La dernière marche de la transition/Par Isselmou Ould Abdel Kader

21 February, 2019 - 00:37

Le mois passé, le pays a frôlé de très près une catastrophe à laquelle une intelligence, un réflexe patriotique ou un sens élevé des responsabilités lui ont permis d’obvier. Ne cherchons pas à savoir ce qui s’est passé le 15 janvier 2019, car comme disent les pasteurs transhumants, peu importe  là où pleut, pourvu  qu’on puisse y conduire les animaux. Le gel définitif de la tentative de tordre le cou à la Constitution a offert aux Mauritaniens l’occasion, s’ils vont y arriver, de franchir la dernière marche d’une transition entamée depuis 2005, mais sciemment déviée de son chemin initial. Les accrocs consécutifs à cette déviation ont engendré un paysage politique formé au hasard, en fonction de différences, non pas d’idées ou de conceptions, mais d’intérêts personnels incroyablement bas dans un pays dont la culture fait de la sobriété, du moins dans le temps, une vertu cardinale.

Nous nous trouvons aujourd’hui au carrefour d’impératifs et d’enjeux majeurs qui nous appellent d’urgence à faire de notre histoire, ancienne et récente, une lecture attentive et sans complaisance pour en tirer des enseignements susceptibles de nous aider à diriger notre pays vers un rivage serein.

Faut-il rappeler pour la millième fois que le 16 juin 1898, lorsqu’une unité de l’armée française vint camper pour la première fois sur le territoire de l’actuelle Mauritanie, notamment à Bassikounou, notre pays n’était uni que par sa religion commune. La colonisation ne lui avait donné aucune forme de cohésion à l’exception de quelques regroupements éphémères pour organiser une résistance qui n’a jamais fait l’unanimité et dont certains veulent vendre aujourd’hui la légende au lieu de faits réels.

Eraflures et antagonismes

Ce fut la principale raison pour laquelle, les fondateurs de l’État postcolonial improvisé à la hâte qu’est le nôtre, avaient compris que ni les partis d’alors, ni les élections ne pouvaient engendrer autre chose que des éraflures et des antagonismes entre émirats, entre tribus, entre ethnies et même au sein des familles régnantes. Le Congrès ou plutôt le conglomérat d’Aleg fut l’occasion pour les Mauritaniens d’ériger leur État sur un consensus appelé alors à constituer le socle de leur système politique en attendant que les mutations économiques et socioculturelles emportent définitivement les vestiges d’un ordre social ancien qui empêche le Citoyen d’émerger et de se voir autrement qu’à travers le prisme de sa couleur, de sa tribu ou de la place qu’occupaient ses ancêtres dans la hiérarchie sociale primitive.

La première équipe de dirigeants du pays était consciente de l’importance vitale de ce consensus fondateur à défaut d’un contrat social au sens où l’entendait Rousseau, et arrivait à en respecter les conditions. Elle avait adopté des formules d’équilibre durable à travers la recherche constante de l’unanimité nationale autour des questions essentielles, d’un juste partage des responsabilités publiques et surtout d’une redistribution équitable de la maigre rente du pouvoir politique dans toutes ses formes. Mais, malheureusement pour nous, le consensus national fut gravement mis en cause par la guerre du Sahara, une grande partie de notre population, y compris au sein de l’Armée, ayant pris fait et cause pour les « cousins sahraouis». Nous aurions pu très vite en conclure que toute démarche, toute mesure nationale et toute politique ignorant cet impératif de respect du consensus sont vouées à l’échec et exposent le pays au risque de dislocation, quel que soit l’enthousiasme qu’elles suscitent en apparence.

Nous sommes donc à l’origine de l’avènement du régime militaire auquel nous voulons mettre fin sans savoir commun et surtout sans fournir la preuve que nous sommes capables de remplir le vide institutionnel qui lui fait généralement appel. Sans fournir aussi la preuve que nous pouvons gérer le pays mieux que les Militaires. Depuis lors, de nombreuses voix, dont la mienne, se sont élevées, se font et se feront toujours entendre pour jeter l’anathème sur le régime militaire. Admettons que ces voix aient raison, mais qu’y a-t-il à mettre à la place d’un tel régime lorsque les forces politiques ne sont pas encore capables d’offrir une alternative crédible et que l’élite culturelle et l’avant-garde politique n’ont pu se mettre au-dessus des particularismes tribaux, ethniques et sociaux autrement qu’à travers un discours insipide? On pourrait reprocher bien des choses aux Militaires, mais les plus grandes erreurs que ces derniers ont commises sont imputables à nous qui les avons plusieurs fois conduits à mettre le pays au bord d’un précipice. Après le putsch du 10 juillet 1979, les courants nationalistes arabes, notamment baasistes voulaient régler les comptes au mouvement des Kadihines en utilisant contre eux quelques officiers influents du Comité militaire de Redressement national. Les Kadihines essayèrent, après le coup d’État du 6 avril 1979, d’éliminer les baasistes qui voulurent leur rendre la monnaie de leur pièce, après l’assassinat du Colonel Ahmed Ould Bouceif, en écartant les officiers jugés proches des prétendus communistes. Le Mouvement panafricain de Mauritanie (MPAM) organisa un groupe d’innocents officiers halpular-en en lui faisant miroiter la possibilité de renverser le régime du Président Maaouya Ould Sid Ahmed Taya. Ce ne sont là que certaines des péripéties de l’influence négative sur l’élite militaire, des courants idéologiques civils qui avaient, en plus, infiltré des centaines de jeunes endoctrinés dans l’Armée afin de préparer des coups d’État en séries. De ce fait, les forces armées nationales ont failli être intoxiquées et détournées de leur mission sacrée de défense du pays.

                                  Marécages de la politique

Dans certains milieux, on insinue que les Militaires sont peu orthodoxes en matière de gestion des biens publics. Or, il faut avoir le courage de dire que les cadres civils ne sont guère plus intègres que leurs homologues en uniforme. D’ailleurs, parmi ces derniers, ceux qu’on soupçonnerait d’avoir détourné les biens publics se comptent sur les doigts d’une main, alors que les gestionnaires civils qui se sont enrichis sur le dos de l’État sont, hélas, innombrables. Les officiers qui ont donné un parfait exemple de respect de la chose publique et de mépris de fortune sont bien connus des Mauritaniens. Il s’agit en l’occurrence de Moustapha Ould Mohamed Salek, Ahmed Ould Minnih, Mohamed Lemine Ould Ndiayane, Cheikh Sid’Ahmed Ould Babamine, Ahmed Ould Bekrine, Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, Mohamed Khouna Ould Haidalla, etc, etc.

On reproche également aux Militaires, quand ils occupent de hautes fonctions sensibles, de ne pas maîtriser le processus décision et l’art de la concertation. Il s’agit là aussi d’un préjugé sans fondement, car dans la formation de base des officiers, figure en bonne place la maîtrise de la Méthode de Raisonnement Tactique (MRT) ou l’utilisation d’un arbre de décision plus rigoureux et plus précis que celui enseigné dans les écoles d’administration publique. Durant sa carrière, l’auteur de ces modestes lignes a été collaborateur proche, à tous les postes du Ministère de l’Intérieur, d’officiers supérieurs qui n’avaient rien à envier aux meilleurs cadres de l’administration générale. Il s’agit d’Ahmedou Ould Abdella, Yall Abdoulaye, Ahmed Ould Minih (paix à leur âme) et surtout du colonel Jibril Ould Abdellahi dont l’aptitude managériale manque cruellement au pays en ce moment. Ces anciens ministres militaires se concertaient avec leurs collaborateurs, osaient proposer et mettre en œuvre des réformes vitales pour le pays et tenaient toujours compte des dimensions culturelles, anthropologiques et sociologiques du contexte de leurs décisions.

La lecture de cet aspect de notre histoire nous enseigne que la valeur d’un régime quelconque, militaire ou civil, est intimement liée à celle, surtout morale, des hommes qui sont à ses commandes. Le choix est uniquement entre un régime qui jette l’Armée dans les marécages de la politique et un autre qui la préserve en la mettant au-dessus de la mêlée afin qu’elle puisse servir de recours en cas de menace gravissime sur l’unité de la Nation. Si on l’implique dans le jeu politique, on y crée des féodalités idéologiques qui se transforment très vite en milices personnelles, ce qui peut entraîner une guerre civile sans fin comme c’est le cas en Somalie depuis la chute du général Siad Barré.

Dans notre histoire économique, nous avons également commis des erreurs fatales. Le modèle dirigiste que nous avons adopté après l’indépendance s’est avéré une simple illusion de vivre dans un système de développement inclusif, alors qu’il s’agissait d’un système de répartition équitable de la misère comme dirait Deng Xiaoping. Après l’échec de ce modèle, le pays fit un saut périlleux de cette illusion dans l’enfer d’un capitalisme sauvage générateur de nouvelles formes d’inégalités plus déstabilisatrices. On nous avait fait miroiter les vertus d’un ajustement structurel inaugurant une transition vers un mode de production miraculeux, soi-disant plus adapté à notre contexte. Peu importait alors que notre économie reposât sur un capital bureaucratique insignifiant, des entreprises publiques improvisées à la hâte après l’indépendance et des ressources humaines dépourvues de toute expérience. Pourtant, les institutions internationales qui nous ont suggéré ce changement ne pouvaient pas ignorer la probabilité d’un défaut de transparence du processus de privatisation dont allaient faire l’objet les entreprises nationales. Rien ne garantissait une répartition équitable, entre les pionniers d’une bourgeoisie naissante, de « capitaux publics » constitués exclusivement d’infrastructures immobilières, de parts du maigre capital de banques primaires et de quelques avantages fiscaux.

 

Profonds schismes

L’une des conséquences de cette mutation spontanée fut la concentration des richesses dans les mains de quelques familles, au moment où l’ajustement structurel réduisit à néant ou presque la mission providentielle de l’État auquel il fut interdit de recruter de nouveaux fonctionnaires, de prendre en charge l’essentiel des soins de santé et d’éducation et de subventionner les produits de première nécessité. Que peut-on, dès lors, attendre d’un tel État qui n’a plus rien à donner alors qu’on en attend tout et qui, à l’origine, souffre d’une absence criante de légitimité aux yeux de ses populations ?

En plus, notre politique économique ultra libérale s’est concrétisée par le désengagement de l’État du secteur agricole bien que l’agriculture soit une activité essentiellement sociale, en particulier dans un  pays où prévaut le statut collectif et indivisible de la propriété terrienne. Nos communautés agraires, aussi bien dans la vallée du fleuve Sénégal que dans les adwabas ne vivent que de la terre et de leurs bras. Le caractère archaïque des instruments de production dont ils disposent et l’exigüité des superficies cultivables condamnent les paysans à vivre dans une incroyable misère qui ne peut laisser indifférent.

Doit-on s’étonner dans ce cas, que les communautés dites négro-africaines n’aient plus le sentiment que l’État soit le leur et que certaines couches sociales telles que les haratines et les m’almines, etc. se sentent abandonnées à leur sort, en dépit de quelques interventions dont le fruit est souvent détourné par les féodalités locales ? Pourquoi s’étonner que notre politique économique, en particulier agricole, provoque de profonds schismes horizontaux et verticaux qui constituent une menace pour notre unité et notre cohésion sociale. Faut-il continuer, pour faire face à cette menace imminente, à faire confiance aux placebos de l’Agence Tadamoun, aux prières à mille lieues des vrais tombeaux et au tonnerre des applaudissements d’une petite bourgeoisie assoiffée de subsides ?

Sur le plan politique, nous avons déjà échoué à faire croire que nous vivons dans une démocratie, alors que le berger du Dhar d’Oualata sait que même si les élections ont été transparentes, ce qui n’a jamais été le cas, leurs résultats traduisent toujours la volonté des dirigeants et, dans une moindre mesure, celle de grands ensembles tribaux et épidermiques. Que le Président, le Député ou le Maire soient civils ou militaires ne change rien au problème de la représentativité tant que les élections se déroulent ainsi et non sur la base des programmes et des capacités personnelles des candidats.

En conséquence, l’homme dont avons besoin dans le contexte actuel, qu’il soit civil ou militaire, devra être parmi nous, le plus capable de lire attentivement notre histoire en tant que partie d’elle et d’en tirer les conclusions lui permettant de découvrir les vertus du consensus, de regarder le pays avec les deux yeux, de céder à l’exigence de la concertation, d’être spécialiste de la réparation des miroirs brisés et de se souvenir en permanence que la grandeur et la gourmandise ne font jamais bon ménage. En un mot « le meilleur chat est celui qui attrape les souris » comme disent nos amis chinois.

La période qui s’ouvre à notre pays est, selon toute probabilité, la dernière marche de la transition dont nous avons tant rêvé. Nous avons toujours besoin d’un homme bénéficiant de la confiance des Forces armées sans avoir de compte rendre aux formations politiques. Il semble que nous avons déjà identifié cet homme mais, même si nous ne l’avons pas encore trouvé, il serait naïf de croire que l’Armée acceptera une transition dans un contexte national portant les stigmates d’un paysage politique chargé de passion pour avoir été le théâtre permanent de comportements déchirants. Il faudrait impérativement envisager une refonte de ce paysage et sa  reconstitution sur des bases plus rationnelles et moins subjectives. L’opposition et le pouvoir sont donc soumis à l’obligation morale d’accepter cette refonte qui suppose la consolidation des aspects positifs du bilan de ceux qui dirigent le pays depuis une décennie et l’intégration dans la praxis publique d’une forte dose de respect des exigences de bonne gouvernance et de transparence de la gestion des ressources publiques.

L’homme dont nous avons donc besoin doit être libre de toute forme de dépendance personnelle et de toute tutelle autre que celle du pays dans lequel il doit avoir enterré des dizaines d’ancêtres. Il doit pouvoir formuler et mettre en œuvre un pacte national de refondation de l’État indiquant les repères et les lignes directrices en matière de gestion des affaires publiques sur les plans politique, économique, culturel et social, de manière à rassurer les Mauritaniens qu’aucun d’entre eux ne sera exclu du fait des politiques, des lois ou des comportements des responsables publics.

Penser autrement en cherchant à maintenir le clivage né de dix ans d’exercice du pouvoir priverait le pays d’une possibilité rare de pouvoir consacrer toutes ses énergies à son développement. Croire qu’il serait possible d’utiliser un homme porté par tout un pays, comme un vulgaire instrument afin de perpétuer un système, le règne d’un autre homme ou les sources d’enrichissement illicite au détriment de tout un peuple, c’est faire preuve d’une imbécilité évidente. Mais si cela arrive malgré tout, nous reviendrons à la case de départ et nos déchirures prendront une autre allure et d’autres formes, car nous aurons tout essayé pour éviter le pire.