Le Calame : Comment voyez-vous la situation actuelle en plein pandémie ?
Tijani Mohamed El Kerim : Que voulez-vous que je vous dise ? C’est une grave crise, la pire que le Monde ait connue depuis très longtemps et la première dans le monde globalisé. Elle montre les limites des dirigeants. Les grandes puissances n’ont rien vu venir, ainsi que toutes les organisations spécialisées : OMS, PNUD, PAM, FAO, OMC, sans parler de celles qui s’occupent des finances : Banque mondiale, FMI. C’est un peu la première leçon qui met en évidence la fragilité de notre monde qu’on pensait bâti sur des instituions relativement solides : aucune anticipation des risques d’une telle pandémie.
- Mais d’où vient cette fragilité selon vous ?
- Tout observateur peut noter que les échanges dans notre monde globalisé n’ont jamais été aussi forts. Mais c’est un monde fragmenté, du fait des contradictions qui n’ont cessé de s’approfondir entre les puissances au cours des vingt dernières années. L’Europe et les États-Unis étaient plus proches, le populisme ascendant a provoqué le Brexit britannique, la Russie renaît en se réaffirmant comme pôle de puissance, la Chine en pleine croissance, s’affirme et est en conflit commercial avec les États-Unis. Le monde arabe est plus divisé, l’Afrique plus fragilisée : Sahel, Afrique centrale, Libye, Égypte, sans parler du Moyen Orient et du Golfe. L’Amérique Latine n’est pas épargnée. Il n’y a donc aucune unité ni étroite coordination. Il faut ajouter à cela la puissance du capital financier qui a pris le dessus sur le capitalisme traditionnel, un capitalisme naguère sous contrôle des institutions publiques. Mais aujourd’hui, l’influence économique et politique revient aux financiers, préoccupés surtout par le gain immédiat. Il faut noter aussi la progression du favoritisme au cours des trente dernières années. Ce qui explique la baisse du niveau de compétences au sein des institutions internationales. Dans un tel contexte, les dirigeants sont limités, chacun cloitré dans son coin. Et le Monde va ainsi, cahin-caha, sans aucune bonne vision de l’ensemble.
- Vous êtes rentré de New-York le 10 Mars, m’avez-vous dit. N’y aviez-vous rien remarqué ?
- Non, la ville était normale. Il faut dire que j’avais deux masques que j’avais acquis le 2 Mars à Dakar où l’on s’inquiétait d’un cas au Sénégal : dans les pharmacies, on commençait déjà à en restreindre la vente... Mais je n’ai porté le masque que dans les avions et les aéroports. À New York, tout semblait normal.
- Revenons chez nous. Comment y voyez-vous la situation ?
- Jusqu’à présent, on s’en sort plutôt bien. Il faut préserver cet acquis et apprécier trois faits : tout d’abord, la réaction rapide et forte des autorités pour sécuriser le pays ; en deux, l’élan de solidarité très rapidement initié par divers hommes d’affaires pour aider à faire face aux conséquences et, en trois, le respect par les populations, dans leur ensemble, des mesures souvent difficiles : fermetures des marchés, lieux publics, mosquées et frontières entre les wilayas.
Cependant, des faiblesses persistent ; en particulier en matière d’encadrement des populations, alors que la pandémie persiste tout autour de nous, au Sud comme au Nord. La décision prise ce jour de rouvrir les marchés, les mosquées et les restaurants devra être bien encadrée afin d’éviter tout risque.
- Comment voyez- vous l’avenir ?
- Je crains qu’il ne soit difficile car le monde entier connaît un bouleversement sans précédent, surtout en termes sanitaires et économiques. Tout dépendra de la durée de la pandémie et de sa gestion. Il est sûr que les conséquences vont être lourdes et prendront du temps pour être maîtrisées. En nos pays africains, la crise se ressent partout et à des degrés divers. Les économies sont fragiles et donc vulnérables. Tout dépendra des capacités des États à y faire face. Les craintes à mon avis se situent à deux niveaux : la faiblesse et le retard de la sensibilisation des populations, d’une part ; la gestion des conséquences sociales et économiques, d’autre part.
- Vous revenez souvent sur l’encadrement des populations. Qu’entendez-vous plus exactement par-là ?
- Je répète encore que tout dépend de l’état mental des populations et de leur niveau. Tout est dans les ressources humaines et c’est cette conviction qui m’a poussé à fonder, il y a onze ans, l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité [IMAM]. Pas de progrès sans changement des mentalités. Des populations conscientes n’ont pas besoin de longs confinements, surtout si la crise est déjà vécue ailleurs et arrive tard. Une rapide et ferme sensibilisation sur les notions d’hygiène, lavage des mains, distanciation, port de masque…. Et tout est en règle, la vie continue, la pandémie restera faible ou inexistante. Mais cela demande une administration consciente de cette nécessité et prête à déployer d’immenses efforts.
Car il y a deux mauvaises situations : un peuple arriéré, confiné dans des activités économiques réduites ou nulles, et c’est la pauvreté et la crise ; ou encore un peuple arriéré, mais abandonné à lui-même sans confinement ni contraintes, et c’est la pandémie générale et les crises. La bonne situation est celle d’un peuple éveillé et sensibilisé qui applique les règles d’hygiène, non-confiné, continuant à travailler.
Cela nous montre où réside la bonne stratégie politique, visant à une sensibilisation sérieuse et profonde des populations, pour les former et les préparer. Car, même si cette pandémie cesse rapidement, une autre peut apparaître. Aussi faut-il toujours viser à renforcer la conscience citoyenne des populations, afin d’améliorer les comportements. Mais enfermer les gens sans les éduquer est plutôt une perte. Il faut profiter de la pandémie pour renforcer l’éducation sanitaire par des programmes structurés. Dans les pays avancés, on peut confiner dans l’urgence et reprendre ensuite rapidement les activités sans grandes difficultés. Mais en Afrique, le risque est de ne pouvoir s’en sortir vite. Aujourd’hui, le virus circule dans les pays qui étaient fortement connectés en temps normal avec l’extérieur, comme l’Afrique du Sud, le Kenya, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, l’Algérie, l’Égypte ou le Maroc. Leur défi principal réside dans le comportement des populations. Les pays dont les populations sont les mieux éduquées s’en sortiront en premier. Moins les populations sont sensibilisées et éduquées, plus il y a risque de graves crises.
- Certains remarquent le confinement des partis politiques…
- En période de crise spéciale comme celle que nous vivons, les partis politiques ne peuvent pas se mettre au premier plan et ce pour deux raisons : tout d’abord et plus que jamais, la politique est aux mains du pouvoir en place, concentré à gérer une situation complexe ; secondement, les partis politiques doivent avant tout se soucier, comme toutes les organisations, de la solution de la crise. Ils ne peuvent intervenir que s’ils sont sollicités. Le patriotisme doit les pousser cependant à contribuer, par des idées et propositions, au renforcement de la politique entreprise, qu’ils soient écoutés ou non. Et le devoir des autorités consiste à leur prêter l’oreille.
- À votre avis, quelles sont les mesures à prendre maintenant ?
- C’est au gouvernement de les décider. Notre devoir est de dire ce que nous pensons. On a déjà émis des propositions générales en Juin passé et d’autres fin-Mars et début-Avril, dans le contexte actuel. Nos propositions restent depuis toujours fondées sur deux principes : premièrement, la sensibilisation et donc le traitement des populations. Il y a une urgence à mobiliser et à convaincre car l’enjeu comportemental est fondamental. Il faut aussi un fort encadrement à mettre en place, suite aux mesures prises ce jour. N’oublions que si nous sommes épargnés par ce que nous ne sommes pas très connectés: juste trois vols par semaine sur le continent européen, pas de vols directs sur l’Asie, ni l’Amérique et un nombre limité de touristes. Le virus provenant de Chine a transité surtout par l’Europe. C’est important pour rectifier une certaine vision qui essaie de nous attribuer une certaine « baraka ». Cela dit je souhaite de tout mon cœur qu’elle soit là. Mais en attendant sa confirmation, il faut agir….
Secondement, l’aide aux plus démunis doit être mieux structurée. Nous déplorons un fort taux de pauvreté et un taux de chômage élevé chez les jeunes dont beaucoup de diplômés. Certes Taazour est intervenu. Mais l’agence doit tenter l’efficacité. De plus, son nom évoque plutôt celui d’une ONG et pas celui d’une structure publique. Celui que nous avions suggéré, à l’époque, était « Haut-Commissariat à l’Inclusion Sociale ». Une appellation plus conforme en ce qu’un Haut-Commissariat est voué à s’occuper d’une question jugée temporaire mais prioritaire.
Propos recueillis par AOC