Le Waqf […] La Mauritanie […] – 19/ Par Ian Mansour de Grange

28 May, 2020 - 16:12

 « Tous les hommes sont égaux entre eux, mais certains le sont plus que d’autres (1) ». Cette boutade résume à elle seule l’ambiguïté des grandes déclarations humanistes des trois derniers siècles. Après deux cent cinquante ans d’existence et un siècle d’abolition de l’esclavage, combien de nationaux d’origine amérindienne, en vérité les seuls « américains de souche », ou négro-africaine, une minorité numériquement bien plus importante que l’irlandaise par exemple, les États-Unis ont-ils élevés à la fonction suprême, voire à celle de gouverneur ? La question est d’autant plus pertinente que nous parlons d’une entité politique assez neuve, fondée au 18ème siècle, et proclamatrice, dès son apparition, des plus solennels engagements démocratiques.

Rarissimes et très localisées sont les cultures de tradition vraiment égalitaire. Nous n’avons pas l’intention d’en faire ici l’apologie ou la critique, contentons-nous du constat qui suffit à élucider la fragilité sociale d’un concept dont la réalité historique n’est pourtant pas nulle. Variable annexée aux conditions de la survie, l’égalité se relativise à l’aune d’une autre fluctuation : celle de la justice. Clairement affirmée dans la religion musulmane, cette nuance prend dans la rudesse du climat mauritanien valeur de devise nationale : « honneur, fraternité, justice ».

Si l’islam reconnaît l’égalité de tous, en particulier des hommes et des femmes, devant Dieu, il reconnaît des diversités de nature et de fonction, de droits et de devoirs, de potentiels innés ou acquis, dans l’organisation pratique de la société. Nous n’avons pas non plus l’intention d’en débattre ici : là encore il nous suffira pour la clarté de notre exposé de constater les faits, en distinguant ceux qui relèvent sans discussion possible de commandements coraniques, de ceux ordonnés par les coutumes et les nouveautés.

 

 

Un société immobile et castée

À l’inégalité de la naissance, base de la société traditionnelle mauritanienne, répond celle de la piété, dans la civilisation musulmane, et celle des compétences, dans la civilisation occidentale moderne. Seule la première de ces inégalités est définitivement contraignante, les deux autres restant variablement relatives à l’effort personnel et collectif. À ces considérations très générales se superpose l’impact de l’inégalité des richesses, dont nous avons souligné la relation étroite : avec la matière dans les sociétés civilisées, avec la vie dans les sociétés tribales, en particulier nomades.

En ce domaine, la problématique mauritanienne moderne vient du brutal décalage dans la perception de la richesse, de plus en plus prioritairement associée à la possession et à l’étalage de biens matériels, alors que résiste encore fortement l’inégalité de la naissance qui fondait, dans un contexte de banale mobilité géographique, une société socialement immobile, castée, assignant des rôles et des valeurs immuables à ses membres, tous cependant contraints à des conditions analogues de survie. Aujourd'hui, de l'habitat à l'habillement, de la climatisation à la locomotion, de la science à la technologie, les signes de l'acquis entendent commander à ceux de l'inné. Le hiatus culturel devient explosif, insupportable, sinon à court, du moins à moyen terme. Comment négocier la transition ? Les stratégies de préservation et d’adaptation sont délicates à définir. Dégager des temps et des espaces de latence, d’apaisement des contradictions ; marquer plus fermement au contraire des limites et des cadres clairs ; favorisant ainsi l’extraction du meilleur en évitant l’écueil du pire : tels nous semblent les deux grands axes aptes à repérer ces stratégies.

L'exercice rigoureux du service public forme indubitablement la plateforme de la civilisationordonnée de la société. Moins en sa capacité à édicter des règles variablement entendues qu'à afficher l'exemple, à former les esprits. « Neutralité, égalité d'accès, compétence, intégrité, engagement total (2) », ces cinq vertus de l'État appellent à une contractualisation précise de chaque fonction, liant chaque agent, du moindre planton au président de la République, par un serment formel envers celles-ci. La traque impitoyable de toute tribalisation interne ; plus généralement de tout favoritisme social ; impliquant une gestion qualitative du personnel (formation continuée, salaires, etc.), fait alors écho à une attention accrue envers l'usager, la Société civile, ses multiples métamorphoses, dans un rappel incessant des rôles de l'État : garantir, préciser, réguler, harmoniser, dans l'unité nationale et la concertation internationale, le développement durable de la personne, tant privée que morale, et de ses diverses solidarités.

Dans ce cadre, on conçoit mieux le champ d'intervention de l'État en ces « awqafs associatifs » dont nous avons esquissé les contours au chapitre précédent. Une fois admis le principe de l'attribution systématique (3), la marge de manœuvres se situe, en un premier temps, dans l'importance de la dotation. Examiné sur divers critères internes, quantitatifs (nombre d’adhérents de l'association, limites géographiques, parrains déclarés ou potentiels (4), besoins fonctionnels basiques, par exemple) et qualitatifs (nécessité, cohérence et faisabilité du plan de gestion), chaque projet doit être également confronté à la situation globale du secteur associatif, d'une part, et, d'autre part, aux orientations à moyen et long terme de la politique nationale. Entre les principes d'égalité et de justice, la notion d'opportunité stratégique fait alors son apparition : l'immobilisation en awqafs aliénant variablement un Domaine non indéfiniment extensible, il ne s'agit plus de souhaiter la plus grande précision possible des attributions, il faut la requérir. On peut ainsi penser que les associations les plus en symbiose avec les programmes gouvernementaux auront les meilleures chances de voir leur projet mieux doté. Zone sensible à surveiller de près...

Nous verrons, aux chapitres suivants, les limites souhaitables à donner  à  l'intervention  de  l'État dans le cours de fonctionnement du waqf, c'est à dire au sein de la vie de l'association, puis, enfin, les ultimes possibilités de  manœuvres  régulatrices  offertes  lors de  la dissolution de cette dernière. Avant cela, glissons d'un cran vers l'action locale et examinons les capacités du waqf à œuvrer à l'adoucissement des inégalités, avec responsabilité, mesure et justice. Bien  évidemment,  nous ne saurions en cet opuscule prétendre à l'exhaustif. Il faut donc choisir. En nous intéressant particulièrement à la situation des femmes, un sujet des plus sensibles entre la communauté internationale et les musulmans, il nous semble faire d'une pierre deux coups : au-delà de notre sujet, on verra peut-être poindre en ce thème une nouvelle approche des sujets épineux.

 

 

Anguille sous roche

« La Mauritanie, pays des hommes battus » ? Assez savoureuse pour qui connaît la condition matrimoniale quotidienne en ce beau  pays, l'expression fait sourire hommes et femmes du cru : c'est donc bien  qu'il  y  a  quelque  « anguille  sous  roche ». Financièrement parlant, l'homme court beaucoup pour les satisfactions de sa belle si prompte, pour sa part, au dédain circonstancié. Et cependant la pauvreté féminine est réelle, statistiquement prouvée (5). C'est qu'en aval des dépenses parfois somptuaires de nos épouses ou de la vitalité de plus en plus patente de leurs entreprises lucratives (6), la capitalisation sur le long terme demeure très majoritairement masculine. On incrimine ici la tradition musulmane et, en effet, le Saint Coran semble à cet égard sans appel. Statuant sur les héritages, dont, notons-le en passant, personne en islam ne peut être exclu, la Révélation prescrit sans équivoque qu'à niveau égal de parenté, une personne de sexe féminin recevra moitié moins que son homologue mâle. À moins de demander aux musulmans – et aux musulmanes – de renoncer à leur engagement spirituel, pas moyen de sortir de là. Mais est-ce bien sûr ? En ordonnant les héritages, le Saint-Coran institue-t-il un mode unique de gestion de la propriété ?

Posons la question sous un autre angle. Quelle était la part de la propriété testamentaire dans la gérance des biens accessibles à la société contemporaine de la Révélation ? À notre connaissance, cette étude n'a jamais été menée. Or elle est indispensable pour mesurer l'impact réel de l'héritage dans l'économie musulmane originelle. C'est de fait toute la dimension de la propriété collective et de celle haboussée qui est occultée : obnubilé par la prégnance obsédante de la propriété privée dans la construction du Droit positif occidental, on a du mal à concevoir d'autres dynamiques, pourtant suggérées avec récurrence au cours des contestations tribales des deux derniers siècles ; Amérindiens, Australiens, Africains, Eurasiens, Océaniens : les plaintes, notons-le, s'élèvent de tous les continents et de tous les systèmes religieux. L'astreinte coranique est peut-être justement – paradoxalement, pour les plus méfiants – le moteur d'une nouvelle approche des droits économiques de la personne et de ses solidarités.

L'injonction du Saint Livre est un compromis entre la nécessité du groupe et l'épanouissement de l'individu. Reconnaissant le poids des agnats dans la cohésion des solidarités traditionnelles, l'Ordre divin s'applique cependant à en relativiser la pression. On a souvent qualifié de « ruses » les diverses possibilités – mises en waqf, donations et dotations entre vifs… – permettant de diminuer la part de propriété soumise à cette loi, en favorisant tel ou tel de ses héritiers. C'était, en ce qui concerne le waqf, méconnaître ou du moins réduire sa fonction originelle : utiliser du court au long terme la propriété privée à des fins de solidarités collectives. De fait toute la force du concept tient dans son caractère inaliénable et incessible. Bien rédigé en son établissement, un waqf peut quitter définitivement le domaine héritable. Aussi le considérerons-nous comme l'outil islamique privilégié pour la constitution d'un capital strictement féminin, géré par des femmes, au bénéfice d'œuvres communes de leur choix. C'est ici l'occasion d'évoquer quelques rapports possibles entre le waqf et le secteur des « solidarités à but lucratif ».

Avec les coopératives féminines, cette expression  prend tout son sens. On est là devant des entreprises collectives à but clairement lucratif mais dont l'ensemble des bénéfices nets est normalement redistribué entre les travailleuses. La non-rémunération du capital, sinon strictement celui du collectif – accroissement du capital fixe – rapproche singulièrement ces solidarités du domaine public (7). Mais il y a des abus. Tout d'abord dans le partage : certaines responsables prélevant parfois des parts inconsidérément élevées du gâteau ; ensuite dans la gestion : certains postes démesurément gonflés, ruinant le capital d'entretien et de continuité des activités. Parfois encore, c'est le conflit permanent entre les frais d'amortissements et d'exploitation qui provoque ou accélère le dépérissement de la coopérative. La mise en waqf d'une partie ou de la totalité (8) du capital fixe de la coopérative peut constituer, sinon la réponse, en tout cas, la prévention la plus appropriée à ces problèmes.

Les premiers avantages se situent au niveau des frais d'amortissements. Réduits ou nuls – il y a moins ou prou à rembourser – ils soulagent d'autant la comptabilité. Un autre aspect beaucoup plus profond se construit dans l'obligation impérative de la conservation constante du bienhaboussé. Ainsi dans le cas de machines-outils, leur budget d'entretien et de renouvellement doit être prioritairement assuré tout au long de leur exploitation. Cela signifie que cette exploitation doit être elle-même assurée : apport en énergie et en matières premières, formation des ouvrières, etc. La discussion sur le partage des bénéfices n'intervient qu'ensuite. S'il est souhaitable que le waqf soit constitué, au moins en partie, par une capitalisation interne, l'intervention de financements extérieurs associés à des  compétences stratégiques pour la coopérative n'en est pas moins intéressante. Elle permet d'institutionnaliser un droit de regard extérieur sur le fonctionnement de l'entreprise, en particulier dans le cadre du conseil d'administration du waqf, sur lequel nous reviendrons plus loin.

À un niveau élargi, le waqf peut associer un certain nombre de pratiques coutumières à un développement construit des solidarités féminines. Citons la tontine mutuelle. C'est « un mécanisme que se donne un groupe de personnes agissant en circuit fermé au sein duquel chaque membre s'oblige vis-à-vis des autres à épargner, en apportant périodiquement une certaine somme, et chacun à son tour est constitué adjudicataire pour la levée de l'ensemble des cotisations des autres membres (9) ». Cent femmes apportant durant environ deux ans chacune dix euros hebdomadaires, mettent ainsi mille euros à disposition d’une d'entre elles à la fin de chaque semaine. Il y a plusieurs méthodes d'adjudication, la plus simple se faisant par tirage au sort entre les « non-encore-dotées ». Le système qui réduit l'épargne à quelques jours et ne nécessite aucune rémunération de l'argent accumulé convient tout-à-fait à l'éthique musulmane. Dans un cadre waqf, on peut imaginer un collectif d'associations à but non-lucratif ou de coopératives, voire les deux réunies, former tontine en vue de financer, qui un waqf d'équipement, qui un autre de développement, qui enfin un dernier d'action caritative.

Imagine-t-on mieux à présent l'extraordinaire potentiel de réduction des inégalités que peut susciter le waqf ? Réintégré dans la conscience populaire, banalisé dans son utilisation, il demande à être correctement perçu dans ses limites ajustées aux conditions de la modernité. À cette fin, la réflexion des spécialistes doit être appuyée par un débat de plus en plus large au sein de la Société civile. En cette perspective, nous essayerons à présent d'indiquer quelques pistes claires. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Coluche, célèbre humoriste français, dans les années 80, reprenant une non moins fameuse expression de Georges Orwell, en son ouvrage « La ferme des animaux ».

(2) : Dr Abdallahiould Mohammed Awah – in « La Tribune » de Nouakchott – n° 301 p 2.

(3) : Expression simple de l'égalité des droits, uniquement contrainte par la légalité de la démarche constitutive et des statuts de l'association.

(4) : Entendons par-là les personnes et entreprises privées, les bailleurs institutionnels, etc., donateurs avérés ou prêts à investir dans le fonds financier du waqf (voir chapitre suivant).

(5) : Cf. les annuaires statistiques du MSAS (Ministère de la Santé et des Affaires Sociales) et de l'ONS (Office National de la Statistique).

(6) : Alors que pratiquement une mère sur trois doit, divorcée de son époux, conduire seule son ménage, le taux d'activité des femmes a augmenté de 75 % entre 1977 et 1988 ; on compte plus de 1.500 coopératives féminines en l'an 2000 ; le nombre croissant d'entreprises, surtout commerciales, dirigées par  des femmes – leur appartenant le plus souvent – restant à ce jour inconnu : impondérable du secteur informel.

(7) : C'est pourquoi les évoque-t-on ici, a contrario de notre position plus haut affirmée jugeant inopportun l'examen, en ce présent ouvrage, des possibilités de waqf dans le secteur des entreprises à but lucratif.

(8) : La seconde solution paraissant la plus simple, évitant d'inutiles complications d'écritures et de gestion. Dès lors, la coopérative fonctionne entièrement comme un waqfahli, au bénéfice des seules travailleuses coopérantes, calculé en fonction du travail accompli.

(9) : Stanislas Ordody de Ordod – in « Finance et développement en pays d'islam » – p 30