En marge du séminaire sur l’eau : Le Problème du Sahara/Par Mohamed Yehdih O. Breideleil

2 May, 2018 - 12:34

Parler du contraire d’une chose, c’est toujours une manière ___ oblique ___ de l’aborder, comme si on parlait de l’Etre en évoquant le néant.

 

            C’est pourquoi si on ne peut pas parler, comme spécialiste, de l’eau, on peut parler du moins comme victime de la pénurie d’eau et de la soif pour avoir failli, à deux ou trois reprises dans ses années frêles, entre six et douze ans, voir le fil de ses jours coupé par la soif. Il est inoubliable d’avoir vécu des moments de demi-conscience lorsqu’arrivent les sauveteurs offrant à boire à quelqu’un qui ne se tient plus assis de lui-même, n’entend plus les voix qui l’interpellent que comme échos et dont les cordes vocales ont cessé de fonctionner. Cela arrive fréquemment à un enfant qu’on charge de conduire des cabris et des agneaux pendant les longs déplacements des campements ou de chercher des chameaux entravés dans le désert. Il arrive facilement que cet enfant meurt en une journée, si les secours ne sont pas possibles ou pas entrepris à temps. S’il survit, il est probable qu’on aura toujours l’impression, à entendre sa voix, qu’il a soif. Exactement le contraire de ce que je perçois personnellement quand j’entends à la Radio des ressortissants du Delta du Mekong : j’ai toujours l’impression qu’ils se noient et que leurs gorges sont pleines d’eau, comme pour se gargariser, et que leurs voix sont perturbées par l’excès d’eau. 

 

            Ce danger de mon enfance, la soif, continue à faucher chaque années des dizaines d’enfants et de personnes mûres dans le Sahara.

 

            Le grand géographe français, Pierre Gourou (1) – connut aussi le Mékong, puisqu’il a été professeur de lycée du futur Général Giap qui nous a laissé peu d’espoir de vaincre la soif au Sahara dans cette génération, puisqu’il estimait, il y 35 ans, qu’il fallait pour cela pouvoir y apporter les eaux du fleuve Congo.

 

             C’est dire que les palliatifs et les remèdes temporaires sont d’une extrême nécessité pour une longue période encore. Les solutions radicales, miraculeuses, définitives, les mers qu’on dessale, l’eau des puits amers qu’on rend potable, les adductions  géantes dont le diamètre peut héberger un homme debout, la pluie artificielle et quantité d’autres choses magiques relèvent du rêve pour l’homme terrassé par la soif sous un arbre chétif où  il y a plus de soleil que d’ombre.

 

            Le problème du Sahara, c’est-à-dire l’eau, ne doit plus être un sujet de méditation si tout ce qu’on nous dit sur les prouesses et les progrès fulgurants de la technologie est vrai et si la conscience des hommes avertis – on ne peut plus parler d’humanistes qu’en baissant la voix – est telle que nous la comprenons, mais une incitation à l’action en vue de solutions à des drames humains qui s’appellent manque d’eau et soif.

 

 

            Henri de Kerillis (2) a fixé de manière saisissante  en quoi consiste la soif :

« les lèvres, la bouche, la gorge se dessèchent… L’estomac, les boyaus se crispent et se tordent lentement… des brûlures intérieures aiguës ; puis les mêmes brûlures au visage, aux mains, sur la poitrine… des maux indistincts qui font crier les nerfs et les os et qui vont s’aggravant pendant des heures par poussées brusques suivies de lentes accalmies… des compressions de la tête et du cerveau … enfin la fièvre par accès violents avec, au début, des grands frissons, puis l’abattement, puis l’étourdissement progressifs. Alors les douleurs s’apaisent, les spasmes profonds cessent, les jambes s’allongent, les chairs haletantes épuisées ne demandent plus rien, elles n’ont plus soif, le délire commence, des bourdonnements se font entendre, impressions de chloroforme par longues ondes sonores. On a le sentiment d’une infinité de présences, d’un concert de voix amies et le désert tout entier se peuple pour vous voir mourir… On est dans un monde nouveau où vous assaillent, pareils à des moustiques que l’on chasse et qui reviennent, d’insignifiants et bizarres souvenirs de la vie qui part …

 

            « Les rescapés de la soif, ceux qu’on a retrouvés mourants et qu’on a fait revenir, sans les faire boire mais en faisant pénétrer l’eau goutte à goutte par des linges mouillés dans leurs tissus desséchés ceux-là, revenant à la vie après de longues semaines d’annihilation totale, n’ont pas pu dire plus.

           

Il est difficile de dire que les conditions millénaires d’existence des nomades, en ce qui concerne l’eau, ont définitivement changé.

C’est tout ce que l’on sait de la mort des Sahariens. »

 

Il est toujours possible de rencontrer dans les zones reculées, un nomade qui en l’absuce d’eau potable se contente de lait pur pour étancher sa soif pendant un, deux, voire trois mois au cours de la saison fraîche.

 

            En cas de danger,  on rencontre encore beaucoup hommes, par an, qui, assoiffés, tuent un chameau pour boire l’eau verdâtre de la pause. C’est le cas, il y a quelques semaines, de mon ancien compagnon de transhumance, Abeid O. Salem, à quarante kilomètres au Nord de Bou Naga (*).

 

            On a eu recours dans ces moments difficiles à l’eau de la pause des ânes. C’est arrivé plus d’une fois, ces dernières années. Et c’est l’extrémité.  L’âne dans la hiérarchie symbolique des animaux compte pour peu de choses, moins que le chien.

 

            Certes, il n’y a plus de chasseur qui compte sur le liquide de la pause de l’addax… faute d’addax.

 

Pourtant, en 1960, Théodore Monod (3) a dénombré dans la Mreya, en une journée, les traces de plus de trois mille addax.

 

            En revanche, les chameliers, voyageurs ou chasseurs assoiffés ou menacés par la soif recourent toujours à certaines plantes chargées d’eau comme le sbatt (aristida pungens) et le sa’adan (neurada procumbens).

_____________________________

Tél : 22 13 94 71

(*) je donne pour toute fin utile son numéro de téléphone, il n’est pas secret. Mais il m’a dit il y a 10 jours qu’il retournait dans la même zone après s’être rétabli.

            A la veille de la guerre du Sahara, lorsque le Grand Sahara de l’Ouest était paisible, un groupe d’employés de la SNIM partit en braconnage, à bord de véhicules 4*4, dans le grand désert qui s’étend, infini, à l’Est de Zouérate.

Ils parvinrent à la lisière du Kaghed et de l’Erg Iguidi, bien loin de T’Meïmichatt Ghallamane. Le gros gibier réfugié dans ces zones lointaines et peu habitées, y était encore relativement abondant. Au bout de 3 ou 4 jours, ils chargèrent leurs véhicules de lanières de viande et de carcasses d’antilopes (Mohr) et d’addax (Maha) et de bidons d’huile d’autruches, le z’hem si prisé. La battue a pris fin au coucher du soleil. Il fallait attendre la pointe du jour pour reprendre le chemin de Zouérate. A l’heure habituelle du lever du jour, le soleil ne pointa pas. Une épaisse brume de poussière suspendue a rendu la visibilité nulle à 20 mètres. C’est la fameuse Ghelga, si traitresse et si habituelle dans ces zones.

 

            Toute la journée, le soleil était invisible et, la nuit, il n’était pas raisonnable de chercher à scruter la lune, ni a fortiori les étoiles.

 

            Les braconniers, ayant  perdu tout repère terrestre et céleste, perdirent du coup tout sens de l’orientation. Sahariens rompus aux feintes du Désert, ils convinrent sagement de ne pas aggraver leur cas, en épuisant leur carburant sans savoir s’ils prenaient la direction de Zouérate ou la direction diamétralement opposée.

 

            La ration d’eau avait été utilisée avec prodigalité et insouciance pour coïncider pratiquement avec les jours de chasse prévus, sans qu’aucune réserve n’ait été prévue, au cas où une difficulté inattendue surgirait.

 

            On a été surtout attentif à l’état des véhicules et à la qualité des hommes, une espèce de commandos bédouins, triés par l’expérience et farcis par l’ascèse et l’effort physique. « L’excès de confiance nuit, de bons cavaliers font des chutes, d’excellents nageurs se noient », dit le proverbe chinois.

 

            On constata rapidement qu’il n’y avait plus pour les nombreux hommes de la randonnée que trois ou quatre litres d’eau. On convint sans difficulté de les réserver à ce qu’il y a de plus précieux et apparemment de plus vital : le thé.

 

            Pour s’altérer, on se reporta aux graines de sa’adan qui, fort heureusement, recouvraient en abondance le sol. On ne meurt pas de soif dans une zone où il y a le sa’adan, sauf si c’est la période d’ « égrènement des étoiles », c’est-à-dire depuis « le coup de tête » (nat’h) qui coïncide avec le premier mai orthodoxe jusqu’à la fin de Dabarane, le 6 juillet __ toujours du calendrier orthodoxe __ ou alors le mois d’octobre, le mois satané, où les Themoud ont tué la chamelle à 313 pis du prophète Salah.

 

            Ce sont deux périodes de braises où une journée sans eau est suffisante pour mettre fin aux jours du plus endurant des chameliers, s’il n’est pas au repos ou monté.

 

            Cette vaine attente dura une bonne semaine sans qu’apparut la moindre promesse que ce crépuscule allait prendre fin. C’est alors que les naufragés à bout d’attente décidèrent de prendre résolument la route dans la pénombre vers 9h du matin, dans une direction qu’ils estimèrent à l’unanimité être celle de Zouérate.

            Après près de 3 heures de route, à la mi-journée, ils se mirent à démentir le témoignage de leurs propres yeux. Mais c’est bien une réalité : on arrive à proximité de deux tentes ! On y trouva trois femmes : une qui semblait, et se confirma, être la mère et deux jeunes femmes qui étaient ses filles. Pas d’enfant. Les enfants sont très rares dans le vrai désert. Ils sont soumis à une rude sélection naturelle qui les anéantit trop tôt. N’en survivent que de rares spécimens, trop peu nombreux pour encombrer la tente familiale.

 

          On servit aux nouveaux venus, sans retard __  c’est le sommet de l’hospitalité, celle des bédouins __ des écuelles pleines de lait de chamelles non coupé d’eau. Le lait de chamelle quand il est légèrement caillé devient très frais quand il repose dans un récipient en bois et désaltère de la soif.

 

         Les femmes s ‘excusèrent de ne pouvoir offrir à leurs hôtes du thé, parce qu’il n’y a pas d’eau…

 

         Les hommes du campement gardaient les chameaux et n’arrivèrent que tard dans l’après-midi, sortis on ne sait d’où de ce rideau de poussière opaque comme s’ils étaient munis de GPS. Ils redoublèrent d’excuse, à leur tour, pour le manque de thé.

 

        Les rescapés passèrent la nuit à boire le lait qui était très abondant en raison du bon pâturage de Sa’adan qui recouvre le sol plat et sans relief de l’immensité désertique. Le matin, on leur indiqua le chemin zigzagant de Zouérate.

 

         L’homme le plus mûr leur donna ses indications :   «  piquez tout droit vers l’ouest », tranchant avec des gestes amples et déterminés, comme pour ouvrir une route dans l’opacité de la brume, avec son bras en serrant fortement quatre doigts superposés de l’avant, le pousse bien détaché vers l’arrière témoin du sens opposé, à chaque mouvement. Il ne pouvait pas faire d’estimation kilométrique, n’ayant peut-être jamais emprunté un véhicule. «  Après un bon moment, dit-il, __ on sut par la suite que c’est une centaine  de kilomètre __ le terrain changera. Vous rencontrerez des taroudanets (petites vallées à fond salin). Continuez toujours sans changer de direction. Vous trouverez de la haute végétation ». Cette haute végétation, ce sont des touffes de hadh (cornulaca monocantha) qui ne dépasse jamais 70 cm de hauteur, mais là-bas il cache la forêt. «  Par la suite, après une distance qui n ‘est pas excessive __ on saura malgré tout que c’est une cinquantaine de kilomètres __ l’horizon sera bouché par de hautes dunes, gardez-vous bien de les attaquer, mettez-les à votre droite, vous roulerez alors plein sud. « Evitez surtout de vous fourvoyer entre deux dunes. Après un certain moment, une dune plus élevée que les autres attirera votre attention, elle est la plus méridionale. Elle est couverte de sbatt, approchez-vous de son flanc sud. Arrêtez vos véhicules et marchez à pied, pour repérer les touffes de sbatt dont les sommets sont tressés. Suivez-les, l’une montre l’autre. Au sud de la dernière plante tressée cherchez à son pied dans une petite cuvette à repérer des crottes de chameaux. A cet endroit, il y a un petit puisard recouvert d’une dalle, une grosse pierre plate. La datte a été volontairement recouverte de sable. Prenez des bâtons ou des tiges  de métal et tâtonnez pour la trouver.

 

 

 

            « Ce qui prolonge votre main rencontrera inévitablement la pierre dure dans le sable mou. Vous vous approvisionnerez en eau et vous restituerez au puits son anonymat, vous le rendrez à l’état où vous l’aviez trouverez. Vous reprendrez la direction où vous rouliez, sans écarts, c’est le sud. Bientôt vous ne rencontreriez plus de difficultés, le terrain changera, il sera plus ferme et vous ne tarderez pas, si la visibilité s’améliorait, à rencontrer des repères, petits monticules que vous connaissez peut-être.

 

            Dans tout cela, ne vous impatientez surtout pas, c’est la source de toute perdition ».

 

L’approvisionnement en eau, pour les nomades chameliers, reste problématique, comme il y a des siècles. Bien souvent hors d’atteinte dans les zones de grand désert, d’autant plus que le désert qui préserve généralement les pâturages, et de surcroît prisé par les chameaux, rime avec formations dunaires d’accès difficile : Aouker Lebkem, Agchar, Azefal, Amkhassir, Ouarane, Adafer, Maqtir, Aouker de l’Affollé. Le Hammani n’est plus de la liste, si l’on peut dire, depuis que la SNIM  y a fait jaillir l’eau au Nord à Louleïssiss et au Sud, à Daghveg qui profite aussi, bien entendu, aux gens des Assaïbs. Daghveg est un nom créé à cette occasion, une onomatopée suggérant le déversement abondant de l’eau.

 

            Dans ces zones arides, la corvée d’eau à dos de chameaux reste de mise. Il y faut parfois jusqu’à deux jours, voire trois de délais de route, aller et retour, à condition que l’autonomie d’eau couvre dix jours, huit au moins.

 

            Au-delà de 3 jours de route et en-deçà de 8 jours d’autonomie, la corvée n’est plus faisable, ou très rarement. Les besoins domestiques en eau ont été multipliés par l’explosion de la consommation de thé et depuis quelques temps par certaines habitudes citadines grosses consommatrices ou dilapidatrices __ c’est comme on voudra __ d’eau qui s’infiltrent dans le désert.

 

         Il n’était pas nécessaire de se laver les mains, ni avant ni après un repas, ni après un travail sale : mains souillées par le sang animal, les excréments liquides ou les vomissements et rejets des chameaux, comme il ne venait pas à l’esprit du plus égaré et du plus snob des nomades de laver ses habits à domicile. On lave les habits quand cette nécessité devient inévitable lors de la corvée d’eau, au puits ou à la mare, quand il y en a. Parfois, l’eau est abondante mais c’est une question d’éducation : ne jamais s’habituer à gaspiller l’eau. On ajoute des sentences de caractère prophylactique : le contact de l’épiderme avec l’eau est malsain et source de maux divers. Il ne faut jamais boire l’eau noire (pure). Elle est très mauvaise pour la santé et la longévité. Il faut toujours la prendre mêlée de lait. Quand le lait est introuvable et tout autre produit comestible comme la gomme, la farine, le pain de singe, l’Abakak , le Karour, les jujubes ou les dattes jaunes écrasées, il faut au moins y jeter du sable. L’hygiène bédouine porte principalement sur ce qui va vers l’estomac, pas sur l’extérieur du corps. Ils disent d’ailleurs « la maladie la plus saine c’est la faim ». Se rassasier de manger est une honte __  de lait, c’est autre chose.

 

        En ma qualité de commensal des nomades, pour la moitié de mon temps, je suis obligé de constater qu’ils se portent mieux que ceux qui partagent leur temps, en ville, entre la douche et la table à manger.

        Depuis quelques années, la situation des infrastructures hydrauliques s’est beaucoup améliorée. Beaucoup de sondages équipés mettent l’eau à la disposition des animaux et des hommes, sans les pénibles systèmes séculaires d’exhaure de l’eau.

Mais dans un pays dont la surface dépasse le million de kilomètre carré, ils resteront un point sur la robe d’un bœuf. De même les adductions, dans un pays aux distances interminables, ne peuvent vraiment viser que les agglomérations urbaines ou industrielles à la rigueur des vallées ou oasis particulièrement fertiles et peuplées. Elle ne peuvent toucher les nomades qu’incidemment d’autant plus que les poseurs de pipe-line cherchent précisément à éviter les grandes formations dunaires, c’est-à-dire le lieu de prédilection des chameaux. Les sondages, dont les bienfaits sont évidents, ont l’inconvénient quand ils sont rares et peu disséminés de concentrer le cheptel en des points limités, des lieux de facilité attractifs qui sont désastreux pour les pâturages. Quel que soit la qualité des pâturages, après quelques semaines de rassemblement du cheptel, le terrain est dénudé. Ce phénomène est déjà dramatique dans tout l’Ouest mauritanien, depuis la délocalisation du cheptel ovin du Hodh vers les régions de l’Ouest. Avec la paupérisation des éleveurs des régions de l’Est, les riches de Nouakchott ont acheté des centaines, voire des milliers, de troupeaux de moutons blancs et les ont transféré, par camions à l’Ouest. La pression sur les pâturages et sur l’eau __ devient intenable, de plus en plus dramatique. C’est tout l’équilibre qui est ébranlé et peut-être de manière durable, car la zone et la nature de son terrain trop fragile et sa pluviométrie marâtre  ne se prête pas à l’élevage du mouton blanc dont la voracité est dévastatrice. Tout l ‘Ouest est pratiquement situé en zone saharienne et non sahélienne. Le résultat du transfert anarchique du bétail  se traduira par la perte de ce bétail ou l’obligation de le nourrir aux grains. Les petits propriétaires concurrencés par les riches pour l’eau et pour les pâturages n’auront plus qu’à brader leur capital. Il n’est pas en leur pouvoir de nourrir leurs animaux aux grains.

 

        A côté des sondages à pompe salaire ou éolienne dont l’utilité est évidente, la solution globale touchant tout le territoire et surtout ses zones lointaines et désertiques  demeure encore le forage des puits là où il y a la moindre nappe. Ils sont peu coûteux et d’entretien simple.

 

        Même les puits saumâtres ou même salés résolvent le problème de l’abreuvement des animaux. L’eau salée est très bonne pour les chameaux disent les nomades, meilleure à l’eau douce. N’oublions pas qu’il faut leur donner de temps en temps une mangeoire de sel à croquer.

 

        D’ailleurs un sondage équipé ne se justifie que si la nappe souterraine est importante, par contre un puits qui ne peut abreuver que deux ou trois troupeaux par jour est loin d’être négligeable.

 

     L’inconvénient des sondages est que leur technologie demeure trop peu sûre, leurs pannes fréquentes et leurs réparations trop coûteuses pour qu’on puisse s’y fier dans des zones trop isolées. Un sondage qui tombe subitement en panne, à des centaines de kilomètres des villes, en pleine période des chaleurs, peut se traduire par une catastrophe, la mort de milliers de têtes de bétail et même la mort de personnes. Il sera une véritable réédition de la catastrophe de l’écroulement du puits d’Aghoueiyitt, qui, lui, était coffré de paille et de branchages d’arbres.

 

         La « chute d’Aghouyeïtt », c’est-à-dire son effondrement, s’est produite vers 1942. Aghouyeïtt est sur la frontière du Sahara Occidental, à une dizaine de kilomètres d’Inal. Il était partagé entre l’Espagne et la France. Les ressortissants de la zone sous domination française abreuvaient leurs troupeaux coté sud du puits, pendant que ceux situés sous domination espagnole abreuvaient leurs troupeaux sur le coté Nord.

 

        Les gardes-frontières espagnols avaient élu domicile sur le côté Nord du monticule qui surplomb le puits, alors que ceux de nationalité française s’étaient installés sur le flanc Sud du monticule. Le sommet de cette petite élévation comme le milieu du puits était une indication du passage de la ligne imaginaire de la frontière. La proximité des deux postes était telle qu’on pouvait se parler en élevant la voix, ce que les indigènes __ parfois de même famille__ ne se privaient pas de faire, quand les chefs européens étaient absents.

 

            L’année de la « chute d’Aghoueyitt » était caractérisée par un grand rassemblement de nomades des deux côtés. C’était au début de la période des chaleurs. Subitement, au moment de la grande affluence où on s’énervait déjà et s’invectivait pour avoir son tour d’eau, le puits s’est effondré. Dans son éboulement, il a emporté un homme. Le désarroi et la surprise passés, on s’aperçut que l’homme criait au secours, au fond du puits. Le hasard a fait que les branchages et la faille du coffrage avaient constitué un faux-plafond protégeant le malheureux. Mais il était impossible de le secourir, sans être emporté soit même. Ceux qui se sont approchés des décombres ont entendu ses cris pendant vingt-quatre heures. La plupart des nomades se sont d’ailleurs précipités, dès les premiers instants pour rejoindre des puits lointains, alors que pris au dépourvu, ils manquaient d’eau à boire et risquaient eux-mêmes de mourir de soif. Ce fut un sauve-qui-peut, une débandade, dans toutes les directions imaginables, comme s’ils avaient à leurs trousses, un ennemi implacable. Ce puits constitua la sépulture de cet homme et on commença à  fixer l’année, dans la zone nord, par la « chute d’Agoueïyitt » de triste mémoire, marqué désormais pour la postérité  du sceau de l’infortune.

 

            L’essentiel dans tout cela est de remettre les choses à l’endroit. Le Problème du Sahara c’est l’eau. Cette évidence personne ne devrait la perdre de vue. En prendre conscience est en soi un progrès. De tout temps et dans le temps présent, plus que tout autre, il est facile de se tromper de latitude et d’être emporté par le langage ambiant et convenu, étranger au vécu.

 

            La pénurie d’eau qui menacerait la planète et certains pays où les gerbes d’eau embellissent toutes les places publiques et tous les coins de rue nous font sourire. Nous avons été plus sensibles aux thèses avancées d’hommes épris de nobles principes qui considéraient la marchandisation de l’eau comme scandaleuse et que cette ressource devrait être d’accès libre comme l’air et mise à la disposition des assoiffés, comme on leur fournit de temps en temps, gratuitement, du blé. Mais pour la faire sombrer, cette idée a été rapidement estampillée de la marque infâmante d’utopie.  

 

 

 

 

            Certains sont allés jusqu’à parler du remorquage, depuis le Pôle jusqu’à nos côtes, d’iceberg qu’on ferait graviter par la suite dans des bassins aménagés. Des lacs artificiels au Sahara ? Voilà le miracle ! Ce serait non pas un projet de développement, comme on en parle souvent, mais un projet civilisateur. On s’est empressé de nous dire, sans que personne ne soit candidat à le financer, ni à l’exécuter, ni même à l’inscrire comme projet d’avenir, à l’instar de la ceinture verte du Sahara, votre climat va se tempérer. Justement nous aurons moins soif.

 

            La plupart des gens ne savent pas ce que c’est la soif. Des individus qui ont connu, dans leur enfance, la soif qui précède la mort et à l’âge adulte la faim des prisons sous-développées, du temps de la grande sécheresse au Sahel, et la torture policière déchaînée n’ont pas hésité à préférer les dernières à la soif.

 

            Une chose n’est plus convaincante : l’oubli de l’homme au profit de chiffres douteux et de projets en trompe l’œil. Nos amis devraient s’en défier plus que nous-mêmes, eux, qui ont le savoir et les moyens, s’ils veulent préserver un minimum de cette crédibilité qui s’évapore petit à petit.

 

            S’il est permis d’exprimer un souhait pressant, il ressemblerait à celui d’Izidbih. Ce grand notable du Hodh, généreux et mesuré, reçut dans son campement, dans les années 1960, le Président de la République en tournée de prise de contact avec les populations. L’hospitalité fut excellente et l’homme de Néma impressionna la délégation officielle. Les notables de sa classe avaient exprimé moult doléances, depuis la construction de barrages et le forage des puits jusqu’à l’aide en espèces sonnantes et trébuchantes. Izidbih n’exprima aucune demande. Le Président interloqué par ce comportement, le mit à l’aise, au moment de départ, pour qu’il formule ces souhaits. Sur l’insistance du Président, Izidbih se résolut à lui dire : «  je ne voudrais pas vous gêner, mais si je pouvais obtenir une boite de nivaquinine elle me serait utile ».

 

            Ce que nous, nous demandons c’est qu’au tombeau de chaque homme mort de soif on emmagasine, pour d’éventuels assoiffés, quelques litres d’eau pour que ce tombeau, avec le temps, ne se transforme pas en cimetière.

 

 

 

 

                                                                                                                                    M. Y. B

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. Pierre Gourou : Terres de bonne espérance, Plon, Paris, 1982
  2.  Henri de Kerillis : A travers l’Afrique, L’Harmattan
  3.  Théodore Monod, L’Emeraude des Garamantes, L’Harmattan, Paris,1984