A mon cher Ahmed Kelly,
Je te l’ai dit au téléphone, j’ai lu ton livre d’une seule traite, car une fois cette lecture commencée, je n’ai pu l’interrompre avant la dernière ligne de la table des matières.
Je te l’ai dit également, aussitôt la lecture achevée, ma première et immédiate sensation s’est résumée en un seul mot : « délicieux » !
Suite à ta demande de recevoir mon sentiment par écrit et dans le détail, j’ai, « avec appétit », je dois le dire, procédé à une deuxième lecture plus attentive et avec le souci de ne pas rester prisonnier de ma toute première et dithyrambique impression.
- Avec appétit », dis-je, mais non sans une certaine inquiétude de me retrouver dans l’obligation objective de revenir sur mon premier mouvement et de tempérer, ne serait-ce qu’en partie, la joie, pour tout dire quasi instinctive, que m’a procurée ma première et rapide lecture.
Je ne résiste pas au plaisir de te dire dès l’abord et avant d’entrer dans les détails, que cette crainte s’est avérée sans objet.
Mon premier sentiment s’est, au contraire, conforté, puis enrichi et complété de considérations moins liées au plaisir esthétique égoïste ressenti au premier moment ; lequel fut, peut-être un peu subjectif, du fait de l’empathie que m’a toujours inspiré, à moi comme à beaucoup d’autres, je le sais, la personnalité de l’auteur et son milieu familial.
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Je ne puis me défaire de l’impression que ton récit – et c’est peut-être là que réside le secret de son charme – n’est en réalité que la transcription d’un soliloque intérieur longtemps contenu dans ton imaginaire. Non pas donc un travail prémédité et organisé sous la forme d’un message délibérément destiné à l’illustration d’un monde révolu ou de personnages disparus et, par la même occasion, à délivrer au lecteur, la pensée, les convictions ou les choix de l’auteur.
Et pourtant, te référant à Montaigne, tu en es, comme tu dis, « la substance»; mais une substance détachée du nombrilisme biographique indécent et de l’hagiographie familiale impudique.
Et d’ailleurs, ne voilà-t-il pas que tu ajoutes plus loin dans ton «éclairage » liminaire : « l’arbitraire s’est finalement imposé et a triomphé, laissant place aux séquences qui se bousculent et à l’ignorance de toute chronologie. Je laisserai donc la liberté à la plume, sans aucune contrainte ».
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Un grand merci alors à cette plume libérée qui nous a livré un récit charmant dans sa spontanéité et, même parfois, dans son ingénuité à l’occasion de doutes ou de questionnements adressés par le narrateur à lui-même.
C’est aussi un récit où se mêlent et se complètent dans un style aéré et limpide :
- L’évocation pudique et pourtant incitative à la nostalgie, de terroirs, d’évènements ou de personnages dont la palette illustre (puisse le populisme frénétique qui sévit de nos jours en tirer quelque leçon) l’unité de notre Nation.
Unité dont tu parles d’ailleurs excellemment dans le passage inspiré et pertinent que je me plais à citer : « c’est oublier que celle-ci [l’unité] a précédé le Parti unique et a même précédé l’Etat au sens moderne du terme. Elle n’est donc pas récente et n’a pas jailli des sables. L’Islam l’a façonnée depuis des siècles…Chacun, enfoui chez lui sous sa tente dans le désert ou dans sa case vivait la mauritanité à sa façon…En l’absence d’autorité centrale de régulation pour contrer l’anarchie ambiante, le vivre ensemble continuait…Ici, l’Islam et sa culture nous maintiennent ensemble. Elle n’était donc pas si miraculeuse que ça, notre unité ».
- L’analyse des problèmes de société, tels que la stratification sociale dont les méfaits étaient moins fréquents et la dénonciation moins évidente du fait de la solidarité islamique ambiante et du caractère universel de la pauvreté ; cette pauvreté qui n’était alors, ni sujet de honte, ni un motif de déclassement social et qui avait même tendance à s’ignorer elle-même.
- Le positionnement politique empreint de réalisme, de modération et de conviction démocratique. Et à cette occasion nous retrouvons les figures emblématiques des bâtisseurs de notre Etat dans leur diversité ethnique, sociale et régionale et, à leur tête, l’inoubliable
Président Moktar Ould Daddah, rahimahou ALLAH.
Et ici, on ne peut que retenir cette assertion si juste et si nécessaire à observer par ceux qui sont aujourd’hui ou seront en charge demain des destinées de notre Nation : « l’égalité à la naissance devant la loi et le juge, comme aussi la bonne répartition des richesses du pays, voilà des pistes de recherche. Ce combat ne pourra être mené que par l’Etat ».
Juste aussi ton jugement sans nuance sur le Parti Unique que le défunt Président Algérien, Ben Bella, qui l’a pratiqué et qui sait donc de quoi il parle, a fini par dénoncer, comme étant « le mal unique ».
Moins fondé par contre, à mes yeux, ton propos relatif à ce que tu appelles « une fin de règne » et « un Etat agonisant ».
Il est vrai que le pays était alors en guerre, une guerre, rappelons-le, qui lui a été imposée puisque, sans déclaration et sans préavis, le territoire national a été agressé.
Cela est vrai aussi, toute guerre est un désastre à la fois humain et économique ; mais chez nous, comme ailleurs, elle fut aussi l’occasion (à quelque chose malheur est bon) de l’affirmation et de la consolidation du sentiment patriotique national et la traduction évidente de l’unité de notre jeune Nation face à l’adversité.
Du reste, comme toute guerre, elle ne pouvait que prendre fin d’une manière ou d’une autre ; laissant en place, n’eût été le putsch du 10 juillet 1978, un pays sans doute économiquement affaibli et humainement endeuillé ; mais aussi un Etat tenu en main par une élite nationale toutes ethnies confondues, a tout point de vue exemplaire et que son chef, le Président Moktar Ould Daddah, était sur le point de faire accéder, dans la paix et l’unité, à la pratique
démocratique pluraliste, comme en témoigne ce passage que chacun peut lire à la page 329 de la version en langue française de ses mémoires : « Mais au fond de moi-même, je considérais que le Parti unique, vital pour pays au stade de son évolution d’alors, devait céder la place au multipartisme, dès que le degré de consolidation de l’unité nationale le permettrait.
Une telle perspective était tellement présente dans mon esprit, que j’ai fini par en parler le 08 juillet 1978 précisément [donc deux jours avant le coup d’état du 10 juillet 1978] avec mon plus ancien coéquipier, Ahmed Ould Mohamed Saleh. Nous avons alors convenu d’en discuter profondément par la suite. Mais là aussi, l’homme propose et Dieu dispose ». F
- L’émotion contenue à l’évocation de personnages vénérés, Cheikh Abdallah et Channa bien sûr, ainsi que les oncles paternels et maternels, mais aussi de personnalités proches de la famille et ayant assuré auprès d’elle différents rôles privés ou publics. Evocation également d’amis encore en vie, Dieu merci, ou ayant malheureusement disparu.
Le même souvenir ému et les mêmes ferventes prières s’étendent à des personnages moins notoires de l’entourage familial : cuisinières, bergers, hommes de peine, artisans (ces derniers qualifiés, à juste titre, de « véritables élites »)
- Et, « cerise sur le gâteau », l’humour et ici, il ne s’agit pas d’humour recherché et prémédité, comme cela se pratique couramment et avec bonheur dans la région de Boutilimitt en particulier et au Trarza en général. En voici quelques exemples :
A l’école ‘‘moderne’’ qui se tenait sous un arbre et à même le sol, « les fournitures étaient rares ; le maître disposait néanmoins d’un sifflet pour marquer la rentrée ».
Un hommage particulier doit être rendu à l’âne que chevauchait le jeune Ahmed Kelly pour aller à l’école par crainte des serpents et des scorpions ou pour assister aux festivités de Boutilimit, et, assis avec certains des siens sous un arbre, à l’arrivée du premier avion atterrissant dans le village.
Parmi les cuisiniers, il y avait la vigoureuse Aichata qui était aussi dentiste à ses heures : « nous nous bousculions vers les cuisines, un peu de bois sur la tête, espérant qu’en retour nous mériterions une petite récompense alimentaire. Ce système s’appellera plus tard travail contre nourriture ».
Ahmed Kelly était, dit-il, un passionné de l’eau et il a fini par se familiariser avec l’univers marin : « Toutefois, encore aujourd’hui, je continue à m’en méfier. Quand il m’arrive de plonger dans l’Océan, j’ai hâte d’en sortir au plus vite. Auparavant, je prends soin de m’attacher le pied à une corde solidement reliée à la terre ferme »
Ahmed Kelly, l’enfant turbulent, suspendu par les pieds afin de régurgiter par la bouche et le nez tout le lait englouti à l’occasion de sa quasi noyade dans une énorme piscine de lait (asselaye).
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Parlant de l’hospitalité des bergers, Ahmed Kelly en vient à évoquer Virgile et son Eneide.
Lisant « Un certain parcours » je ne peux m’empêcher d’y trouver une « certaine ressemblance » avec des passages ruraux de l’Iliade et de l’Odyssée et de songer que le chapitre « La vie au campement » qui nous présente des tableaux d’une « grande profondeur humaine » aurait pu emprunter à Hésiode le titre de son œuvre « les travaux et les jours ».
Un seul regret puisqu’il faut bien, tout de même, formuler quelque réserve : j’aurais aimé que le verbatim final fasse place, et la plus conséquente possible, à des citations du Président Moktar Ould Daddah, rahimahou ALLAH.
Enfin, ma seule recommandation, sous forme de souhait : que le tome 2 d’un « Certain parcours » reste inscrit dans la même veine et le même registre que le tome 1.