« Plus on prend de responsabilités, plus les portes de la cité s’ouvrent », disais-je dans le premier numéro de cette nouvelle série. Et c’est tout naturellement d’abord au plus près de chez soi, dans la proximité du voisinage, au sein de la société civile localisée que cette capacité doit pouvoir se manifester. Comment ? Flash-back sur diverses possibilités d’organisation déjà présentées en ces colonnes. On partira du tandem SP-AGRC…
Beaucoup de cités en Afrique, notamment musulmane, sont dotées de quartiers où des solidarités de voisinage (1) se sont spontanément développées, mues par des liens sociaux préexistants : famille, tribu, ethnie, voisinage antérieur, etc. Elles regroupent un nombre variable mais toujours limité de foyers, entre vingt et cent – dans tous les cas, un effectif nettement en-deçà de celui indiqué par le prophète Mohamed (2) (PBL) – et se préoccupent de quasiment toujours les mêmes problèmes, avec cependant d’importantes variations dans leur ordre de priorités, au gré des particularités et équipements locaux : alimentation en eau et en électricité, voierie, sécurité, gardiennage et enseignement, notamment religieux, des enfants, surveillance des domiciles, systèmes d’entraide financière, ces derniers débordant souvent de l’orbe géographique du voisinage immédiat. Les contraintes pesant sur ces solidarités sont avant tout financières. On ne trouve pas toujours au moment voulu les ressources nécessaires à l’exécution d’une tâche communautaire pourtant urgente, dès lors reportée, parfois aux calendes grecques, et l’on s’habitue ainsi à des situations déficientes, sources de désagréments divers. C’est par exemple le cas banal des ordures…
Pour pallier à ces manquements, il s’agirait d’assurer des revenus communautaires permanents, facilement accessibles dans l’espace et le temps. On parle beaucoup, ces dernières années, des AGR, Activités Génératrices de Revenus, dont le développement localisé serait un élément important d’un dynamisme socio-économique durable et intégré. Dotons le concept de l’adjectif « Communautaires » – AGRC donc – et voici qu’apparaît l’unité de financements de nos solidarités de proximité. La démarche ne manque pas d’intérêts. Trois d’entre eux sautent aux yeux. On met en place, tout d’abord, des services nouveaux et le choix des AGRC peut être intégré, en amont, dans un plan d’urbanisme intelligemment conçu, tenant compte du tissu socio-économique dans son intégralité (3), et constamment ajusté, en aval, à l’appréciation objective des réalités ; on procure, ensuite, de l’emploi à tel(le)(s) ou tel(le)(s) habitant(e)(s) du quartier ; bien gérées, les AGRC produisent, enfin, de substantiels bénéfices mensuels, affectés à des tâches communautaires précises. Un examen un peu plus poussé, mettant en cause les modalités de mise en place et de fonctionnement de ces structures, permet de discerner plusieurs autres avantages.
La fondation d’une AGRC repose sur trois préalables. La mobilisation d’espace(s) foncier(s) où organiser l’activité, notamment commerciale ; son (leur) équipement mobilier et immobilier ; l’implication structurée des bénéficiaires. Le foncier met le plus souvent en cause l’État : c’est, pour lui, l’occasion de valoriser, à moindre frais, son implantation à la source de la vie sociale ; les équipements mobilisent les bailleurs, amenés à rectifier leurs perspectives globales, à l’aune de situations strictement localisées ; quant aux bénéficiaires, il s’agit, en l’occurrence qui nous préoccupe ici, de la solidarité locale, éventuellement distinguée en sections masculine et féminine, à qui sont destinés les bénéfices nets de l’AGRC. État, bailleur et SP forment ainsi le trépied, nécessaire et suffisant, à la bonne gouvernance de l’AGRC, formalisé par un conseil d’administration chargé de superviser l’entreprise et de contrôler la bonne utilisation de ses bénéfices. À échéance régulière, la solidarité de proximité y présente ainsi ses besoins chiffrés et motivés, sans cesser, cependant, d’exercer son droit de regard et d’intervention, au même titre que l’État et le bailleur, sur la gestion de l’AGRC.
Si le caractère éminemment localisé de cette structure semblerait désigner la commune en strate administrative de l’État la plus adaptée à son environnement, les contingences budgétaires, particulièrement en zone rurale, où la population est beaucoup plus dispersée, devrait commander une approche plus départementale. Chaque département se verrait, ainsi, pourvue en « agent(e)s de proximité », en relation privilégiée avec les services communaux, chargé(e)s, chacun(e), de couvrir la représentation de l’État en cent à deux cents AGRC, au gré des contraintes de déplacement. En pays musulman, deux équipes de terrain par département : l’une masculine, l’autre féminine ; de deux agent(e)s ; supervisées par un(e) coordinateur(trice), en relation directe avec les divers services de l’État et l’instance supérieure de gestion du projet. De même, la représentation du bailleur pourrait être assurée par telle ou telle ONG nationale impliquée par celui-ci dans un programme géographiquement ciblé de développement des SP et dont les chargés de mission auraient à suivre à peu près le même nombre d’AGRC que leurs homologues fonctionnaires.
… au tandem SP-IPP
Dans sa plus large acceptation, le concept AGRC repose sur une idée simple : pour assurer son autonomie de fonctionnement, toute infrastructure ou Activité, publique ou civile, Non Génératrice de Revenus (ANGR) doit être soutenue, tout au long de son existence, soit par le Trésor (versus public), soit par une AGRC (versus civil). Une telle structure doit-elle être automatiquement de type IPP ? La réponse navigue entre la nécessité de sa pérennisation et celle de la mobilité du marché. De nombreuses études dans le monde musulman, notamment en Turquie, Égypte et au Maroc, tendent à estimer qu’une immobilisation de plus du tiers de la propriété durable (foncier, immobilier, capital fixe) anémierait dangereusement le marché. Nous avons suggéré a contrario (4) qu’une gestion globalement ordonnée des biens immobilisés périssables, mobiliers en particulier, était d’un intérêt certain dans le développement économique global. De fait, la question comporte une multiplicité d’aspects dont beaucoup demande une attention soutenue dans le temps.
Quelle que soit l’option retenue, il semble qu’en tous les cas d’AGRC soutenant une organisation de développement, apolitique et à but non-lucratif, la présence de l’État dans le CA de l’AGRC constitue un élément positif de stabilité et de contrôle. À moindre frais, en qualité de propriétaire du foncier. Sinon, en bailleur des équipements. Cette présence pourrait être le signe, remarquons-le au passage, distinguant la société civile politique – où l’État ne devrait intervenir que de manière ponctuelle, en distribuant équitablement les subventions légales lors des consultations électorales – de la société civile apolitique, partenaire permanent de l’institution publique. Remarquons également que cette présence, au sein du CA de l’AGRC, ne constitue, en aucune manière, un droit d’intervention dans la conduite de l’ANGR bénéficiaire dont les obligations, vis-à-vis du CA de l’AGRC, se limitent, chaque année, à la présentation de ses besoins et à la justification des subventions allouées (5). Dans le cas d’ANGR où l’État entretient un contrôle plus poussé – écoles, hôpitaux, etc. – des mécanismes spécifiques d’intervention – rémunération et formation du personnel, investissements mobiliers et immobiliers, etc. – permettent d’entendre les fluctuations de la frontière, entre le public et le civil.
Une précision particulièrement requise dans les situations où l’État est tenu, par la Constitution du régime politique qui le gouverne, à une position spécifique vis-à-vis des engagements philosophiques ou religieux de ses administrés. Le strict confinement dans la « sphère privée » d’activités réunissant nécessairement des gens hors de chez eux conduit à des situations équivoques, notamment dans l’érection et l’entretien de lieux spécifiques de rencontre, quand la fréquentation de ceux-ci ne fait l’objet d’aucun commerce. Ces ANGR qui publient l’existence d’un certain besoin au sein de la population ont impérativement besoin de ressources. Or tout édifice – religieux ou autre (6) – est forcément situé sur un territoire national. Un tel trivial constat ouvre des perspectives. L’idée de base consiste à ce que l’État gérant ce territoire s’affirme et demeure ad vitam aeternam, par acte notarié, le propriétaire inamovible du foncier où est établi tout édifice dédié statutairement à une ANGR, tandis que les ajouts éventuels à celui-ci – par exemple, des constructions élevées grâce à des financements tiers, éventuellement étrangers – suivent systématiquement le statut du fonds.
La gestion de ce foncier est confiée à l’association nécessiteuse du besoin, sous couvert d’un conseil d’administration regroupant l’État, propriétaire du foncier, le ou les bailleurs de ses équipements – à défaut, leur(s) représentant(s) – et l’association bénéficiaire (7). Pour assurer la pérennité de cette gestion, on fonde parallèlement et sur le même principe une entreprise à buts lucratifs dont les revenus nets – plus exactement, la rémunération du capital – seront entièrement dédiés à cette tâche, suivant statuts dûment enregistrés. On voit ainsi qu’avec un minimum d’organisation, l’établissement d’un lieu de culte peut se révéler non seulement enrichissement à moindre frais du patrimoine national mais aussi motif d’emplois sans relation obligée avec ledit culte. Une telle proposition est d’ailleurs extensible, on l’aura compris, à tout autre besoin civil à buts non-lucratifs, ainsi que je l’ai exposé à maintes reprises (8). (À suivre).
NOTES
(1) : Que j’ai proposé d’enregistrer sous l’appellation « Solidarités de Proximité » (SP), comme rappelé à l’entame de la présente série.
(2) : « Quarante voisins à droite, quarante à gauche, quarante devant, quarante derrière », hadith rapporté par son épouse Aïcha.
(3) : Mesurant, notamment, les équilibres entre le secteur public et privé et les marges de manœuvre des AGRC amenées à conquérir un espace économique entre ceux-là. Cela demande une indéniable expertise. Il s’agit bien évidemment de conduire ce potentiel en enrichissement de l’existant, minimisant notamment les situations d’engorgement concurrentiel et favorisant par contre les synergies innovantes et dynamiques. À cet égard, on soulignera l’importance du caractère volontairement progressif, attentif aux réponses du milieu, de la mise en œuvre d’un tel projet.
(4) : Ian Mansour de Grange, LE WAQF, outil de développement durable ; […] LA MAURITANIE […], fécondité d’une différence manifeste, Librairie 15-21, Nouakchott, 2012 ; en cours de réédition aux Éditions Joussour Abdel Aziz (Nouakchott).
(5) : Avec, bien évidemment, la restitution de son bilan d’administration de l’AGRC, si elle en est le gestionnaire attitré. Une situation au demeurant assez ambigüe : association à but non-lucratif tout à la fois gestionnaire et bénéficiaire d’une structure à but lucratif ; pour être ordinairement évitée, voire légalement interdite.
(6) : Sportif, musical voire gastronomique, si rarement gratuit…
(7) : Voir Immobilisation pérenne de la propriété, acte d’économie solidaire, in « Le Calame » N°735 (Avril 2010).
(8) : Cf. LE WAQF […] LA MAURITANIE […], op. cité.