de la récréation. Il fallait donc manger très rapidement pour ne pas se faire exproprier. Sabah faisait régner une certaine terreur qui obligeait les élèves à exécuter avec empressement tous ses ordres. Il organisait ainsi de temps en temps des séances d'assainissement en disant tout simplement qu'il ne voulait pas voir une seule feuille dans la cour (la urîdu an arâwaraqatanwâhidatan vi as-saha). Chaque élève s'accroupissait alors sur place et balayait de ses mains. En quelques minutes, la cour redevenait complètement propre. Cet instituteur était par ailleurs un grand calligraphe et un dessinateur émérite, de quoi impressionner les Mauritaniens qui n'étaient pas particulièrement doués pour ces exercices.

Revenons maintenant au monde adulé des maîtres de français. Monsieur Ly Djibril, donnait l'impression, avec ses yeux injectés de sang, d'être le plus méchant des enseignants, mais cette apparence n'était que le pendant d'un réel charisme. Il frappait en effet rarement les élèves, une forme de regard qui lui était spécifique constituant sa force dissuasive principale. Il nous initia à la musique et à la danse. C'est grâce à lui que les élèves apprirent à organiser des chœurs et des ballets. Il jouait admirablement de l'accordéon et de la guitare, ce qui égayait considérablement ses séances et rendait ses classes attrayantes. Monsieur Demine ne ratait jamais l'occasion de faire des démonstrations lors des cours de sciences d'observation, et il provoqua même un petit incendie pour bien montrer que l'essence s'enflamme directement à l'opposé du pétrole qui nécessite une mèche ou un quelconque intermédiaire. Monsieur Ahmed Ould Baba était particulièrement préoccupé par la question du temps. Il entrait toujours en répétant "déjà, déjà grand trait, la date, déjà, petit trait, calcul". On devait préparer le cahier avant son arrivée : il avait une très bonne écriture et feignait de frapper les élèves avec une réglette alors qu'il souriait aimablement. Vers 1970, un nouvel instituteur arriva à l'Ecole Annexe : il s'agit de Monsieur Sylla Ibrahima, l'actuel présentateur de journal à Radio Mauritanie. Il se distinguait de tous les enseignants en cela qu'il vouvoyait les élèves. Cet égard est réellement un luxe dans un pays où même les adultes arrivent rarement à jouir d'un tel statut.

Elemine Ould Mohamed Baba