Me Mine Abdoullah, avocat au barreau de Nouakchott, président de l’ONG « Publiez Ce Que Vous Payez » (PCQVP) et de la LMDH :

3 September, 2020 - 00:14

‘’Il faut que tous ceux qui ont participé au saccage du pays répondent de leurs actes à la hauteur des forfaits commis’’

Le Calame : On entend très peu la voix de la société civile mauritanienne dans le combat contre la corruption alors qu’elle devrait en être le fer de lance. Que vous inspirent les recommandations du rapport de la CEP sur la gestion de l’ancien président Aziz que la justice a commencé à mettre en œuvre ?

 

Maître Mine Abdoullah : La voix de la Société Civile ne s’est jamais tue ; elle s’est toujours fait entendre à chaque fois que de besoin. Son combat est permanent pour l’ancrage de la démocratie et l’enracinement de l’Etat de droit, lesquels supposent l’exercice plein et entier des libertés, le respect par les 3 pouvoirs que sont l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire des droits des citoyens tels que consacrés par la Constitution, les lois et règlements de la République et les conventions et traités auxquels la Mauritanie a souscrit… La société civile, qui est une sentinelle mais aussi un lanceur d’alerte, se bat aussi pour l’effectivité de la bonne gouvernance et la bonne gestion des biens de l’Etat.

Pour en revenir au dernier aspect de votre question, nous estimons que la mise en place de la CEP (première du genre en Mauritanie), le travail qu’elle a effectué et le rapport qu’elle a produit sont à saluer. Mais, la société civile, tout en se félicitant de l’initiative et de l’action réalisée, exige que le dossier, désormais entre les mains de la justice, soit mené jusqu’au bout, conformément aux textes et que tous ceux qui, sont cités dans le rapport, répondent de leurs actes à la hauteur des forfaits commis.

 

-Avec les préjudices qu’il estime avoir subis d’abord ce rapport, le gouvernement s’est attaché les services d’un collectif d’avocats. Quelle contribution pourrait apportez la société civile dont vous êtes l’un des acteurs ?

 

- Comme, je l’ai dit tantôt, la société civile se bat pour le respect des droits ; que ces droits soient ceux d’un particulier ou de l’Etat, c’est du pareil au même, étant entendu que le détournement des biens de l’Etat, leur accaparement par certains alors qu’ils appartiennent à tous les citoyens, constituent autant de préjudices contre lesquels s’élève la société civile, laquelle ne pourrait qu’être heureuse d’apporter son concours à toute action dont le but est de les recouvrer et les arracher des mains de ceux qui s’en étaient illégalement saisis.

La société civile s’organise encore plus et pourrait certainement mettre en place une plateforme, un cadre pour mieux apporter le concours dont aurait besoin le collectif des avocats commis par l’Etat pour défendre ses intérêts dans ce dossier extrêmement important. Je puis vous assurer, en tout cas, que que la société civile jouera sa partition…

 

 La Mauritanie dispose d’une stratégie de lutte contre la corruption qui conduit à sa criminalisation. Quelle évaluation vous faites de ces instruments ?

 

-Plus que la stratégie de lutte contre la corruption à laquelle vous faites allusion, la Mauritanie dispose d’une loi contre ce fléau, sans compter le code pénal. Mais des infractions comme la corruption, le détournement, la concussion – commis généralement par des fonctionnaires – sont rarement réprimés. Certes, des responsables accusés de ces infractions ont été emprisonnés mais, ils sont, soit libérés faute de preuves, soit ils sont relâchés sans jugement. Cela heurte la morale et l’éthique, cela ne saurait continuer dans un Etat qui se veut de droit où de telles pratiques doivent être bannies à jamais et leurs auteurs frappés du sceau de l’infamie… C’est dire que, dans la pratique, les instruments dont vous parlez ne semblent pas bien effectifs – en tout cas pas bien appliqués.

 

-En arrivant au pouvoir, l’ancien président s’est présenté en pourfendeur de la gabegie. Et pourtant à l’arrivée, le constat est là, la corruption a gangrené le pays, en dépit de la création des commissions de passation des marchés publics, de l’existence de l’IGE et de la Cour des Comptes. Est-ce à dire que ces structures ne jouent pas leur rôle ?

 

-Ce n’est pas les mécanismes ou les lois qui manquent, c’est généralement l’application des textes qui fait défaut. Il existe, hélas, un fossé considérable entre le formalisme des textes et la réalité sur le terrain. Car il ne sert à rien d’avoir l’IGE, une Cour des Compte, des commissions de passation de marchés si leurs rapports de l’IGE ne sont pas suivis d’effet.

Le grand avantage de la loi sur les marchés publics, celle de la lutte contre la corruption (notamment des agents publics), la loi sur le Partenariat-Public-Privé (et leurs décrets d’application) c’est surtout d’éviter des marchés de gré-à-gré dont l’opacité et la complaisance se passent de commentaire. Mais encore faut-il que les marchés passés par l’Etat ou ses démembrements se passent dans la transparence et dans le respect des textes. C’est hélas loin d’être le cas. Et à l’arrivée, comme vous dites, la lutte contre la gabegie, perçue au début, par beaucoup, comme un règlement de comptes contre certains, n’a pas donné les résultats attendus.

 

Vous présidez la Coalition Mauritanienne « PLUBLIEZ CE QUE VOUS PAYEZ ». Pouvez-vous nous dire ses objectifs et ces réalisations ?

 

-La Coalition Mauritanienne « Publiez Ce Que Vous Payez » (PCQVP) (en anglais « Publish What You Pay » – PWYP) a surtout pour objectif de jeter un regard sur la transparence (de gestion) dans les industries extractives. En effet, il n’échappe à personne que les revenus tirés des pays (d’accueil) par les sociétés d’extraction ne sont pas toujours connus du public, tout comme les paiements qu’elles effectuent en faveur des Etats. L’exploitation se fait aussi, souvent, dans le non-respect des règles liées à l’environnement ou au bénéfice que doivent avoir les communautés locales, en termes surtout d’infrastructures de base. On a parfois l’impression que lesdites sociétés ne se préoccupent que des revenus qu’elles peuvent tirer sans tenir compte de l’intérêt des populations locales ou de l’Etat d’accueil. Or, ces sociétés ont un devoir de redevabilité à l’égard des habitants des villes extractives… Depuis des années, PCQVP, avec le concours de son partenaire privilégié (la Fédération Luthérienne Mondiale – FLM) organise des ateliers de formation et des campagnes de sensibilisation en faveur des communautés, des élus locaux, des points focaux, des organisations de la société civile, de la presse autour de thèmes aussi variés que la connaissance de leurs droits et la capacité à les revendiquer auprès des porteurs de devoirs ; sur la fiscalité minière… Dans les villes minières, notamment à Akjoujt, Zouerate ou Nouadhibou, tout au long de l’année, PCQVP s’investit en organisant ce genre d’ateliers, de campagnes ou de sessions. C’est ainsi que, pendant une année, PCQVP a réalisé plusieurs ateliers pour l’habilitation communautaire en faveur de 250 femmes chefs de ménages pauvres à Akjoujt… La liste des réalisations est longue et il serait, peut-être fastidieux de les énumérer ici.

Par ailleurs, avec le concours d’autres ONG et associations, PCQVP a apporté une participation significative à l’élaboration et l’adoption d’un Code de Conduite de la Société Civile, et a joué son rôle dans le Comité ITIE.

 

- Quel rôle doit jouer la société civile dans la croisade contre la corruption ? Pouvez-vous nous dire brièvement ses forces et ses faiblesses ? On ne la voit presque, que lors des séminaires ?

 

-Je l’ai dit tantôt que la société civile a un rôle de veille, de sentinelle et, maintenant, de lanceur d’alerte. La société civile a, de tout temps, dénoncé le viol des libertés et lutté pour une Mauritanie égalitaire, débarrassée des tares qui minent parfois son tissu social. Elle fait de la lutte contre la corruption un sacerdoce car il s’agit d’un fléau qui freine le développement et corrompt les bonnes mœurs. Hélas, ce combat n’est pas facile et ne saurait être gagné sans une volonté politique affirmée et la détermination d’un pouvoir judiciaire. Néanmoins, avec l’avènement du Président Mohamed Cheikh El Ghazouani, on peut considérer qu’il y a des signaux encourageants pour mener à bien le combat contre la corruption. S’agissant des forces de la société civile, elles résident dans sa capacité de dénonciation et sa détermination à mettre à nue toutes les formes d’irrespect des règles ou de viol des droits. Ses faiblesses sont énormes et sont surtout liées à son manque de moyens, la difficulté à avoir le soutien de partenaires sérieux mais aussi le regard peu amène que les pouvoirs publics ont pour elle.

 

- Que pensez-vous des rapports que publie ITIE ? Vu le rapport de la CEP, ce secteur est miné par la grande corruption.

 

-Je pense que les rapports que publie l’ITIE (Initiative de Transparence des Industries Extractives) sont faits dans les règles de l’art. Maintenant, est-ce que leur contenu, leurs conclusions et recommandations sont pris en compte par l’Etat ? Telle est la question.

S’agissant du rapport de la CEP, il semble accablant et, pour cette raison, le pouvoir judiciaire saisi, devra aller jusqu’au bout pour que tous ceux qui sont impliqués répondent de leurs actes. La Mauritanie qui tire ses principaux revenus des mines (fer, or…) et qui se prépare pour l’exploitation du gaz, ne saurait continuer à souffrir du comportement des corrompus et des corrupteurs.

En tout cas, c’est l’occasion de saluer le rapport de la CEP et féliciter les membres de la Commission pour ce travail qui, certainement, fera date.

Propos recueillis par Dalay Lam