Il faut sauver le soldat Beheit/Par Mohamed Souleymane Mahah

22 June, 2017 - 02:30

J’ai lu, avec une consternation non feinte, la dernière lettre du journaliste Mohamed Saleck Beheit au président de la République, parue dans les colonnes du journal Le Calame.

Je connais ce journaliste depuis longtemps, pour être originaire de la même ville que lui, mais en ce qui concerne son talent, je ne l’ai découvert que tardivement  à travers ses articles dans CRIDEM d’abord, puis Le Calame ensuite. Depuis lors, je m’intéresse à ce qu’il écrit et ai des raisons défendables de penser, que cet intérêt est largement partagé au sein de la communauté francophone de Mauritanie.

Mais hélas, connaitre un journaliste n’est pas chose facile et présente quelques nuances. Il faut savoir l’identifier au sein d’une série de prototypes qui n’est le reflet d’aucune certitude, si ce n’est celle de le juger à la tendance politique ou de spécialité de ses articles. C’est dire donc que je ne prétends pas connaitre l’homme, en dehors de ce qui est perceptible, aussi bien de sa personnalité, que de sa production intellectuelle et journalistique, que je suis avec assiduité dans les médias et dans Facebook.

Sur ce plan, monsieur Beheit ne semble pas être réductible à une équation partisane, même s’il s’est distingué de 2008 à 2012, par un soutien inconditionnel au président Mohamed Ould Abdel Aziz. Maintenant je viens de comprendre, grâce à sa lettre à ce dernier, le changement intervenu depuis lors sur cette position et admet ce que l’un de nos amis communs, qui partage avec lui l’amour de la langue française, soutient à ce propos.

Indignez-vous !

 Beheit, m’a-t-il dit un jour, a tout de l’iconoclaste au sens politique du terme. Il balaye du revers de la main (de la plume) tout le passé politique de la Mauritanie. Il rejette les systèmes, les apostrophe et les dénonce avec véhémence, ce qui laisse soupçonner chez lui quelques convictions gauchisantes auxquelles son rejet par les systèmes qui se succèdent semble avoir donné un contenu anarchiste.

De ce point de vue, je ne peux être surpris par le ton de cette lettre qui confirme, justifie et exprime, de manière virulente mais contenue, cette tendance. J’avoue, par ailleurs, être à mille lieues de penser qu’un esprit aussi éclairé, un intellectuel de haut niveau et un journaliste, acceptant sans hésiter les conséquences du métier ingrat d’informer, puisse subir, dans son propre pays, les calvaires décrits dans cette lettre au président, sans que cela n’émeut, ni le gouvernement, ni le syndicat des journalistes, ni les nombreux admirateurs de l’auteur.

Pour ma part, je suis ému et accessoirement indigné par le fait que ces calvaires soient étalés sur la place publique au moment où, comme il est d’usage dans tous les pays du monde, des canaux doivent exister pour en résorber les manifestations. Je suis également indigné par le fait qu’une personne, fut-elle un journaliste ait à prêter le flanc aux railleries pour avoir demandé à obtenir des droits acquis.

 

 En revanche et contrairement à ceux qu’en pensent certains lecteurs de Le Calame, avec qui je les ai évoqués, je reste convaincu que l’aspect dénonciation n’y a rien à envier à l’aspect réclamation. Autrement dit, les réclamations de justice formulées par le journaliste, du reste légitimes, ne sont qu’un cheval de Troie qui risque de s’ouvrir sur bien d’autres surprises si l’on n’y prend garde.

A la défaveur de la réputation de monsieur Beheit, certains pensent, à juste titre d’ailleurs, que cette mise à nu porte préjudice à l’image du journaliste chevronné. Il y a là une part de vérité certes mais, je pense que, comme il l’a fait avec Mohamed Yehdhih Ould Breidelleil, monsieur Beheit a voulu donner à ses critiques un contenu de faits concrets, qui les sortiraient du lot sans en altérer la portée objective.

Il a voulu, ne serait-ce qu’une fois, comme il l’a si bien dit lui-même dans sa lettre au président, déroger à la contestation systématique et aux dérives de la symbolique au conditionnel, chère à notre presse et qui, dans certains cas connus, s’apparente à la diffamation, voire au crime par voie de presse.

Il a surtout probablement voulu banaliser les querelles de chapelles, que se livrent nos intellectuels et où le savoir et les compétences sont utilisés pour des questions de prestige ou de règlements de comptes, au grand dam du débat national permanent, au nom duquel elles se justifient et sont tolérées par la loi.

A la manière d’un artiste, adepte du maitre de l’abstraction, Wassili Kandinsky, monsieur Beheit a peint un tableau osé, sans craindre les risques qui font écho au courage de se donner en exemple (modèle), à un pinceau trempé dans du vitriol. C’est là une manifestation du génie créateur incontestable et une preuve supplémentaire de l’originalité de l’œuvre à laquelle il a dédié sa plume.

Pour les critiques que nous sommes, le doute n’est point permis à ce sujet car, dans ce tableau, il y’a les couleurs (annoncées), les effets de lumières en clair obscur, la toile de fond, les contrastes et, au milieu de ces éléments de décor, planté avec un discernement implacable, le sujet d’inspiration : les larmes, la misère, puis la résignation figée d’une frange de notre peuple. La frange des intellectuels opprimés, dont Beheit est un spécimen fidèle et un échantillon pilote.

Je doute cependant fort qu’il ait échappé à ce journaliste, que ses propos peuvent être compris autrement que dans le sens qui est le leur. Je doute aussi qu’il lui ait échappé que le mystère, dont s’entourent les esprits éclairés pour entretenir le mythe qu’on leur concède, interdit cet exhibitionnisme, pouvant ramener ces derniers à des dimensions de monsieur tout le monde.

Oui, notre Beheit national doit connaitre tout cela, mais, fidèle à l’anticonformisme auquel il nous a habitués et dont on raffole, souvent en cachette pour ne pas donner l’impression de le partager, il en a fait fi. Il a apparemment tenu à se montrer à nos yeux sous un jour réel, sans fards, ni enjoliveurs. Une attitude invraisemblable, rare dans notre société et qui renvoieà ce poème de Nizar Ghabbani : « Ahbebtini cha3iren talet ghassaïdouhou :: Ve7awili marraten en tevhemi errajoula ». Le génie n’est authentique que s’il est parfois le reflet des misères humaines de celui qui le domestique.

Les injustices subies par monsieur Beheit, ne s’arrêtent hélas pas à celles du bafouement de ses droits.

 

 

Complaisance à la françafrique

En effet, le 11 avril passé, le ministre des finances français, monsieur Michel SAPIN, de passage à Nouakchott, a décoré de l’ordre de chevalier de la légion d’honneur, le ministre mauritanien de l’enseignement supérieur. Les raisons de cette distinction, ou du moins celles avancées officiellement, sont l’attachement au modèle français d’enseignement supérieur et de recherche, en plus de réformes, qui auraient refaçonné  le système mauritanien, le faisant entrer de plain pied et en moins de trois ans, dans le XXIème siècle.

Ca c’est pour la consommation mais, du point de vue chronologique et sans que le besoin d’apporter des preuves irréfutables, soit nécessaire, je pense que cette affirmation, dont on sait tous la grossièreté, est une marque de mépris pour notre intelligence et une manière désobligeante de nous amener à admettre notre stupidité pour rester diplomatiquement courtois et politiquement correctes.

Mon grand père et mon père direct, furent des militaires français, un statut qui, dans certains pays d’Afrique francophone a donné droit à la nationalité française. Par conséquent, je mesure, à leur juste valeur, les distinctions, puisque je connais les risques que mon père a pris dans des batailles et dans des missions spéciales pour en mériter. A toute fin utile et à titre de précision, il a été décoré pour des hauts faits de guerre et des aptitudes dont  tireur d’élite (sniper).

Le respect que j’ai pour la France, pour ses modèles et pour son gouvernement, m’empêche de porter des jugements sur les assertions du ministre français et sur la distinction du ministre Sidi Ould Salem, autre que sur le plan technique. Mais de grâce, que l’on nous épargne la complaisance à laquelle se sont nourris les mythes de Bokassa, de Duvalier, de Blaise Compaoré et de Dadis Camara.

La complaisance à la Françafrique qui a réduit nos grandes nations au statut de républiques bananières où des citoyens, portant des civilisations multiséculaires, paraissent en phase de transition entre l’ère du primate et celle, non moins rabaissante, de l’homo erectus.

C’est là pour moi l’occasion de saluer la détermination de non alignement du président Mohamed Ould Abdel Aziz et les sacrifices consentis par notre armée nationale, afin de rendre possible cette position, qui dérange dans une région où la présence militaire étrangère compromet toute volonté d’indépendance.

Son excellence, monsieur Joël MEYER, ambassadeur de France à Nouakchott, pour qui j’ai un immense respect et les responsables de la coopération française, notamment ceux en relation avec l’Institut Français de Mauritanie, le Service de Coopération et d’Action Culturelle et les Alliances Françaises, savent mieux que quiconque que les raisons avancées pour justifier la décoration du ministre ne tiennent pas la route.

Je n’en veux pour preuve que le très faible niveau des élèves de nos écoles, de nos universitaires et la dangereuse propension que nous avons à envoyer nos enfants à l’étranger pour les scolariser ou faire le rang devant des écoles turques (Ottomanes) implantées à Nouakchott, pour les y inscrire à des prix exorbitants.

Pour revenir au modèle français, on peut même aller jusqu’à dire que cette décoration, confirme les suspicions  qui pèsent sur le service de coopération et d’action culturelle, d’avoir laissé, dans le cadre de sa propre vocation et celui de sa mission spécifique, le politique prendre le pas sur le culturel, d’où l’impossibilité au français, en tant que langue, de rivaliser avec les autres langues en quête d’influence.

Français en déclin

Cela est d’autant plus vrai que le service de coopération économique de l’ambassade de France à Nouakchott, en a payé le prix fort, par sa disparition pure et simple. Une disparition constatée à travers l’assèchement du marché mauritanien de tous les produits manufacturiers  français, un net recul du niveau de coopération utile entre les deux pays et un intérêt, de plus en plus modeste pour l’apprentissage du français.

Cette coopération, jadis florissante, universelle et disposant de tous les atouts pour se développer davantage, s’est rétréci comme peau de chagrin pour ne plus englober qu’une coopération militaire inadaptée aux besoins de développement et contestée dans la nouvelle configuration géostratégique du Sahel.

De première langue dans les années 60, par lequel le père de la nation, Feu Moctar Ould Daddah, avait déclaré l’indépendance nationale, et malgré les moyens humains, financiers et didactiques, mobilisés à l’effet de le promouvoir dans notre pays, le français traine aujourd’hui loin derrière l’arabe et, par ses perspectives d’avenir, derrière l’anglais, l’espagnol et…tenez-vous bien, le russe et le chinois.

Mieux encore, certains courants idéologiques ont réussi, grâce à des efforts soutenus de la part des pays du Golfe, à réduire la belle langue de Molière, à une tare néocoloniale, au point où des francophones hésitent aujourd’hui à l’utiliser en public. Je passe sous silence les attaques en règle dont elle est l’objet dans certaines sphères officielles, dont justement le ministère de l’éducation, passé depuis des décennies sous le joug des arabisants. Une situation qui vaut au ministre, en charge de la question, d’être décoré au nom de la France, qui, au point où sont les choses, en attend des retombées qui ne viendront jamais. 

L’illusion que le français est la langue de travail en Mauritanie et se situe en deuxième position, juste après la langue officielle, ne tient qu’aux vestiges témoignant de son déclin dans des contrées où il avait connu son âge d’or d’outre mer.

On ressent encore plus la disparition du service de coopération économique, par la réorientation de celle-ci au profit de nouveaux partenaires de la Mauritanie ; la Chine, la Turquie et, plus récemment, Cuba, dans le domaine sanitaire.

Avec ces résultats mitigés, on trouve normal de décorer le ministre et d’oublier que les vrais francophones, ceux qui utilisent le français au quotidien, qui subissent les désagréments de l’utiliser et le défendent, pour être leur seul outil de production économique, meurent à petit feu, sous les effets combinés de la pauvreté et de l’exclusion.

Dans la tourmente de cette grossière erreur de la part de la France, on retrouve bien sûr monsieur Beheit (encore comme modèle), mais on retrouve aussi, d’autres journalistes francophones, non moins connus, des intellectuels et des artistes qui, au-delà de leur mérite de distinction et si l’identité francophone avait encore un sens, entreraient tout droit au panthéon des hommes et femmes ayant rendu service à la nation française.

Tel n’est malheureusement pas le cas, car, en Mauritanie, la francophonie, suivant la grande tendance du moment est devenue une question d’argent.  Elle est laissée entre les mains d’hommes d’affaires, qui l’utilisent pour voyager au frais du contribuable français, garnir leurs carnets d’adresses et fructifier leur business à moindre frais, dans un espace géographique allant du Gabon aux Caraïbes.

La dernière passation du flambeau de la présidence de l’Alliance Française d’Atar en est une preuve édifiante, qui dit long sur l’aboutissement de la mutation en cours des relations entre la Mauritanie et la France…entre les mauritaniens et la langue française.