’’En Mauritanie, tout ne peut pas changer très rapidement, les défis sont énormes et les choses doivent se mettre en place progressivement’’
Le Calame : Vous avez très certainement suivi avec intérêt le sommet de Pau ayant réuni la France et les pays du G5 Sahel. Son objectif pour la France, principal contributeur de forces au Sahel, était de clarifier la position des chefs d’État du G5 Sahel sur sa présence militaire dans la zone, depuis quelque temps objet de rejet par les populations locales, soumises au quotidien à des attaques meurtrières de djihadistes armés, au nez et à la barbe des forces étrangères. Comprenez-vous ce sentiment des gens ? Pensez-vous que les mesures annoncées à Pau pourront endiguer la violence et rassurer les populations ?
M. Giacomo Durazzo : Je comprends tout-à-fait la fatigue, la préoccupation et même la frustration, peut-être, des populations du Sahel qui subissent, depuis de nombreuses années maintenant, ces violences qui sont malheureusement en train de s’accentuer, au lieu de diminuer. Leur ressentiment est tout-à-fait compréhensible. Pour ce qui est de la réunion de Pau, je pense qu’elle a renforcé l’idée que nous devons travailler en partenariat, entre la Communauté internationale et les pays du G5 Sahel, pour apporter des réponses qui ne peuvent évidemment pas être basées sur les seuls aspects sécuritaires. C’est le message fort au sortir de Pau. Il faut donc travailler ensemble, conjointement et dans tous les domaines : que ce soit en celui, évident, de la sécurité – un domaine important et des mesures ont été prises en ce sens au sommet de Pau – en celui du développement – tout le monde sait que ces aspects sont étroitement liés – et enfin sur le retour des autorités étatiques dans les zones dont elles avaient dû se retirer. Je dirai que le sommet de Pau constitue une étape importante qui a permis de poursuivre ce travail d’engagement mutuel en associant à la France et aux dirigeants du G5 Sahel les partenaires des Nations Unies, de l’Union Africaine et de l’Union européenne.
- Que s’est-il passé depuis Pau ? Sur le terrain, la situation ne cesse-t-elle pas de se dégrader ?
- Après Pau, le travail continue bien évidemment. Je crois que le sommet a été en quelque sorte un électrochoc, si l’on peut dire. On se rend compte que la situation continue effectivement à se dégrader, cela demande des réponses encore plus fortes et je crois que les engagements en ce sens sont en train de se mettre en place. C’est un travail au quotidien avec les autorités, en vue d’accentuer et de renforcer tous les aspects susdits. Je juge aussi importante la décision de se concentrer sur la région des trois frontières où se situent, en ce moment, le plus de problèmes et donc plus de nécessité à apporter des solutions.
- Depuis le vendredi 14 février, l’armée malienne est de retour à Kidal, une zone dont elle s’était retirée, suite à des affrontements survenus lors de la visite d’un ancien Premier ministre malien. Qu’en pensez-vous ?
- Je pense que c’est une bonne nouvelle, une très bonne nouvelle même. On l’attendait avec impatience, je crois que c’est aujourd’hui même que cette arrivée sur place est prévue. C’était un des engagements pris à Pau et c’est donc la preuve que le processus se met en place.
- Lors de ce sommet, la France a décidé de renforcer sa présence de deux cent vingt militaires supplémentaires et le président Macron a évoqué la mise en place d’une élite militaire européenne (Tecks force). Pouvez-vous nous dire quels sont les pays de l’UE qui pourraient y contribuer ?
- Au plan strictement européen, nous avons mobilisé une mission militaire au Mali, et deux missions civiles : EUCAP Sahel Niger et EUCAP Mali. Il s'agit maintenant que ces forces qui travaillaient séparément puissent élargir leur mandat et travailler au-delà de leurs frontières initiales d’intervention, dans les pays autres que les leurs ; et de les renforcer dans leur mandat, pour qu’elles puissent encore mieux accompagner la formation sur le terrain, tant en matière militaire que civile. Je dirai que c’est un puissant moyen de l’Union Européenne que nous sommes en train ultérieurement de renforcer. Cela dit, votre question évoque plus précisément l’opération Takouba. C’est une opération bilatérale entre la France et d’autres pays européens, à l’appui des armées du G5 Sahel. Elle est en cours de montage, des forces spéciales seront donc associées à la Barkhane pour renforcer les capacités de celles du G5. La liste des pays qui vont y participer n’est pas arrêtée, je ne peux donc pas donner une réponse plus précise.
- Pau vient donner comme l’impression que la solution contre le terrorisme au Sahel ne viendra pas principalement des forces militaires du G5 Sahel ; africaines, de manière plus générale. Partagez-vous cet avis ? Placer la force du G5 Sahel sous le mandat de l’ONU et renforcer la bonne gouvernance ne contribueraient-ils pas à faire monter en puissance ces armées ?
- Je pense que la responsabilité primaire revient tout de même aux forces armées et de sécurité des pays du G5 et c’est ce qu’elles assument. Poursuivre les efforts à renforcer leurs capacités, c’est ce que fait l’Union Européenne, notamment en fournissant du matériel d’équipement à la force conjointe. Nous ne pouvons pas donner des armes mais sommes présents en tout ce qui concerne le matériel de déploiement et d’équipement pour leur sécurité et leur mobilité. Tout cela est en train de se mettre en place, je pense que cela avance bien, ainsi que l’accompagnement en termes de formations. D’autres pays complètent le dispositif, avec Barkhane et d'autres appuis. Je crois qu’il faut poursuivre ces efforts et, comme on l’a dit, les concentrer là où se posent le plus de problèmes : le Sahel est immense et l’on se rend compte qu’on ne peut pas intervenir partout en même temps.
- Certains pays, comme le Sénégal et l’Algérie, sont toujours en dehors du G5 Sahel. Comprenez-vous pourquoi ?
- Je pense que cela relève de la décision souveraine des États concernés et des dirigeants du G5 Sahel. Il leur reviendra à tous de juger de l’opportunité ou non d'une telle décision à ce sujet.
- Les Mauritaniens ont élu, le 22 Juin, un nouveau président. Quel regard avez-vous porté sur les conditions de ce scrutin ? Cette alternance par les urnes vous a-t-elle paru véritablement démocratique ?
- Premièrement, je voudrais à nouveau saluer cette alternance démocratique : elle n’est pas à sous-estimer, c’est quelque chose de très important, un exemple à citer dans la sous-région. Nous avons mis à disposition une mission d’experts électoraux qui a pu suivre tout le processus, du début de la campagne à l’élection, et qui a produit des recommandations que nous avons partagées avec les autorités. Globalement tout s’est bien déroulé, les quelques problèmes constatés n’étaient pas de nature à remettre en cause le résultat du scrutin. Nous sommes donc satisfaits du déroulement de cette élection.
- Après sa prise de fonction, le président Ghazwani a entrepris de pacifier – normaliser ? – ses rapports avec l’opposition mais refuse d’organiser un dialogue politique national auquel appellent pourtant les leaders de celle-ci. Que pensez-vous de cette posture du nouveau pouvoir ?
- Nous notons avec satisfaction le climat d’ouverture et de dialogue, ainsi que les rencontres du président Ghazwani avec les leaders de l’opposition. Je pense que c’est une bonne approche. Mais ce n’est pas à nous de décider de ce que le Président doit faire au terme de ce dialogue. Nous notons simplement que son attitude est positive et qu’il est en train de susciter un climat propice à la mise en œuvre de ses engagements électoraux.
- Membre du G5 Sahel, la Mauritanie n’a subi aucune attaque terroriste depuis 2011. Que pensez-vous de ce que d’aucuns appellent une «performance » dans la sous-région?
- Je pense plutôt que c’est le résultat du bon travail des autorités, dans la restructuration des forces de sécurité et de défense, leur équipement, leur traitement et leur répartition sur le territoire national, un facteur important de la sécurité. Il y aussi la présence des autorités de l’État sur tout le territoire, fournissant des services sociaux aux populations et capables également de recueillir des informations susceptibles d’éviter des connivences avec les djihadistes. Il n’y a pas eu de terreau favorable à leur implantation, c’est extrêmement important. Par contre, il y a eu tout un travail de dé-radicalisation des salafistes terroristes et de promotion d’un islam de tolérance, refusant toute incitation à la violence. C’est une expérience positive qui doit, à notre avis, être dupliquée en d’autres pays. Nous pensons à cet égard que la Mauritanie aura des choses à dire dans le cadre de la présidence du G5 Sahel qui s’annonce.
- Quelle est votre évaluation de la coopération entre l’UE et la Mauritanie et de vos rapports avec la Société civile ?
- Notre coopération est très bonne, importante, diverse et variée. Nous touchons à de nombreux domaines : développement rural, promotion de l’élevage, santé, justice – un axe extrêmement important dans notre coopération – et entretenons des intérêts dans le secteur de la pêche dont le renouvellement de l’accord est en cours de négociation. Nous intervenons aussi au service de la Société civile et des droits de l’Homme… Somme toute, une coopération intense, je dirai même excellente.
- L’accord de pêche avec l’UE rapporte certes des ressources importantes à la Mauritanie mais ne produit-il pas des dégâts importants sur la ressource et l’environnement ?
- Vous avez raison de le souligner. J’ai de fait oublié de mentionner que nous sommes également très présents dans le domaine de la lutte pour la protection de l’environnement et contre le réchauffement climatique. La Mauritanie est victime de sa position géographique et de son climat. Face à ces changements, nous soutenons les populations pour qu’elles s’adaptent et augmentent leurs capacités de réaction et de résilience. Notre accord de pêche est lui aussi basé sur la durabilité et la conservation des ressources.
- Des divergences ont apparu, en Novembre, entre le Président Ghazwani et son prédécesseur, Ould Abdel Aziz, accusé d’avoir tenté de conserver sa mainmise sur l’UPR au détriment de son successeur, sur fond de contrôle du principal parti de la majorité. Inquiétant, non, entre des frères d’armes depuis quarante ans ?
- Je pense qu’il ne me revient pas de me prononcer sur des questions internes à un parti politique, ce serait mal venu. Je peux cependant constater qu’on n’en parle presque plus. N’était-ce donc qu’une tempête dans un verre d’eau ?
- Bientôt sept mois que Mohamed ould Ghazwani tient les commandes du pays. La majorité des Mauritaniens en attente de changements le trouvent très lent. Partagez-vous cette impression ?
- C’est intéressant ce que vous dites, c’est la première fois qu’on me rapporte une telle appréciation. (Rires). Mais, moi, ce n’est pas du tout mon impression...
- L’avez rencontré depuis sa prise de fonction ? Le cas échéant, de quoi avez-vous parlé ?
- De beaucoup de choses relatives au développement, de son programme électoral et de la mise en œuvre des réformes. Je pense que tout ne peut pas changer très rapidement, les défis sont énormes et les choses doivent se mettre en place progressivement. En tout cas, le Président est très déterminé à mettre en œuvre son programme et nous l’accompagnons en cette mission.
- Le Parlement mauritanien a décidé de former une commission d’enquête sur la gestion de l’ex- Président Mohamed ould Abdel Aziz. Qu’en pensez-vous ?
- Dans une démocratie, le Parlement joue un rôle de contrôle, notamment le contrôle de l’utilisation des deniers publics. Si le Parlement a estimé qu’il y a des choses à revoir, c’est tout-à-fait légitime et cela se fait à travers une commission d’enquête mise en place dans la transparence. C’est ce que nous observons. Nous nous félicitons du rôle du Parlement et du renforcement des capacités de celui-ci à jouer pleinement celui-là.
- Il y a quelques semaines, la presse a révélé une affaire d’achats de dromadaires au profit des forces mobiles montées de la Mauritanie sur financement de l’UE. Une affaire qui surprend plus d’un au pays. De quoi s’agit-il exactement ?
- Je crois que c’est votre journal qui a publié cette information et c’est dommage qu’un journal comme le vôtre n’ait pas sollicité notre point de vue. Merci de me donner aujourd’hui l’opportunité de le donner. Il n’y a pas d’« histoire de dromadaires ». Le corps des méharistes de la Garde nationale joue un rôle de police de proximité et de développement dans le Hodh Ech-Charghi. Il a besoin de chameaux pour se déplacer. Comme le troupeau en sa possession ne suffisait plus et qu’acquérir de belles bêtes, cela coûte, le programme a estimé utile de financer ce besoin, en achetant des chameaux sur place. Il n’a jamais été question de les importer. La nouvelle a été d’autant plus fortement amplifiée sur les réseaux sociaux que votre journal et la BBC y ont contribué. C’est dommage et j’espère que les choses ont été corrigées. Je peux, en tout cas, vous assurer que ce programme est considéré parmi ceux qui ont plus d’impact et d’intérêt.
- La dernière présidentielle a révélé au grand jour de profondes divergences sur l’unité nationale. Que vous inspire cette question ?
- C’est un sujet important, l’unité nationale, et la cohésion sociale est même fondamentale. Je pense que le président Ghazwani en est tout-à-fait conscient et toute son action est portée à ces fins. Je pense notamment à l’importance qu’il donne à la renaissance d’une école véritablement républicaine où tous les enfants mauritaniens vont se retrouver, avec la possibilité de suivre des cours d’éducation civique et citoyenne, pour renforcer les liens entre les différentes communautés, l’unité nationale et la cohésion sociale.
- Vous venez de rentrer de visite dans la vallée du fleuve Sénégal. Comment la trouvez-vous ? L’impact de votre coopération y est-il visible ?
- J'ai été vraiment content de pouvoir visiter ces magnifiques régions tout-à-fait particulières. Ce qui m’a frappé, c’est leur différence avec les autres du pays, différence liée à la présence du fleuve Sénégal, à son climat et à la grande diversification de ses populations. Nous avons visité un certain nombre de projets et de programmes relatifs au développement agricole aux environs de Rosso ; à l’éducation, notamment la construction de salles de classe avec des matériaux locaux traditionnels, en partenariat avec le BIT ; et à la santé, en diverses autres activités. Nous avons aussi trouvé sur place une société civile dynamique et féconde. Ce fut une visite intéressante et instructive, en cette partie de la Mauritanie que je découvrais et qui m’a fasciné.
Propos recueillis par Daly Lam