Pourquoi le monde musulman est devenu l’épicentre des conflits mondiaux : Le pétrole et les ventes d’armes plutôt que l’islam/De Smaïl Goumeziane (1)

19 January, 2017 - 02:02

Après la chute du mur de Berlin, le 9 Novembre 1989, et, quelques mois plus tard, l’acceptation, par l’URSS finissante, de la réunification de l’Allemagne, on pensait que la fin de la Guerre froide allait advenir et, avec elle, la fin de tous les conflits. Ce fut une erreur. Ce qu’il est convenu d’appeler le monde musulman allait, dans la douleur, l’apprendre à ses dépens.

Depuis près de quarante ans maintenant, il est devenu le foyer de plusieurs conflits particulièrement dévastateurs, mêlant rivalités nationalistes, convoitises néocoloniales ou impérialistes et terrorismes : guerre du Liban (1975-1990) ; guerre Iran-Irak (1980-1988) ; première guerre d’Irak (Opération « Tempête du Désert » 1990) ; guerre « civile » en Algérie (1991-2000) ; guerre d’Afghanistan (depuis 2001) ; seconde guerre d’Irak (depuis 2003). Plus près de nous, avec l’organisation de l’État islamique (OEI), en Irak puis en Syrie, un terrorisme à visée mondiale est désormais à l’œuvre. Enfin, depuis 2011, l’éruption des «printemps arabes » a généré divers conflits dans la région, notamment en Tunisie, en Libye, en Égypte et en Syrie, dont les impacts dévastateurs sur la région du Maghreb, le Proche-Orient et les pays limitrophes de l’Afrique subsaharienne (Mali, Niger, Tchad, Nigeria) sont loin d’être identifiés et encore moins maitrisés.

Pour ces raisons, le monde musulman est devenu l’épicentre des conflits mondiaux. Avec d’autant plus de facilité qu’il reste, plus que jamais, marqué par des divisions et des rivalités historiques qui en font un ensemble plutôt hétéroclite et instable, loin de correspondre à la notion consensuelle de « monde musulman » que ni l’Organisation de la coopération islamique (OCI), sous obédience saoudienne, ni la Ligue des États arabes ne réussissent à traduire en termes politiques, économiques ni, même, religieux. Pour autant, comment expliquer la multiplication et la quasi-permanence de tous ces conflits, depuis plus d’un demi-siècle ? L’islam, la religion commune, en serait-elle la cause première, comme le martèlent moult « spécialistes », armés de diverses idéologies dont celle du « choc des civilisations », si cher à Samuel Huntington ? Cette hypothèse ne tient guère la route, bien qu’elle continue à être régulièrement assénée. La réalité des conflits est le fruit amer des contradictions terrestres et bien humaines liées aux intérêts politiques, économiques et religieux contradictoires et très anciens.

 

De la première guerre mondiale au mur de Berlin

Depuis la première guerre mondiale, plusieurs phases expliquent la montée en puissance des conflits dans le monde musulman. La première a débuté avec la guerre de 1914-1918, qui s’est traduite par un affrontement violent de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni, Russie) avec l’empire Ottoman, conduisant à l’abolition et au dépeçage de ce dernier par celle-là. Les grandes lignes de ce partage furent tracées dès 1916, par la signature des accords secrets dits « de Sykes-Picot », entre le Royaume-Uni et la France, avec la bénédiction du pouvoir tsariste de Russie.

Une seconde phase débuta au cours de ce conflit, avec l’aboutissement d’autres négociations secrètes menées, depuis des années, par le Royaume-Uni, avec des représentants de l’Organisation sioniste mondiale. La Déclaration Balfour de Novembre 1917, par laquelle le gouvernement britannique s’engageait à favoriser la fondation d’un « foyer national juif » sur le territoire de la Palestine, en fut le point d’orgue. Cette phase s’acheva avec la fondation violente d’un État, Israel, aux origines coloniales avérées, sur le territoire de Palestine en 1948. Elle n’en finit pas d’être un abcès de fixation et une source essentielle de conflits, au cœur du monde musulman tout entier.

La fin de la guerre de 1914-1918 couronnée par la victoire de la Triple-Entente ouvrit également une troisième phase, celle de la systématisation du colonialisme franco-anglais, à forts relents pétroliers. Elle se traduisit, sous diverses formes (mandats, protectorats et zones d’influence) par la fondation, la colonisation et la domination de nombreux pays dans le monde musulman, à l’exception de la Turquie, sauvée de la disparition par la Révolution nationale dirigée par Mustafa Kemal, de l’Iran et l’Arabie saoudite où la politique coloniale s’affirma non pas sous la forme de la domination directe, mais par celle, plus subtile et perverse, des zones d’influence.

Une autre phase, alimentée, dès la fin du 19ème siècle, par la Nahda (2), vit l’éclosion de nombreuses controverses théologiques et politiques afin de résister et de vaincre le colonialisme. Parmi ces nouvelles idées, celles du panislamisme et du panarabisme. Celles-ci durent cependant laisser la place au nationalisme qui conduisit à la décolonisation violente et aux indépendances. Une cinquième phase en découla, celle de la domination des régimes autoritaires, dans les pays nouvellement indépendants, de l’échec du développement et de la montée de l’islamisme politique, sous toutes ses formes. Cette phase a connu son apogée à la fin des années 1970. Enfin, une sixième phase débuta, dès les années 1980, avec l’avènement de la mondialisation, la chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc soviétique et l’implosion du Tiers-Monde.

 

Pétrole et vente d’armes

Mais quelles sont donc les causes fondamentales des conflits qui ont embrasé le monde musulman, au cours de ces différentes périodes ? À l’examen, la cause purement religieuse, celle qui sous-tend le « choc des civilisations » n’est guère crédible. Il n’y a pas, d’un côté, un monde musulman homogène et, de l’autre, un monde « judéo-chrétien » homogène. Plus objectivement, trois causes principales expliquent cette concentration des conflits dans le monde musulman.

La première, et probablement la plus importante, est constituée par le fait que, depuis la première guerre mondiale et jusqu’à nos jours, le monde musulman est devenu le principal bassin énergétique de la planète. Les pays musulmans possèdent, à eux seuls, plus de 50 % des réserves mondiales prouvées de pétrole, dont près de 16 % pour la seule Arabie saoudite, 10 % pour l’Iran, 9 % pour l’Irak et 6 % pour le Koweït. À cela s’ajoutent les réserves gazières. À eux seuls, l’Iran et le Qatar possèdent un tiers des réserves mondiales prouvées (la Russie dispose de 22 %), notamment grâce à un énorme gisement frontalier des deux pays. Depuis quelques années, une concurrence féroce se déroule autour de trois projets de gazoducs. Les deux premiers (North/South Stream et Nabucco), partant d’Iran ou du Qatar, traverseraient la Syrie, et mettraient face à face, Russes et Iraniens associés à Bachar Al-Assad, d’un côté, et, de l’autre, les États-Unis et le Qatar associés à une Syrie « débarrassée » d’Assad. Le troisième projet, appelé Léviathan, piloté par Israel (qui en a exclu tous les riverains, dont les territoires palestiniens), à partir d’un immense gisement offshore, s’étendant tout le long de la côte orientale de Méditerranée, de Gaza à la Syrie, aboutirait… à Chypre, en passant par le Liban. À l’évidence, c’est toute la question du leadership mondial sur le marché du pétrole et du gaz qui se joue au Proche-Orient. On comprend mieux les implications divergentes et complexes des Russes, des Américains, des Européens, mais aussi des Turcs, des Iraniens, des Saoudiens et des [Sionistes] dans les conflits.

La seconde cause est liée à l’évolution de la production et de l’utilisation des matériels à usage militaire, depuis la fin de la Guerre froide. À cause de l’effondrement du bloc soviétique et de la fin de la course aux armements, entre l’Est et l’Ouest, les complexes militaro-industriels ont dû changer de stratégie. Le monde musulman est devenu le nouveau lieu d’exploration, de diffusion et d’utilisation des produits de l’industrie de l’armement mondiale, le segment de marché le plus florissant au monde. Les pays occidentaux vendent une quantité d’armes croissante aux différents pays musulmans. Désormais, l’Arabie saoudite est passée devant l’Inde, comme premier importateur mondial d’armement ! Pis, lorsque certains pays de la région, comme l’Égypte, n’ont pas les moyens de payer leurs achats, l’Arabie saoudite n’hésite pas à en assurer le financement. Bien entendu, ces achats ne se transforment pas en stocks d’armement, ils suscitent et alimentent régulièrement des conflits aux effets particulièrement dévastateurs. Grâce à cela, l’économie de l’armement ne connait guère la crise et les États-Unis contrôlent plus de 80 % des transactions.

 

Régimes autoritaires et fantasmes califaux

La troisième cause des conflits provient de l’évolution politique des pays musulmans eux-mêmes. Au lendemain des indépendances, au lieu de promouvoir des politiques soucieuses de démocratie interne, de complémentarité économique et de bon voisinage régional, les pays musulmans se sont enfermés dans des régimes autoritaires. Ces régimes, en se soumettant et instrumentalisant la religion commune, ont promu des politiques économiques rentières et concurrentielles, générant des rivalités, plus ou moins attisées par les partenaires extérieurs, au gré de leurs intérêts géostratégiques. Ceci a favorisé l’émergence de l’islam politique et de sa frange la plus radicale, utilisant le terrorisme.

La crise des nationalismes qui s’en est suivi a fait resurgir, de façon fantasmagorique, plusieurs projets « califaux » concurrentiels, à l’origine de l’expansion de divers conflits : celui de la Turquie qui n’a toujours pas fait le deuil de l’empire ottoman ; celui de l’Iran, qui rêve d’un califat chiite réhabilitant la grandeur de l’empire perse ; celui de l’Arabie saoudite, obnubilée par le retour au califat arabe, mais sous doctrine wahhabite ; celui, enfin, de l’OEI qui, par la terreur, le « djihadisme » et le dogme salafiste takfiriste, tente de promouvoir, selon une horrible parodie, un pseudo-califat originel étendu à toute la planète.

Tout cela, à l’évidence, laisse peu de place à l’expression libre des populations musulmanes, en matière civile et religieuse, et à leur marche commune et pacifique, vers le progrès et le développement réel. Au bout du compte, le monde musulman est, depuis longtemps, victime d’un triple piège : celui du dogme religieux ; celui de divers autoritarismes politiques ; celui d’un système capitaliste désormais mondialisé (3). Dans ces conditions, ces conflits récurrents ne pouvaient être autrement que tragiques et destructeurs. Au-delà des immenses dépenses de guerre (plus de 6 000 milliards de dollars pour les deux guerres d’Afghanistan et d’Irak), et du gonflement conséquent, lors des conflits, des budgets militaires, destructions humaines et dévastation de villes et de régions entières, voire de sociétés, s’en sont suivies, pour le plus grand bénéfice des complexes militaro-industriels. Les marchés financiers ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : en 2014, les cinq plus grandes sociétés américaines de l’armement ont vu leur cotation grimper de plus de 19 %, soit plus que les prévisions de l’index Standard & Poor. Au même moment, sur les marchés internationaux, le prix du pétrole connaissait une brutale (et durable) chute, de quelque 150 dollars le baril à 30 ou 40 dollars, plongeant davantage les pays musulmans pétroliers dans la crise.

 

« Le plus grand charnier de l’Après-guerre froide »

Cela s’est aggravé dès 2011, avec l’éruption des « printemps arabes ». Comme une lame de fond, les mouvements de contestation populaire ont conduit au départ de Zine El-Abidine Ben Ali le Tunisien, de Hosni Moubarak l’Égyptien et à la mort, pour le moins suspecte, de Mouammar Khadafi le Libyen. Pourtant, le mouvement s’est arrêté, sous l’effet d’une répression plus ou moins violente, aux portes des monarchies du Proche-Orient et bascula, en Syrie, dans une tragique guerre civile particulièrement meurtrière. Les mouvements à l’origine des Printemps arabes n’ont pas abouti à une véritable transition démocratique. À l’exception de la Tunisie qui a organisé, dans la douleur, des élections libres pour une nouvelle Constitution démocratique, puis des législatives et une élection présidentielle intégrant l’islam politique, dans un processus démocratique et (relativement) pacifique, on s’est contenté, partout ailleurs, de faire en sorte que rien ne change. En Égypte, après la destitution et la condamnation du président islamiste élu Mohamed Morsi, on est revenu, après un simulacre d’élection, à un régime autoritaire, avec le général Abdel Fattah Al-Sissi. En Libye, malgré l’instauration d’un Conseil national de transition, le pays a sombré dans une instabilité chronique, alimentée par des luttes claniques et tribales, notamment après le départ des troupes occidentales. Laissant le champ plus ou moins libre à la prolifération incontrôlée des armements, en Libye et dans les pays voisins, et l’installation de l’OEI au Maghreb, en Afrique subsaharienne et jusqu’au Nigeria, sous la forme d’une nébuleuse de groupuscules lui ayant prêté allégeance et multipliant les actions terroristes. Comme un prélude à de nouvelles interventions militaires étrangères à la région.

Dans ces conditions, le monde musulman, où les oppositions démocratiques ont été bâillonnées, réprimées et laminées, reste le lieu de rivalités intestines, entre divers projets autoritaristes et/ou islamistes concurrentiels, que les puissances étrangères soutiennent, combattent ou attisent, au gré de leurs intérêts. La région ne pouvait que devenir le plus grand charnier de l’Après-guerre froide. Depuis les années 1980, les différents conflits se sont soldés par plus de trois millions de morts, en très grande majorité musulmans. Des villes entières ont été rayées de la carte dans plusieurs pays, notamment en Syrie et en Irak, et leurs populations anéanties, déplacées ou parties se réfugier, par millions, dans des conditions extrêmes, en des pays voisins et jusqu’en Europe. L’actualité témoigne, au quotidien, via les media et autres réseaux satellitaires, de ces tragédies vécues par les hommes, les femmes et les enfants qui tentent, par tous les moyens, de fuir cet enfer, par voie terrestre ou maritime, au prix le plus exorbitant fixé par les réseaux de passeurs : celui, inestimable, de leur vie. Existe-t-il, pour le monde musulman, un espoir de sortir de cette spirale infernale enclenchée depuis un siècle ? Bien évidemment oui (4) mais il faudra beaucoup de temps, de patience et une mobilisation pacifique de toutes les bonnes volontés, soucieuses d’instaurer une paix durable dans la région et de promouvoir la liberté pour tous.

Smaïl Goumeziane

 

 

(1) : Smaïl Goumeziane est docteur en économie. En Algérie, après avoir occupé plusieurs postes de direction, au ministère des Industries légères et assuré la direction générale de deux entreprises nationales de l’agro-alimentaire, il fut secrétaire général du ministère de l’Industrie lourde, puis ministre du Commerce, sous le gouvernement de Mouloud Hamrouche (1989-1991). Professeur et maître de conférences à l’Université Paris-Dauphine, il y a enseigné l’économie du développement et les relations internationales et dirigé plusieurs thèses. Il est actuellement professeur associé à l’ISM (Institut Supérieur de Management) de Dakar-Sénégal.

(2) : Mouvement de renaissance arabe moderne, à la fois littéraire, politique, culturelle et religieuse, né à l’époque des contacts avec l’Occident et des grandes réformes promues par l’empire ottoman et les pouvoirs autonomes d’Égypte et de Tunisie. Pour plus de détails, voir Smail Goumeziane, « L’Islam n’est pas coupable », éditions Non Lieu, 2016 ; p. 159 et suivantes.

(3) : Ibid., p. 175 et suivantes.

(4) : Op. cit., p. 225 et suivantes.