Maître Mine Abdoullah : ‘’Notre justice ne fait aucun effort pour s’affranchir de la tutelle du pouvoir exécutif dont elle est devenue l’instrument, pour ne pas dire le bras vengeur’’

28 September, 2017 - 02:04

Maître Mine Abdoullah est avocat. Il est aussi Professeur d’université, Président de la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme (LMDH) et Président de la Coalition Mauritanienne « Publiez Ce Que Vous Payez » (pour la transparence des industries extractives).

Membre du Collectif de défense du Sénateur Mohamed O. Ghadda, il répond à nos questions :

 

 

Le Calame : Le Collectif auquel vous appartenez a saisi la Chambre d’accusation de la Cour d’Appel du tribunal chargé d’instruire le dossier  04/RP/2017, en lui demandant d’abandonner toutes les poursuites et charges contre votre client et autres. Qu’est-ce qui avait justifié cette démarche  et  quelle chance pouvait-elle avoir dans ce dossier que  vous qualifiez de  hautement  politique? Maintenant que la Chambre a rejeté votre demande, auriez-vous d’autres  recours ?

 

Maître Mine Abdoullah : Ce qui est communément appelé aujourd’hui « affaire Ould Ghadda » qui, curieusement, est « requalifié » en « affaire Ould Bouamatou » n’est que le prolongement de la volonté du régime qui gouverne la Mauritanie à sanctionner le sénateur Mohamed Ould Ghadda et certains de ses collègues pour avoir, courageusement, voté, le 17 Mars 2017, contre le projet d’amendements constitutionnels. Les poursuites engagées contre ces messieurs auxquels « on » a ajouté, pour faire bonne mesure, des personnes d’horizons divers (hommes d’affaires, syndicalistes, journalistes) ne reposent sur rien ; sur absolument rien. Dépouillée de son caractère politique, cette prétendue « affaire » montre combien le dossier est vide. Et c’est bien pour cette raison que nous, Collectif de défense du sénateur Ould Ghadda, avions saisi la Chambre d’accusation sur la base, en particulier, de l’article 50, alinéa 1er de la Constitution qui dispose que : « Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou des votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Or, tout le monde sait que toute cette affaire n’est qu’une façon inavouée de régler des comptes à des sénateurs qui ont refusé de voter, « sans hésitation ni murmure », les modifications proposées.

Ceci étant, je considère que la construction de tout Etat de droit suppose une justice indépendante, forte et se faisant respecter. Il faut nécessairement parvenir à exalter la prééminence du droit sur tout et sur tous, de sorte que la justice et les lois ne soient pas mises au service de l’injustice, avec, comme on l’a vu récemment, des opposants maintenus en exil ou enfermés arbitrairement. Malheureusement, à l’heure actuelle, notre justice, jusqu’à preuve du contraire, ne fait aucun effort pour s’affranchir de la tutelle du pouvoir exécutif dont elle est devenue l’instrument, pour ne pas dire le bras vengeur.

Le Collectif avait néanmoins espoir que la Chambre d’accusation de la Cour d’Appel ferait sien le respect de l’immunité du sénateur Ghadda, violée ; le respect du principe de la séparation des pouvoirs (Exécutif et Judiciaire), pour éviter le viol de la Constitution et le règne de l’abus… Par cet acte de procédure, nous mettions les magistrats devant leur responsabilité professionnelle morale et historique. La Chambre a certes rejeté notre demande, mais nous gardons espoir, et nous restons mobilisés pour engager toutes les batailles pour le triomphe de la justice.

 

Dans un communiqué qu’il  a  publié, il y a quelques semaines déjà, le Parquet  parle de  « crimes gabegistes transfrontaliers » mettant en cause  des sénateurs, des syndicalistes et des journalistes. Que recouvre ce vocable ou disons « qualification ? » ?

 

 Autant le comportement du Parquet, en tant qu’instrument – que dis-je – en tant que bras vengeur du pouvoir (je le répète), ne nous étonne guère, autant la qualification qu’il donne aux « faits » qu’il tente d’établir, cahin-caha, relève d’un argumentaire tiré par les cheveux. En parlant de « vocable », vous résumez d’ailleurs bien la situation, la posture incommode et très incommodante du Parquet qui, dans son incapacité à trouver des griefs qui relèvent du droit connu, fait dans l’échafaudage et le montage qui ne s’appuient sur rien. C’est dire que tout cela est, à la limite, burlesque, en tout cas désolant pour notre appareil judiciaire et nos juges… Le développement dangereux que connaît « l’affaire Ghadda » et le rôle joué par la Chambre d’accusation en rejetant la demande formulée par le Collectif prouvent, s’il en était encore besoin, combien la justice reste inféodée au pouvoir ; combien elle continue de gémir sous le joug de celui-ci, ne faisant rien, du fait de sa domestication, pour s’appliquer le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs…

 

Le Conseil des ministres du jeudi 14 Septembre vient d’adopter un projet de loi relatif aux biens saisis ou confisqués. Que vous inspire ce projet  de  texte ? Pourrait-il concerner  votre client ?

 

Dès lors que le régime se trouve dans la posture de régler des comptes, nous estimons qu’il ne manquera pas de trouvailles pour museler les uns, embastiller les autres et montrer à tous qu’il a toutes les flèches à son arc pour pourfendre qui il veut. La loi sur « les biens saisis, gelés ou confisqués » entre dans cette logique d’aplatissement du peuple, de répression contre tout son discordant que le régime veut soumettre. Si le principe de toute loi c’est d’être impersonnelle, celle relative aux biens saisis est dirigée, sans aucun doute possible, contre des personnes bien ciblées (en l’occurrence Mohamed O. Bouamatou). Ceci est grave et ramène notre pays au statut de jungle où le fort dicte ses règles, les applique et les exécute. Hélas, en Mauritanie, il n’est plus exagéré de dire qu’on édicte maintenant des lois « à la tête du client » !!

 

A votre avis, quelles peuvent être  les implications politiques du dossier  Ould Ghadda sur la tension politique que vit le pays depuis  quelques années,  en particulier sur les relations entre le pouvoir et son opposition (le G8 ou le FNDU) ?

 

 Nous ne rappellerons jamais assez que « l’affaire Ould Ghadda » est une affaire politique. En tout cas, mon avis – personnel – est que le pouvoir du Président Mohamed Abdel Aziz devrait régler politiquement les problèmes politiques, en privilégiant le dialogue (inclusif) et le consensus. Mais en passant outre et en faisant dans l’acharnement et dans l’adversité, le régime multiplie les foyers de tension et allume des feux aussi bien extérieurs que dans les cœurs.

Tout le monde a vu l’atmosphère lourde de toutes ces dernières années ; tout le monde souffre du climat perpétuellement tendu ; tout le monde craint un regain de tension depuis que le référendum a eu lieu. C’est dire que cette « affaire Ould Ghadda », où rappelons-le, 13 sénateurs sont ciblés, des syndicalistes et des journalistes mis sous contrôle judiciaire, des mandats d’arrêt lancés contre des hommes d’affaires de renom, ne fera qu’envenimer, hélas, la situation du pays…

 

Propos recueillis par Dalay Lam