La réunion se tient au sous-sol d’un immeuble quelconque. Y participent deux diplomates américains, probablement barbouzes à leurs heures, et un diplomate international à plein temps. L’objectif : désamorcer une bombe qui risque, si elle éclatait, de provoquer des dégâts incommensurables.
La rencontre se termine, mais des échanges qui ont eu lieu, rien ne filtrera. Le secret est de rigueur. Une autre réunion débute, quelque part; puis une autre ; le diplomate international à temps plein enchaîne les réunions, ultra secrètes ou supermédiatisées, restreintes ou publiques, ne durant que peu temps ou prenant plusieurs heures. Les décors sont chaque fois différents : sous-sol d’immeubles, salons feutrés des grands hôtels, palais gouvernementaux, casernes, demeures privées...
Différents aussi les faciès et les crédos des participants à ces rencontres de la dernière chance. Des silhouettes vont et viennent, des visages apparaissent, disparaissent, crispés, soucieux, exaltés ou impassibles. Ce sont les acteurs du drame qui se noue.
Pas de droit à l’erreur
Un soulèvement populaire vient de mettre à bas le régime autoritaire au pouvoir depuis trente ans; le pays n’est plus gouverné ; les puissances étrangères s’y activent et s’y affrontent sur l’arène ou dans les coulisses : guerre de l’ombre ; guerre des argentiers ; guerres des sectes... Tout s’enchevêtre ; les querelles politico-religieuses transfrontalières, les appétits économiques, les enjeux d’ordre géostratégique...
L’insurrection tient le haut du pavé, les forces conservatrices, se sentant menacées, se font menaçantes.
Dans les rues et les maisons, dans les mosquées et les casernes, dans les chancelleries et derrière les paravents des « honorables correspondants », l’anxiété monte à mesure que le temps passe. La déflagration redoutée semble inévitable, pour le plus grand malheur d’un grand pays et de ses populations. Et les voisins, nombreux, ne seront pas épargnés. Une perspective qui hante de jour comme de nuit le diplomate à temps plein, propulsé en pleine tourmente avec pour mission d’empêcher une implosion dont les signes avant-coureurs sont déjà nettement visibles. A Khartoum, au printemps 2019, le diplomate international à temps plein n’est pas un touriste sans souci.
Mohamed El Hacen Ould Lebatt, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a l’obligation de réussir la mission qui lui a été confiée par les décideurs du continent avec l’approbation des puissances qui comptent dans le monde; il doit, surtout, atteindre l’objectif moral qu’il s’est fixé à lui-même : ne pas laisser le Soudan sombrer dans le chaos ; éviter à tout prix qu’il ne devienne une nouvelle Somalie, une nouvelle Centrafrique, une nouvelle Libye… Ould Lebatt n’a pas droit à l’erreur et c’est à mains nues qu’il doit affronter les chefs d’une demi-douzaine de guérillas, surgis de leurs zones d’activités éparpillées dans le vaste pays ; tenir tête, seul, aux généraux peu enclins à abandonner le pouvoir aux civils, qu’ils jugent irresponsables ; calmer les ardeurs et les ambitions des leaders politiques qui revendiquent haut et fort la légitimité révolutionnaire et dont certains viennent de sortir des pénitenciers, de quitter leurs planques de clandestinité ou de revenir d’exil. OuldLebatt doit aussi endiguer la spontanéité des foules grisées par le triomphe de l’insurrection, tout en empêchant la révolution de dévorer ses enfants ou de se faire écraser par les forces contre-révolutionnaires prêtes à en découdre.
Les protagonistes sont nombreux et pour la plupart enracinés depuis longtemps dans le paysage politique local ; ils se vouent le plus souvent une animosité, voire une haine tenace, héritée des épisodes sanglants qui ont émaillé l’histoire du pays depuis son accession à l’indépendance. Tous assurent vouloir arrêter le compte à rebours qui se poursuit, implacable. Tous veulent conjurer la déflagration annoncée. Mais chacun menace de la précipiter, de la provoquer à la minute même, si ses vœux n’étaient pas exaucés en totalité, immédiatement, avec la certitude d’être dans son bon droit. « Ne rien lâcher » semble être le seul principe qu’ils ont en commun. Le Soudan est, dit-on, le pays africain qui compte le plus grand nombre d’armes en circulation...
En plein centre de cette valse de tous les dangers, marchant sur une corde raide, Ould Lebatt déploie tout son art de « faiseur de paix ». Sa force, il la puise dans son talent connu et reconnu, dans ses dispositions morales, mais aussi dans sa riche expérience dont certains chapitres remontent à sa jeunesse, mouvementée pour ainsi dire. Jeune leader révolutionnaire, académicien, recteur d’université, ministre des affaires étrangères, puis diplomate international.
Humilité et intelligence
Ould Lebatt, n’est pas précisément un parangon de modestie -vraie ou fausse ; il est doté de talents réels et d’une intelligence remarquable et il le sait ; et cela vaut peut-être mieux ainsi. Cependant, force est de reconnaître qu’il possède cette sorte particulière d’humilité, ou d’intelligence, qui lui permet d’apprendre plus que d’autres auprès des vétérans et des sages qu’il a côtoyés de près et avec lesquels il a tissé des liens d’amitié ; la vénération et la gratitude qu’il leur témoigne est profonde et sincère. Il est vrai qu’ils s’appellent Nyeréré, Mandela, Alpha Omar Konaré, Ould Abdallah, parmi d’autres coryphées dont il s’inspire et auxquels il doit d’avoir plus d’un tour dans sa manche en matière de médiation. Cette réserve d’expériences n’est pas de trop quand on se retrouve au centre d’une situation explosive, portant sur les épaules la responsabilité de ce qui peut advenir de tout un pays. Mais pas plus qu’un carnet d’adresses bien fourni, l'expérience n’est pas l’arme absolue, une situation de crise n’étant jamais identique à celles qui l’ont précédée. Il faut donc constamment réadapter, improviser, inventer...Et quand, malgré tous ses efforts, son entreprise se trouve sur le point d’échouer lamentablement, alors il ferme les yeux; des visages familiers, rassurants, lui apparaissent, loin, très loin. Il distingue, entre autres, le visage du docteur Ahmed-Salem Ould Ndary, ophtalmologue de son état, connu pour sa rigueur morale, sa générosité et sa loyauté dans l’amitié.
Une façon de se ressourcer et de reprendre des forces.
Dans les moments les plus difficiles de sa mission au Soudan, Ould Lebatt recourt à d’autres recettes, parfois surprenantes. Ainsi, un jour, en pleine réunion avec les «forces du refus », front politique fortement campé sur ses postions comme son nom l’indique, la situation paraît irrémédiablement bloquée. Alors, le célèbre médiateur emploie l’arme ultime : Il éclate en sanglots ! Une catharsis qui dure un long moment. Les politiciens blasés assistent, ahuris et silencieux, à une scène pour le moins étonnante. Ils n’en croient pas leurs yeux. Pourtant, ils ne s’y trompent pas ; ils n’ont aucun doute sur la sincérité des larmes et l’authenticité de l’émotion. Le diplomate international, le Professeur comme ils l’appellent, a sangloté tout son saoul. Puis il en a ressenti de la honte. Sa fierté, il l’avoue, en a pris un coup ; mais, paradoxalement, pas sa crédibilité, -la suite des événements l’a prouvé. Les larmes déversées ne l’ont pas été pour rien ; elles ont fait tilt...
« Soudan, le chemin de la paix » est le titre du livre à travers lequel Mohamed El Hacen Ould Lebatt raconte toutes les péripéties de la difficile mission de médiation qu’il a effectuée au Soudan à un moment crucial de l’histoire de ce pays.
« Le Livre est un exercice ambitieux de vérité et de sincérité », écrit le professeur Alhpa Omar Conaré dans sa préface de l’ouvrage –une préface qui, venant d’un ancien chef d’Etat africain, surprendra plus d’un lecteur, tant par sa qualité littéraire que par sa valeur analytique. Et le professeur Konaré d’ajouter : « Avec promptitude et ingéniosité, le professeur Lebatt endosse le costume d’un narrateur d’exception pour raconter l’histoire palpitante de la médiation, dans un style simple, clair mais alléchant ».
On ne saurait mieux dire.
En refermant le livre, l'on ne peut que songer à la pertinence de cet aphorisme qui, à première vue, ne paye pas de mine : « On n’est diplomate que quand on naît diplomate. »
Cela vaut aussi, assurément, pour le faiseur de paix.
Ahmed-Salem Tah