Hommage à Ahmed Salem ould Boubout /Par Mohamed Mahmoud ould Mohamed Salah

19 July, 2018 - 10:16

Avec la disparition d’Ahmed Salem ould Boubout  Rahimahoullah,  la Mauritanie perd un très grand  juriste  dont la renommée s'étend au delà de l'espace national et sous-régional.  Considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de droit constitutionnel, Ahmed Salem ould Boubout avait embrassé la carrière universitaire en y entrant par la grande porte. Les jalons de cette entrée par le haut sont connus. Auteur d'une thèse pour le doctorat d'Etat en droit public, soutenue  en 1984, ( intitulée " L'apport du conseil constitutionnel au droit administratif", publiée chez "économica, en 1987, avec une préface de G. Vedel ) qui continue , aujourd'hui, encore,  de faire référence, il concourt à l'agrégation de droit public  en 1987-1988  qu'il  réussit avec brio.  Par la suite, il publie une série impressionnante d'études qui constituent autant de contributions appréciées  au droit constitutionnel comparé.

Mais ce serait amoindrir son apport que de n'en considérer que le versant académique.  La contribution  d’Ahmed Salem ould Boubout doit également être appréciée sur le terrain  légistique ( au sens restreint de  science de la rédaction des textes)  où il est à l'origine de la rédaction de plusieurs textes intéressant le développement de l'Etat de droit, la  consolidation de la démocratie ou  la bonne gouvernance, y mettant toute sa finesse et la magie d'un style juridique unique , produit de l'alliage entre la science  du théoricien du droit constitutionnel et l'expérience du juriste praticien qui s'est frotté aux difficultés que soulève immanquablement le passage de  la norme à la réalité dans nos pays.

Eviter toute captation du pouvoir

Je voudrais dans les lignes qui suivent illustrer  ce  propos en reprenant les dispositions constitutionnelles relatives au régime du renouvellement du mandat présidentiel, dispositions qui avaient été entièrement rédigées par lui, puis présentées à l'atelier sur les "Réformes politiques " que j'avais eu l'honneur de présider, lors des Journées de concertation, organisées  en octobre 2005. A l'origine de ces dispositions, il y a la décision du CMJD, issu du coup d'Eta du 05 aout 2005, de soumettre au peuple, après concertation avec l'ensemble des forces politiques et des mouvements de la société civile,  un projet de révision constitutionnelle incluant  la règle de la limitation du nombre de mandats susceptibles d'être exercés par une même personne en tant que Président de la République. L'objectif escompté à travers  la consécration de cette  règle est de prévenir toute captation du Pouvoir par une personne et son clan.

 

En écho  à cette préoccupation, l'article 28 de la constitution, dans sa rédaction issue de  la loi constitutionnelle n° 2006-014 du 12 juillet 2006 rétablissant la constitution du 20 juillet 1991 et modifiant certaines de ses dispositions,  est   libellé ainsi qu’il suit : "Le Président de la République est rééligible une seule fois". S'il ne s'agissait que de faire droit à la promesse du CMJD, on aurait pu en rester là.

 Mais  alerté par le nombre de pays qui sont revenus sur cette règle après l’avoir portée aux fronts baptismaux,  Ahmed Salem ould Boubout  s'était  s'employé  à trouver un mécanisme à même de la protéger contre toute tentative de remise en cause future. Pour bien  situer le contexte où la question était posée,  il faut rappeler que nous sommes  en  octobre 2005 et que le CMJD qui gouvernait le pays, à l'époque, ne s'était pas encore  impliqué dans l'arène politique. On ne savait pas  à ce stade quels seraient les futurs compétiteurs et qui   serait en définitive  président.  C'était  donc un moment singulier de l'histoire politique du pays où, loin du tumulte des passions politiques  et des arrières pensées électoralistes, on pouvait espérer mettre en place  des règles véritablement impartiales à même de faire de la Mauritanie " un pays normal" au plan institutionnel, dans lequel le pouvoir  s'acquiert et se perd  pacifiquement , à intervalles réguliers.

 

Partant de l'idée que la stabilité  suppose à terme l'acclimatation des règles garantissant une dévolution pacifique du pouvoir, on se devait impérativement  de protéger la règle de la limitation du nombre des mandats présidentiels qui est l'une des pièces maîtresses   du dispositif  élaboré dans cette optique.  Pour le  constitutionnaliste qu'était Ahmed Salem ould Boubout,  le moyen le plus sûr  d'immuniser cette règle    contre toute modification ultérieure  était  de l'ériger en norme "irréformable" ou si l’on veut intangible. Aussi, s'est il attelé à proposer une refonte de l'article 99 alinéa 4  intégrant cette idée.  Depuis la loi constitutionnelle du 12 juillet2006,  ce texte est donc libellé ainsi qu'il suit  : "Aucune procédure de révision ne peut être engagée si elle met en cause l’existence de l’État ou porte atteinte à l’intégrité du territoire, à la forme républicaine des Institutions, au caractère pluraliste de la démocratie mauritanienne ou au principe de l’alternance démocratique au  pouvoir et à son corollaire, le principe selon lequel le mandat du Président de la République est de cinq ans, renouvelable une seule fois, comme prévu aux articles 26 et 28 ci-dessus."

 

Le verrou de la limitation des mandats

 

 Ce texte énonce sans ambages  le caractère intangible de la règle de la limitation du nombre des mandats présidentiels.  Mais quelle en est    l'exacte  portée juridique?   En d'autres termes, l'article 99 alinéa 4 prémunit-il de façon absolue contre toute révision constitutionnelle portant sur la durée et le nombre des mandats présidentiels ?

A priori, le bon sens commande une réponse positive. Cet article, faisant partie de la Constitution, a la même force obligatoire que les autres dispositions de celles-ci. Interdisant toute procédure de révision portant sur la durée et le régime de renouvellement du mandat présidentiel, il  s’impose à toutes les autorités habilitées par la Constitution  à engager une procédure de révision, qu’il s’agisse du Président de la République ou des membres du Parlement. La formulation utilisée ("aucune procédure de révision ne peut être engagée") est si claire et si  tranchante qu’elle ne laisse aucune marge de liberté au Pouvoir Constituant dérivé.

Mais dans un domaine qui, plus que tout autre, touche au politique dans ses diverses dimensions, l'évidence ne suffit pas toujours.  En l’espèce, il existe, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, une controverse  non vraiment éteinte, en particulier en France,  sur la portée des dispositions constitutionnelles fixant des limites matérielles au Pouvoir Constituant dérivé ou Pouvoir de Révision. Cette controverse, surréaliste par certains aspects, a opposé, dès 1884,  thuriféraires zélés et contempteurs acharnés de l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement,  initiée à l’époque par le gouvernement de Jules Ferry. Il est à cet égard piquant de relever que, lors des discussions devant le Parlement français du  projet de révision, ce sont les pourfendeurs de la réforme, c’est-à-dire, les défenseurs de la Monarchie, qui invoquèrent la souveraineté populaire (qu’ils ont toujours combattue au profit de la souveraineté du monarque) pour rejeter  l’instauration d’une règle que le "Peuple ne pourrait plus à l’avenir réviser"(1).

 

 La doctrine publiciste de l’époque, sans être acquise aux idées des monarchistes, s’était faite, dans sa grande majorité,  l’écho de cette position qui relativise la valeur juridique des règles  intangibles.  Depuis, les arguments invoqués à son appui n’ont pas vraiment changé. Ces arguments s'arriment au principe qui est à la base de la théorie classique du droit constitutionnel, selon lequel, le peuple est l’unique source de la Constitution et du droit qui en découle.  Les auteurs hostiles aux règles intangibles  considèrent qu'en vertu de ce principe très général, le Peuple  ne pourrait  se voir imposer des limites matérielles  sous la forme d'interdictions définitives de réviser telle ou telle disposition constitutionnelle.

 

G. Vedel  résumait cette idée par la formule lapidaire: "Le pouvoir constituant étant le pouvoir suprême ne peut être lié même par lui-même". Les partisans de cette thèse ajoutent que l’existence de limites matérielles au Pouvoir de Révision de la Constitution aurait pour effet d’enchaîner les générations futures par les choix  effectués par les générations actuelles ou passées et rappellent les célèbres propos de Thomas Jefferson sur l’indépendance de chaque génération par rapport à celle qui l’a précédée et son droit de "se choisir la forme de gouvernement qu’elle juge favorable à son bonheur… et d’accommoder aux circonstances dans lesquelles elle se trouve placée, les institutions qu’elle a reçues de ses pères."

 

L’impossible révision

La conséquence pratique généralement tirée de ces considérations est que le Pouvoir Constituant dérivé peut toujours surmonter l’interdiction de réviser posée par une norme constitutionnelle. Il "suffirait en effet, pour contourner cette interdiction, de réviser en abrogeant d’abord l’interdiction de réviser puis de réviser librement" (V. par exemple F. Borelli, Eléments de droit constitutionnel, s. n° 48, p. 84).

Concrètement, si l’on acceptait cette thèse, on pourrait toujours contourner une interdiction de réviser en opérant deux révisions successives. Ainsi, en Mauritanie, comme on ne peut pas réviser directement l’article 28 de la Constitution selon lequel "le Président de la République est rééligible une seule fois", puisque l’article 99 alinéa 4 interdit toute procédure de révision s’y rapportant, on réviserait, dans un premier temps, l’article 99 alinéa 4, lui-même, pour supprimer l’interdiction de réviser qu’il énonce et, cet obstacle levé, on pourrait, dans un second temps, s’attaquer à l’article 28.

En constitutionnaliste averti, Ahmed Salem ould Boubout connaissait évidemment cette thèse de la double révision mais il  connaissait également les objections décisives qui lui ont été adressées :- contradiction interne du raisonnement qui la sous-tend  (le principe de la souveraineté du peuple sur lequel ce raisonnement  repose est curieusement   invoqué pour rejeter les règles intangibles  que le  Peuple a, en toute liberté,  posées,  pour assurer la garantie des principes  qu'il considère  indispensables  pour la pérennité de ses valeurs!) -   méconnaissance des effets attachés à  la distinction, aujourd'hui, devenue classique  entre le Pouvoir constituant originaire, celui qui établit une constitution (peu importe les circonstances dans lesquelles ce pouvoir  s'est constitué : Révolution, coup d'Etat...), Pouvoir entièrement libre, et le Pouvoir Constituant dérivé, ou "institué", encore appelé "Pouvoir de révision"  "qui n' existe qu' en vertu de cette constitution, qui a été établi par (elle), pour venir le cas échant (la) réviser(2) et   qui, à la différence du premier,  est  lié  à la fois par les conditions de forme (la procédure de révision) et les limites  temporelles ( les interdictions de réviser dans certaines circonstances)  et  matérielles ( les règles intangibles) prévues par cette constitution .

- caractère "fallacieux" d'une théorie qui vise à contourner des dispositions constitutionnelles claires en "opérant artificiellement deux révisions, la première, la plus hypocrite, ne servant qu'à préparer la seconde" ( E. Pactet)

 - caractère trop hexagonal ou si l'on veut purement  franco-français de cette thèse. C'est en effet au nom d'une certaine conception politique de la souveraineté du peuple qu'une partie de la doctrine française  a déduit le plus arbitrairement du monde que la disposition constitutionnelle qui énonce  l'intangibilité d'une règle , n'est pas, elle même, intangible et que l'on pourrait toujours  faire sauter le verrou de l'intangibilité en opérant deux révisions successives. Dans la plupart des autres  pays qui recourent au procédé de l'intangibilité,  le problème ne se pose pas. Ainsi en RFA, comme le relève Michel Fromont,  l'un des grands spécialistes du droit constitutionnel allemand, " la doctrine unanime considère que l'article 79 alinéa3 de la Loi Fondamentale qui énonce l'intangibilité des articles 1 et 20 de  cette loi est lui même intangible, écartant du même coup  la thèse de la double révision défendue par une partie de la doctrine française."

Par ailleurs, une très grande partie de la doctrine française rejette, aujourd'hui,  cette thèse au motif   " qu'elle  est moins le résultat d'une analyse juridique que celle d'une conception du pouvoir constitutionnel qu'il serait inconcevable de limiter." ( O. Pfersmann, in L. Favoreu et alii,  Droit constitutionnel, Dalloz,  2018, 20ed, s.n° 150)  Or, en restant sur le terrain strictement juridique, force est de constater que les interdictions de réviser prévues par une constitution sont des normes qui, comme telles  "s'imposent à l'organe de révision: puisqu'il tient son pouvoir de la constitution, il doit respecter celle-ci"( M Duverger, Manuel de droit constitutionnel et de science politique, P.U.F. 5ed, P.195).

 

 

   

            Articles intangibles

Quant à l'objection extra juridique  selon laquelle de telles  interdictions  hypothèqueraient  l'avenir des générations futures, elle est quelque peu dépassée. Entre l'époque de Jefferson et la nôtre, où il est plus question de solidarité intergénérationnelle que d'indépendance et de séparation des générations, il y'a un monde! Aujourd'hui, s'impose plutôt l'idée  que les générations actuelles sont comptables de l'avenir des générations futures qu'elles se doivent de prendre en compte, dans  les choix qu'elles font.  Dans ce cadre, qui peut nier que lorsqu'une interdiction de réviser a pour but d'assurer la pérennité d'un régime politique garantissant les libertés et les droits fondamentaux ainsi que l'effectivité du principe de l'alternance démocratique au Pouvoir, il est plus  question de mieux préparer l'avenir des générations futures que de l'hypothéquer?  

            Pour  toutes ces raisons, Ahmed Salem savait que  la thèse de la double révision   ne tenait pas la route   et qu'elle était   contraire à la lettre sinon à  l'esprit de constitution.  Débouchant  nécessairement sur   la  négation de l'intangibilité voulue par le Constituant, cette  thèse  est moins une thèse juridique qu'une thèse politique dans laquelle le raisonnement juridique est instrumentalisé au profit d'un populisme de bon aloi. Dès lors, l'article 99 alinéa 4  est  normalement  suffisant pour garantir l'intangibilité de l'article 28  car il est   lui-même intangible. Le juriste aurait pu s'en tenir avec bonne conscience à cette position.

 Mais dans la mesure où la thèse de  la double  révision   continue, nonobstant ses faiblesses structurelles évoquées ci-dessus, d'être défendue  par une partie de la doctrine constitutionnaliste  française, il fallait  éviter qu'elle ne puisse être invoquée, à un moment ou un autre, dans notre pays pour justifier une entorse à l'article 99 alinéa 4 et par la suite une révision de  l'article 28. Pour cela, il fallait trouver un mécanisme garantissant que l'intangibilité instituée  ne puisse jamais  être surmontée par un  recours au "fallacieux" subterfuge de la double révision.

   C'est ici qu'intervient le deuxième et original   verrou conçu par   Ahmed Salem ould Boubout  comme  une garantie supplémentaire, à savoir, le verrou du  serment présidentiel  qui  va jouer le rôle de  bouclier protecteur de l'intangibilité tant de l'article 28 que de l'article 99 alinéa 4 lui même. Ce second et imparable verrou  a été institué par l'article 29 (nouveau) dans sa rédaction issue de la Révision constitutionnelle de 2006. 

            D'une part, cet article fait désormais obligation au Président de la République nouvellement élu de prêter serment avant d'entrer en fonction. La prestation de Serment devient  donc une condition formelle pour l'entrée en fonction de celui-ci.

            D'autre part, le contenu même du Serment institué est particulièrement contraignant.  En effet, au terme de l'article 29 (alinéa 2 et 3), le Président de la République prête serment en ces termes : "Je jure par Allah l'unique de bien et fidèlement remplir mes fonctions, dans le respect de la constitution et des lois, de veiller à l'intérêt du peuple mauritanien, de sauvegarder l'indépendance et la souveraineté du pays, l'unité de la patrie et l'intégrité du territoire national.

            Je jure par Allah l'unique de ne point prendre ni soutenir, directement ou indirectement, une initiative qui pourrait conduire à la révision des dispositions constitutionnelles relatives à la durée du mandat présidentiel et au régime de son renouvellement prévues aux articles 26 et 28 de la présente Constitution".

            Si la première partie de Serment évoque, à quelques nuances près, le contenu du Serment du chef de l'Etat tel que l'on trouve dans la plupart des constitutions arabes et africaines, la seconde partie est une innovation mauritanienne. 

            Il faut ici souligner l'importance de la référence expresse au Créateur Suprême, à travers la formule "je jure par Allah le tout puissant", par laquelle le Président s'engage solennellement sur ce qu'il y a plus de sacré pour le peuple mauritanien, (pris à témoin, grâce à la transmission en direct de l'assermentation) à exécuter fidèlement les engagements déclinés dans son serment. Cette référence donne à ce dernier une sacralité qui vient renforcer l'obligation morale de respect de la parole donnée, laquelle constitue, sous tous les cieux, une valeur fondamentale dont dépend la crédibilité des dirigeants.

 

Serment inviolable ?

            Mais le texte de l'article 29 (que tout juriste doit avoir lu) tel que rédigé par Ahmed Salem ould Boubout ne réduit pas, loin s'en faut, le serment à sa dimension morale.  Sa dimension juridique  est d'une richesse insoupçonnée. 

            Le Serment prêté par le Président de la République n'est pas en effet assimilable au serment qu'un homme ordinaire peut faire  dans  certains aspects  de sa vie. Il ne s'agit pas d'un serment pris à son initiative et dont il peut "racheter" la violation par une Kaffara.  C'est un serment dicté, dans son principe  et dans son contenu, par le Constituant et pour une finalité supérieure : rendre possible l'alternance démocratique dans le pays. Pour pouvoir s'en  délier, il faudrait que la constitution le permette. Or, la rédaction des dispositions de l'article 29 de celle-ci ne laisse aucune échappatoire en la matière.

            L'article 29 pose  une norme qui non seulement commande au Président de la République de prêter serment pour pouvoir entrer en fonction mais détermine également de manière précise  le contenu de celui-ci, c'est-à-dire les obligations qu'il implique à la charge du chef de l'État. Il importe, à cet égard, de souligner que le texte aurait pu s'arrêter à son alinéa second, lequel inclut l'obligation pour le Président de la République de "remplir (ses) fonctions dans le respect de la constitution…" Et comme l'article 24 de cette dernière dispose que "le Président de la République est le gardien de la constitution", cela implique, déjà pour lui, à ce titre, l'engagement de faire respecter l'interdiction posée par l'article 99 alinéa 4 de  réviser l'article 28 sur le nombre des mandats présidentiels.

            En fait, si le constituant a prévu un troisième alinéa, intégrant dans le serment la question spécifique de la durée et du régime de renouvellement du mandat présidentiel, c'est pour souligner l'extrême importance que cette question revêt dans le prolongement de la consécration de son intangibilité. Les engagements que le président prend au terme de son serment ne sont pas des engagements libres mais des obligations que le constituant lui impose et qu'il lui fait prononcer lors de sa prestation de serment.

            L'article 29 prescrit ainsi au Président de la République "de s'abstenir de soutenir directement ou indirectement", ou a fortiori "de prendre lui-même une initiative" qui pourrait conduire à une révision des dispositions constitutionnelles se rapportant à la limitation du nombre  des mandats présidentiels sans prévoir d'exception  ou de  tempérament à la règle ainsi posée.  Le respect par le Président de ces prescriptions rend pratiquement  impossible une révision de l'article 28, puisqu'aucune entreprise de révision de la constitution ne peut aboutir sans l'engagement ou le soutien direct ou indirect du Président de la République.

 

            En effet, au terme de l'article 99 alinéa 1 de la Constitution : "L'initiative de la révision de la constitution appartient concurremment au Président de la République et aux membres du Parlement". L'obligation pour le Président de s'abstenir de prendre une initiative "visant à réviser les dispositions se rapportant au régime de renouvellement  de son mandat emporte comme conséquence qu'il ne peut ni soumettre au Parlement par la voie de l'article 99 -3, ni soumettre au Peuple par la voie de l'article 38, un projet ayant pour objet la révision de la limitation du nombre  des mandats présidentiels prévue à l'article 28 de la constitution.

            La boucle est bouclée

La question ne peut d'ailleurs se poser que si l'article 99 alinéa 4, lui-même, a  auparavant été abrogé ou révisé, puisque tant que ce texte demeure en vigueur, aucune procédure de révision portant sur le régime du renouvellement du mandat présidentiel ne peut être engagée. 

             

            Or, en  interdisant au Président de la République de "prendre une initiative qui  pourrait conduire à la révision des dispositions relatives à la durée du mandat présidentiel et au régime de son renouvellement", l'article 29  lui fait par là même défense de faire sauter l'interdiction de réviser énoncée à l'article 99 alinéa 4 car si cette interdiction sautait, cela "pourrait incontestablement conduire à la révision de l'article 28, l'obstacle à la révision de ce texte étant désormais levé.  En d'autres termes, l'article 29

ferme la porte à toute controverse sur  l'intangibilité  de l'article 99 alinéa 4 lui même, puisqu'il rend  par ricochet  tout projet de  révision s'y rapportant impossible.

            Pour la même raison, il conduit  également à  rejeter le raisonnement, selon lequel, le Président de la République pourrait proposer au  Peuple une nouvelle constitution qui n'inclurait pas une limitation du nombre  des mandats présidentiels.  L'obligation faite au Président de ne pas prendre une initiative qui pourrait conduire à la révision de l'article 28 s'applique évidement, qu'il s'agisse d'une révision partielle, portant sur les seules dispositions de l'article 99 alinéa 4 et de l'article 28 ou  d'une révision globale entraînant l'abrogation implicite  ou expresse  de l'ancienne Constitution qui contient ces textes et l'adoption d'une nouvelle constitution qui ne s'y réfère pas.

            La boucle est donc bouclée : la combinaison des articles 28, 29 alinéa 3 et 99 alinéa 4 ne laisse aucune marge de manœuvre  pour entre- prendre une initiative pouvant déboucher sur une révision de la limitation du nombre des  mandats présidentiels ou a fortiori portant directement sur une telle révision, sauf à prendre la responsabilité d'une rupture grave de l'ordre constitutionnel avec toutes les conséquences qui pourraient en découler.  Il ne reste donc que la voie d'une proposition de révision initiée par les Parlementaires. Mais, là encore, la  combinaison des mêmes  textes exclut que cette voie puisse aboutir.

           

            Sur le plan pratique, une proposition de révision constitutionnelle  visant à  supprimer ou à modifier la règle de la limitation du nombre des mandats présidentiels  ne peut pas porter directement sur l'article 28 de la constitution tant que l'article 99 alinéa 4 qui interdit formellement la révision de ce texte est en vigueur. Elle doit donc s'attaquer dans une première phase à l'article 99 alinéa 4 lui-même. À supposer que ce texte soit révisable, ce qui nous paraît, une fois encore, plus que contestable,  sa modification par la voie d'une proposition de révision, n'est possible qu'avec le soutien du président  et ce, dans les différentes phases du processus d'élaboration et d'adoption de la révision projetée :

  • le lancement de l'initiative de la révision suppose au moins la réunion du  tiers  des députés (article 99-2 de la constitution) ce qui ne peut être vraisemblablement atteint  que si ceux-ci ont eu l'assentiment voire l'encouragement tacite ou explicite  du Président.
  • Le vote du projet à l'Assemblée nationale, nécessite une majorité des 2/3 de députés (article 99 alinéa 3 de la constitution) composant l'Assemblée nationale. On voit mal comment une telle majorité peut être constituée et mobilisée si elle n'est pas assurée du soutien du Président de la République dans l'intérêt duquel elle projette de  réviser la constitution. Mais, surtout, pour que le projet adopté par l'Assemblée devienne une loi constitutionnelle, il doit être  soumis au référendum, ce qui suppose  un décret du Président, convoquant le corps électoral, à moins que  le  Président ne décide de soumettre le projet à l'Assemblée nationale réunie en Congrès, ce qui suppose, là aussi, son implication directe, puisque c'est  lui  qui  va convoquer par décret  l'Assemblée Nationale  réunie en Congrès .

 

Enfin, si la révision est adoptée, que ce soit par la voie référendaire ou par la voie parlementaire, elle doit, pour entrer en vigueur, être promulguée par le Président de la République, ce qui implique, là aussi, un décret présidentiel donc un soutien direct et  délibéré  du Président.

 

Au total, le soutien du Président de la République  est   indispensable, du début du processus jusqu'à sa phase finale, pour qu'une proposition de révision relative au  régime du renouvellement du mandat présidentiel  puisse devenir  une loi constitutionnelle. Or,  l'article 29 (nouveau) de la constitution est rédigé de manière telle que le  Président  ne peut fournir un tel soutien, dans l'une quelconque  des phases  du processus, sans compromettre le respect des obligations que l' alinéa 3 de ce texte lui impose  et qui constituent le moment fort de sa prestation de Serment.

 

  Le  mécanisme qui consiste à   faire  peser sur l'Autorité, sans le concours de  laquelle aucune révision constitutionnelle n'est possible, l'obligation  de ne jamais prêter  directement  ou indirectement un tel concours, révèle ainsi tout son intérêt. Ce mécanisme s'appuie sur un serment dans lequel les deux dimensions, morale et juridique, s'articulent  harmonieusement, la première pouvant  venir en renfort de la seconde, tant il est vrai qu'au delà des textes, dont l'expérience nous a appris  qu'ils peuvent être facilement foulés au pied , y compris lorsqu'il s'agit de la Loi Fondamentale, il  y a en l'espèce  la contrainte  religieuse et  morale , dont il peut être  quelquefois plus  difficile  de se défaire. Le pari du rédacteur de l'article 29  de la constitution  est que tel serait en particulier   le cas  pour la contrainte découlant d'un  serment  prêté solennellement  par le Président de la République    au nom "d'Allah le tout puissant"   car un tel serment engage non  seulement la foi et la  dignité  de son auteur mais aussi  celles   du peuple dans son ensemble  dans la mesure où il touche  à ses valeurs les plus sacrées. 

Si s'il se confirmait que  ce pari était réussi, ce qui semble être le cas, au moment où nous écrivons cet hommage,   tous en sortiraient gagnants: le Président qui aura honoré son serment,  les acteurs politiques, pour lesquels l'alternance ne serait plus nécessairement synonyme de  mirage, la Mauritanie qui pourrait, espérons-le, ouvrir une nouvelle page de son histoire, dans laquelle le respect de la constitution rentrerait progressivement les mœurs. Cela montrerait aussi que le travail consciencieux d'Ahmed Salem ould Boubout n'aura  pas été inutile.

Puisse ce  travail figurer  dans la rubrique des " Hassanates" de son auteur  et  puisse  Allah  accueillir ce dernier   dans son Paradis. 

 

 

(1)   Pour l’exposé des positions des députés et des sénateurs hostiles à l’intangibilité de l’interdiction de réviser la forme républicaine du gouvernement, se reporter à l’étude de N. Droin, "Retour sur la loi constitutionnelle de 1884. Contribution à une histoire de la limitation du pouvoir constitutionnel dérivé", RFDC, n° 80, article 209, pages 228 et s.     

 

(2) V.D. G. Lavroff, Le Droit constitutionnel de La 5e République, 3ed