Le Calame : Le rapport de la CEP a été transmis à la justice et la police des crimes économiques a commencé à convoquer les personnes citées dans les différents dossiers pour leur confisquer leurs passeports. Vous avez exprimé plusieurs fois vos craintes que le processus ne finisse en eau de boudin. Qu’est-ce qui justifie vos appréhensions ?
Cheikh Ould Jiddou : Je tiens d’abord à préciser que la création de la Commission d’Enquête Parlementaire (CEP) a été une demande populaire avant qu’elle ne soit une initiative parlementaire. L’opinion publique mauritanienne, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie à travers les réseaux sociaux, l’a exigée avec insistance et ce n’est qu’en réponse à cette exigence que l’assemblée nationale a commencé à s’y consacrer. Au bout de six (6) mois de sa création, son rapport est tombé citant, partiellement et non de manière exhaustive, les différentes irrégularités, anomalies et écarts dans la gestion de certains biens publics au cours de la dernière décennie. Ce rapport a, de la même manière -partielle et non exhaustive-, révélé certains des différents responsables potentiels de ces irrégularités en sollicitant clairement de la justice l’ouverture d’une instruction pour approfondir l’enquête dans le but de découvrir d’autres auteurs ou complices et déterminer avec précision le rôle joué par chacune des personnes citées dans le rapport. Elle peut les inculper comme elle peut les disculper mais dans tous les cas, elle devrait les auditionner.
Cela dit, la manière avec laquelle l’Exécutif a décidé de gérer les résultats du rapport de la CEP avant le lancement de l’enquête préliminaire du parquet et de la police des crimes économiques nous éclaire malheureusement sur des intentions peu conformes à l’objectif premier de cette enquête parlementaire : faire la lumière sur les crimes économiques et financiers supposés commis au cours de la dernière décennie et permettre ainsi à la justice de prendre son cours normal sans ingérence aucune et sans complaisance. Ma crainte a toujours été et reste que « TOUS » les auteurs et complices de ces crimes ne soient pas entendus par la justice et encore moins inculpés. Ce qui amènera la Mauritanie, encore une fois, à rater le virage censé la conduite vers l’instauration d’un véritable Etat de droit où les institutions ne sont plus instrumentalisées pour régler des comptes.
Récemment vous avez écrit sur votre page Facebook que le gouvernement a désigné les coupables en les excluant du gouvernement tout en conservant des responsables dont les noms sont pourtant cités dans le rapport de la CEP ? Un moyen de les disculper en quelque sorte, selon vous. Comment est-ce possible ?
Le rapport de la CEP a cité plusieurs membres du gouvernement de M. Ismail Ould Cheikh Sidiya et l’on s’attendait à ce qu’ils soient écartés, ne serait-ce que pour les besoins de l’enquête préliminaire, du nouveau gouvernement. Or ce rapport a été transmis à la justice le 5 août 2020, la veille de la démission du gouvernement sortant et M. Mohamed Ould Bilal a été désigné nouveau premier ministre le même jour, le 6 août. Les convocations des personnes citées dans le rapport n’ont commencé qu’à la veille de l’annonce du nouveau gouvernement, le samedi 8 août dernier. En tout 4 personnes dont aucun membre du gouvernement sortant puisqu’ils étaient encore chargés des affaires courantes.
Avant l’annonce de la liste du nouveau gouvernement, le ministre secrétaire général de la présidence a justifié le remaniement par les résultats du rapport de la CEP qui cite plusieurs membres du gouvernement sortant. Jusqu’ici tout va bien et tout le monde a eu accès à la liste des ministres concernés. Mais dés l’annonce des nouveaux ministres, l’on s’est rendu compte que cette liste n’a pas été respectée : certains en ont été démis et d’autres reconduits. Or ni les uns ni les autres n’ont été encore entendus par la justice qui est la seule habilitée à inculper ou à disculper les suspects. Qui a jugé que parmi des hommes et des femmes figurant sur une même liste, certains devaient être « blanchis » avant que la justice ne se prononce et d’autres jetés en pâture à l’opinion publique avant même qu’une accusation ne leur soit adressée ? Qui s’est arrogé ce droit et pourquoi? Que cache cette discrimination ? On n’aura peut-être jamais les réponses à ces questions et la justice a d’ores et déjà été empêchée, via le parquet, d’accéder à tous les suspects.
Tout cela est malheureux parce qu’il entache un processus judiciaire qu’on voulait le plus juste possible et le plus objectif. Or une enquête préliminaire partiale n’enchante personne et ce n’est pas l’aberrante nomination du nouveau ministre de la justice qui va réconforter les mauritaniens.
S’il arrive que la justice convoque demain des responsables en activité, qu’est ce qui risque de se produire ?
Justement, cela n’arrivera pas à mon avis parce que tout simplement le parquet et le cabinet d’instruction qui sera désigné suivront les instructions qui leur ont été données de la manière la plus claire et la plus officielle par l’Exécutif. Il existe désormais des « intouchables » figurant dans la liste des personnes citées par le rapport de la CEP. Et si des « coupables » éventuels peuvent échapper, des « innocents » vont être inculpés.
Mais à supposer que l’éventualité avancée par votre question se présente et qu’ils soient membres du gouvernement, un autre remaniement se trouverait inévitable conduisant ainsi à une REGRETTABLE instabilité gouvernementale.
J’ajoute ici que le processus va être long et qu’il risque de se transformer en « série mexicaine » dont les « saisons » seront adaptées en fonction de l’imagination du metteur en scène qui, à l’heure actuelle, hésite sur la fin à donner à la « série ». Aura-t-il la force de mettre le « chef des bandits » derrière les barreaux ou finira-t-il par lui trouver une issue des plus rocambolesques ? Wait and see !
Propos recueillis par AOC