Toute mosquée est par nature un bien waqf. On en dénombre au début du 21ème siècle quelque trois mille cinq cents sur l’ensemble de la Mauritanie dont sept cents (1) en la seule ville de Nouakchott. Or, si l’État affirme sa tutelle de principe sur toutes, seule une infime minorité est gérée dans un cadre officiel public, c’est-à-dire sous l’administration directe ou indirecte du ministère de l’Orientation islamique.
Deux directions de ce département sont chargées du contrôle des lieux religieux (2). La première suit le contenu : ce qui se fait, ce qui se dit, ce qui s’enseigne ; la seconde, le contenant : la construction, l’entretien des locaux. Mais dans les deux cas, surtout le second, la volonté du fondateur du waqf prévaut. On distingue ainsi aisément une mosquée financée par une organisation wahhabite d’une autre érigée par une confrérie soufie. Outre certains détails architecturaux, le ton des qutba(3), la taille de la barbe parfois ; bref : les signes extérieurs d’une différence revendiquée ; annoncent l’origine des investissements et le poids relatif – on aurait tendance à dire : la légèreté – de la tutelle du gouvernement mauritanien.
Carences financières
Il faut bien entendre en cette discrétion une double réalité. La première relève d’un art de vivre, certes universel mais singulièrement instruit dans le désert : ne jamais troubler le calme, toujours calmer le trouble. La seconde constate les carences financières de l’État. Elle est plus ambiguë : incitant à ne pas entreprendre l’impossible, elle invite également à rechercher constamment de nouvelles sources de revenus. Or dans le chantier maximal qu’on a plus haut décrit la construction de l’État de Droit entre en compétition permanente avec celles de la propriété individuelle, du capital privé, tribal ou confrérique. La lutte est d’autant plus anarchique et frénétique que l’informel constitue « l’État de fait », surtout durant la période 1968/1978 des années de sécheresse.
Cette période coïncide assez précisément avec l’essor des pays producteurs de pétrole, marqué, comme chacun sait, par deux dates célèbres : 1974, premier choc pétrolier ; et 1991, première guerre du Golfe. Solidarités musulmane et arabe se conjuguent dans l’intervalle pour générer un courant massif d’aide publique vers la Mauritanie (4). C’est l’époque des grands awqafs des mosquées saoudienne (1976) et marocaine (1977), significatifs au demeurant de sourdes luttes d’influence. C’est aussi l’époque où des « prospecteurs spontanés » mauritaniens affluent vers les pays du Golfe, toute barbe dehors, cartons de projets sous le bras, couvrant de préférence les domaines traditionnels des awqafs religieux : mosquées, mahadras, orphelinats, etc. Mais de retour au bercail et juteux chèques princiers en poche, bien des barbes disparaissent ou, du moins, raccourcissent singulièrement, entraînant dans leur disgrâce les pieux projets et bien sûr l’affectation effective de leurs financements aux fins annoncées.
Dans cette effervescence, la première institution officielle de l’État mauritanien – la « Fondation islamique des awqafs de Mauritanie » (5) – où se distinguera le très regretté Mohammed ‘Ali ould Zeïn – entend ordonner quelque peu les choses. Elle établira notamment des liens de forte confiance avec la « Fondation islamique des awqafs du Koweït », toujours actifs aujourd’hui. Cependant l’essentiel des aides de type awqafs ou donations diverses continue de transiter par des canaux privés et le problème de la pérennité des awqafskhayri très insuffisamment pourvus en biens actifs se pose avec une grandissante insistance (6).
La transformation en 1997 de la fondation en « Établissement National des Awqafs de Mauritanie » (7) entend apporter une ébauche de solution à ce déséquilibre. En donnant à celui-ci un caractère industriel et commercial, on sort en effet d’une simple dynamique d’assistanat très éloignée de l’esprit du waqf. Mais probablement influencée par l’évolution des modèles plus anciens (Maroc, Algérie, Égypte, etc.), la nouvelle institution s’inscrit dans le droit fil des sociétés d’État de la période 1965/1985, dont le démantèlement a constitué pourtant l’œuvre majeure du pouvoir mauritanien depuis une douzaine d’années. Anachronisme apparent à la lecture des buts officiels de l’établissement.
Langage irréaliste
En effet, s’il est question « d’apporter un appui dans le domaine économique et social aux institutions islamiques […] » et « d’initier des projets d’investissement et de développement […] », modestie de langage à la hauteur du budget de l’organisme, assuré à plus de 90 %, par l’État mauritanien (moins de 25.000 euros, en 2000 ; moins de 40.000, en 2004), on est assez surpris du gigantisme affecté aux autres missions :
- Entretien et contrôle des lieux réservés aux pratiques religieuses (mosquées, mahadras, cimetières, etc.) ;
- Gestion de tous les biens donnés en waqfs ;
- Assistance et éducation des orphelins et des indigents (8) ;
- Coordination et organisation de toutes les aides en provenance des organisations étrangères de bienfaisance à vocation islamique.
Un tel langage n’est pas seulement irréaliste, il est également dangereux, jetant dans l’illégalité, d’une part, tous les biens et les aides non gérés par l’établissement, légalisant, d’autre part, d’éventuelles interventions autoritaires de l’État. Il est en outre formidablement réducteur en ce qu’il limite le champ du waqf à celui des activités traditionnelles des religieux : on ne parle ni du domaine de la santé, ni de celui de l’urbanisme, ni du développement rural, ni de l’hydraulique, ni de celui, enfin, de l’éducation et de la culture, en leur sens élargi.
À l’analyse, il semble bien que ce texte réglementaire ait fait une part un peu trop belle à la conjoncture. Les filouteries plus haut évoquées de certains « démarcheurs spontanés », la gangrène galopante du népotisme et de la corruption dans l’appareil de l’État, les premiers graves symptômes de l’islamisme radical mondial poussent les organisations musulmanes internationales à sécuriser leurs investissements, en faisant appel à des gestionnaires indépendants dont les compétences et la respectabilité ont été éprouvées, unanimement reconnues, sinon à l’échelle planétaire, du moins dans le monde musulman. La fondation de l’ENAM apparaît comme réactive à une privatisation exclusive du secteur, susceptible de générer, non seulement, de nouveaux types de favoritisme mais, encore, des conflits d’influences étrangères. Le renforcement des liens avec le Koweït et la BID (Banque Islamique de Développement), les ouvertures remarquées en direction de l’Algérie, du Liban et du Maroc, la nomination d’administrateurs particulièrement chevronnés soulignent ce nouvel effort de séduction.
Mais l’heure n’est plus aujourd’hui au conflit entre le public et le privé. Les réformes structurelles entreprises en Mauritanie depuis 1991 et très largement soutenues par les partenaires institutionnels du pays ont défini un nouveau champ de rapports sociaux incompatibles avec une pratique discrétionnaire du pouvoir. La rupture décisive intervient avec le coup d’État non-violent du 4 Août 2006 au nom de « la justice et de la démocratie ». Le choix des mots n’est pas neutre : il marie le fondement de la société islamique avec celui du nouvel ordre international. La Mauritanie entre ainsi dans le plus grand chantier de son histoire : la construction de « sa » démocratie. (À suivre).
NOTES
(1) : Source : Établissement National des Awqafs de Mauritanie (2007) – Ce nombre ne recouvre pas tous les établissements de prière, en particulier dans les banlieues citadines où les « mosquées » sont parfois d’humbles kebbés en planches, en l’attente d’un hypothétique donateur finançant une construction en dur.
(2) : Les sermons du vendredi.
(3) : En 1976, 60 % des quelque 250 millions de dollars formant alors le montant brut des APD (Aides Publiques au Développement) en Mauritanie proviennent des pays et organisations arabes – PNUD –« 40 ans d’aide à la Mauritanie – une vue d’ensemble » p 27 – Et si l’on ne parle pas du montant inappréciable des aides privées, les témoignent abondent, at home, sur les chèques ramenés des voyages évoqués plus bas…
(4) : Décret fondateur du 05/06/1984.
(5) : Une estimation assez récente chiffrant à deux cents – soit moins du tiers de leur effectif nouakchottois total – le nombre de mosquées de la capitale disposant de moyens (magasins haboussés, dons spontanés de fidèles, etc.) suffisants à leur entretien.
(6) : 50 % de la population mauritanienne vivent en 1997 en-dessous du seuil de la pauvreté. Bientôt le CSLP (Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté) élaboré en concertation étroite avec l’UNDAF (plan cadre des Nations Unies pour le développement) chiffrera en centaines de millions de dollars les besoins financiers pour diviser par trois, en 15 ans, ce taux de pauvreté.
(7) :Décret fondateur du 08/08/1997 abrogeant le précédent.
(8) : 50 % de la population mauritanienne vivent en 1997 en-dessous du seuil de la pauvreté. Bientôt le CSLP (Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté) élaboré en concertation étroite avec l’UNDAF (plan cadre des Nations Unies pour le développement) chiffrera en centaines de millions de dollars les besoins financiers pour diviser par trois, en 15 ans, ce taux de pauvreté.