De 1968 à 1988, la Mauritanie subit un rude cycle de sécheresse : la pluviométrie diminue de plus de 40 % (1). Le problème ne se situe pas au niveau de l’abreuvement : les trois mille puits parsemant désormais le territoire couvrent largement les besoins. Mais on découvre soudain les terribles conséquences de l’anarchie qui a présidé à ces forages : non seulement, le fourrage a disparu mais, encore, le surdéveloppement du bétail interdit le traitement coutumier de la pénurie.
Traditionnellement, on émigrait en cette occurrence au-delà du fleuve, parfois très loin vers le Sud : tensions éventuelles avec les autochtones ; plus souvent cependant, occasions de rencontres et de nouveaux liens. Puis avec le retour de conditions plus clémentes celui vers les pâturages du Nord avec des pertes mesurées tant en hommes qu’en bétail… Mais, dans la situation inédite des États « métrés », du moins en leurs limites, les éleveurs découvrent soudain le caractère carcéral des frontières. Pris au piège d’une nasse inconnue qui découvre, elle-même avec effarement, la masse d’un peuple auparavant fort diffus, les ruraux affluent vers le seul refuge possible : la capitale ; où tentent de s’organiser les secours de la communauté internationale.
Le plus important contingent de « néo-citadins » est constitué de nomades, en réalité presque toujours semi-nomades qui conduisaient leurs troupeaux dans un mouvement d’alternance Nord-Sud, très majoritairement confiné « au Sud du 18ème parallèle passant par Nouakchott où se concentrent 80 % de la population du pays ». L’effectif de ce mode d’existence se rétracte comme « marigot au soleil » : 75 % de la population totale, en 1965 ; 35 %, en 1977 ; 12 %, en 1988 (2). Importantes également les pertes de cheptel : 45 % des bovins, 30 % des ovins-caprins, 5 % des camélidés (3).
Bien moins nombreux, les agriculteurs ne se distinguent guère dans le flot des réfugiés. Pourtant leur exode est conséquent, affectant durablement l’organisation traditionnelle des cultures. Non seulement, beaucoup de terres tombent en friche faute d’eau mais, encore, se dépeuplent de nombreux villages, en particulier d’ouvriers agricoles qui ont enfin accédé, en se déplaçant à Nouakchott, à la propriété du sol (4). Si le premier constat n’a rien d’inédit et s’inscrit dans la gestion traditionnelle du foncier agricole, le second, discret durant les premières années de sécheresse, annonce, par son développement accéléré au début de la décennie 80, une révolution sociale sans précédent.
Revirement significatif
C’est dans ce contexte qu’intervient la réforme de 1983. Elle marque l’irruption décisive de l’État de Droit dans le monde rural, y détruisant une grande partie des situations de terres traditionnellement inaliénables, donc haboussées par fait coutumier, à défaut de l’être juridiquement. Nécessité ou opportunité ? L’ombre des grands planificateurs œuvrant sous la conduite de désormais incontournables institutions internationales qui tirent, elles, les cordons de la bourse, pèse ici de tout son poids, signalant un revirement significatif dans les options stratégiques suggérées – assignées ? – à l’État mauritanien.
Les dispositions légales des années 60 ménageaient en matière foncière « la chèvre et le chou ». Le domaine de l’État réputé couvrir l’ensemble du territoire national s’arrêtait dans les faits là où s’exprimait le moindre droit coutumier. Le consensus était d’autant plus acceptable que les objectifs prioritaires restaient concentrés sur l’aménagement urbanistique et le développement du secteur minier. L’ensemble du secteur primaire – agriculture, élevage et pêche – ne recevaient que des miettes du budget : 4 % en 1969. Mais, dès l’année suivante, le 2ème plan quinquennal lui consacre 14 % et, en 1981 au creux des années sèches, le 4ème alloue 18 % de son budget au secteur rural (5). Quant aux aides internationales, elles suivent une même courbe ascendante : à peine supérieures à cinq millions de dollars en 1966, elles dépassent les deux cent millions en 1976(6).
L’intérêt croissant de l’État et des institutions internationales se manifeste sur le terrain par la mise en place d’importantes structures de gestion des ressources : en eau, tout d’abord, avec la fondation en 1972 de l’OMVS (7), réunissant les pays riverains du fleuve Sénégal ; en terres arables, ensuite, avec celle nationale (8) de la SONADER (9) en 1975, visant à « élaborer, exécuter et gérer les périmètres irrigués » (10). Viendront s’ajouter à ce dispositif de base un certain nombre de sociétés, variablement nationalisées mais émanant invariablement d’un même noyau politico-capitaliste (SEPC, GSA, SONIMEX, SICAP, SIPIA, etc.). On y parle agriculture intensive (11), milliers de tonnes, millions de m3, entre la « mangue et le thé », en quelque beau lieu climatisé de la capitale où vont se pondre, lisses et sourds, les articles « adaptés » de la nouvelle légalité rurale.
L’abolition des tenures traditionnelles constitue la clé de voûte de la réforme. En stipulant, d’une part, que « la domanialité devient la règle, le droit des particuliers, l’exception » et, d’autre part, que « tout droit de propriété qui ne se rattache pas directement à une personne physique ou morale […] est inexistant », on prétend effacer, d’un coup de plume, des siècles de relations sociales et écologiques, de liens lentement tissés entre la terre et son peuplement humain. Les conflits dès lors vont se multiplier, non seulement entre l’État et les collectivités locales mais, plus gravement, entre les différents groupements autochtones et à l’intérieur même de ceux-ci ; sans parler de ceux muets mais non moins lourds – bien au contraire, hélas ! – entre les hommes et leur milieu de vie…
« La réforme s’annonçait comme une accession massive des travailleurs réels du sol à la propriété » (12). On s’appuyait en ce louable objectif sur une lecture universaliste du Droit islamique, ignorant superbement les écritures plus localisées qu’en avaient faites des générations de fuqahas, maures ou négro-africains. Pour autant, cette accession nécessitait un bagage rarement à la portée du travailleur agricole lambda invité, par le législateur, à solliciter une concession provisoire. Éloquente en ce sens la liste des prérequis (13) à cette fin :
- État-civil complet (si personne morale : dénomination, capital, siège, n° d’homologation) ;
- Domicile et adresse postale ;
- Cadastre et contenu du terrain (visé par le chef de circonscription administrative et les services techniques compétents) ;
- Description du projet avec dossier technique ;
- Déclaration de connaissance des lois et réglementations en vigueur.
Une fois acquise la concession provisoire, le terrain doit être clôturé dans un délai d’un mois ; entièrement planté, dans un second de trois ans au bout duquel la concession devient définitive, au vu des quittances de redevances annuellement réglées. Logique, lisse, compréhensible ailleurs, sans queue ni tête en ses lieux annoncés d’application : telle apparaît cette réforme et ce, dès les prémisses les plus simples de la procédure. (À suivre).
NOTES
(1) : Mamadou Diop – in « La terre, l’eau et le droit » – dirigé par Françoise et Gérard Conac – p 367.
(2) : Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 17 – Moins de 5 % de tels « nomades » en 2000, avec un taux migratoire de la population totale cependant assez élevé : 22 % – Nations Unies – ouvrage cité – p 14.
(3) : Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 140.
(4) : Andrew E. Manzardo – ouvrage cité – p 26.
(5) : 33 % en 1996.
(6) : Leur montant oscillera pendant près de vingt ans entre le quart et le cinquième du PIB, orientant durablement les comportements – et les appétits… – des gestionnaires mauritaniens…
(7) : Organisation pour la Mise en Valeur du fleuve Sénégal.
(8) : Société d’État à caractère industriel et commercial.
(9) : SOciétéNAtionale pour le DEveloppement Rural.
(10) : YaqubaAboubacry Bâ – in « La terre, l’eau et le droit […] » – p 442.
(11) : Impliquant notamment le quintuplement (en 15 ans) de l’usage des engrais chimiques et des produits pesticides : tudesque encore une fois, cette cécité environnementale qui remplit les poches de quelques « privilégiés » en meurtrissant cruellement un écosystème des plus fragiles…
(12) : Olivier Leservoisier – ouvrage cité – p 179.
(13) : YaqubaAboubacry Bâ – ouvrage cité – p 464.