Samory ould Bèye, vice-président du FNDU et secrétaire général de la CLTM, dans une interview exclusive : ‘’Ce qu’on a perpétré contre IRA n’arrivera pas au Manifeste’’

2 December, 2016 - 10:32

Le Calame : Il y a quelques jours, les dockers du PANPA ont débrayé, avant de suspendre leur mouvement. Des négociations sont en cours, entre le ministère et les partenaires (patronat, délégués travailleurs, syndicats…). Ces grèves sont devenues récurrentes. A votre avis, pourquoi ?

Samory ould Bèye : C’est la volonté manifeste du gouvernement d’expulser et de réduire à la misère la communauté harratine dont est issu l’essentiel de cette main d’œuvre.  Un plan concocté et mis en branle, en 2013, par l’actuel Premier ministre, alors ministre de l’Equipement et des transports. Depuis qu’il est chef du gouvernement, il n’en fait qu’à sa tête. Il éprouve une haine viscérale, contre cette catégorie de citoyens. Son plan vise à éloigner, des syndicats, les employés du secteur, pour les rendre plus taillables et corvéables à merci, entre les mains du patronat et de certains de ses hommes véreux.

Pour atteindre ses objectifs, il avait monté un groupe non-syndiqué, espérant réduire, voire écraser le mouvement syndical et renforcer l’emprise des hommes d’affaires importateurs. Moyen de coercition : la suppression du dépotage. Les conteneurs ne seraient plus ouverts au port, ce qui permettait, aux dockers, d’assurer leur pain quotidien, mais directement envoyés dans les magasins des hommes d’affaires. La question serait désormais traitée entre les responsables du port, la douane et les importateurs.  Une manière on ne peut plus évidente de réduire à la misère les dockers.

Toujours en cette quête de contrôle de la main d’œuvre portuaire, le groupe non-syndiqué évoquait l’assainissement du secteur, avec cet objectif d’éliminer les dockers jugés « inaptes » ou « inadaptés ».  Tout ce travail de sape fut réalisé à l’insu des syndicats. La troisième phase devait, quant à elle, se matérialiser par l’élection de nouveaux représentants des travailleurs, sous le contrôle du PM. Il s’agit, comme vous le voyez, d’une mise en coupe réglée des dockers, écartés des syndicats. L’opération a été cependant boudée par les intéressés, obligés de s’inscrire sur une liste d’embauche et d’attendre des offres ne totalisant, parfois, qu’à peine 4500 UM/mois. Véritable programmation de la précarité, misère obligée, avec la complicité et la responsabilité du gouvernement qui cherche à « chochardiser les dockers » déjà suffisamment pauvres et démunis. Il aura fallu opposer une forte résistance, pour que le gouvernement fasse machine arrière et oblige le groupe non-syndiqué à rentrer dans les rangs. Suite à des réunions séparées, avec le ministre de la Fonction publique et du travail, le patronat et les syndicats, il a été convenu de mettre le groupe instrumentalisé en quarantaine des pourparlers et de s’adresser directement aux intéressés. Les syndicats exigent le maintien du dépotage au port, seul moyen, à leurs yeux, de garantir la pérennité de la profession. Or il semble que les Ehl Ghadda, principaux importateurs du pays, seraient opposés au dépotage de leurs conteneurs. Les syndicats sont sous pression des dockers à qui ils ont demandé de suspendre leur grève, pour donner chance aux négociations. Mais tous les travailleurs concernés, conscients qu’on a toujours cherché à les diviser, sont fortement déterminés à rester unis, pour sauver leur pain quotidien, dans une situation de marasme et de crise généralisée. Le PM devrait ouvrir les yeux et prendre cela en considération, s’épargnant ainsi surenchère et règlements de comptes.

 

- Dans le procès des membres d’IRA, la Cour d’appel de Nouadhibou a prononcé un verdict qualifié de « globalement clément », par les observateurs, les conseils des détenus et, même, une partie de la classe politique. Un commentaire ?

- Nous nous reconnaissons en cet élan de compassion et de solidarité avec ces gens jetés en prison, on ne sait pour quelle raison, sinon, pour réduire en silence ou décapiter leur mouvement.  Nous nous sommes donc réjouis de la sentence et l’avons exprimé sur notre page Facebook, aussitôt connue la nouvelle. Nous saluons le courage de ces jeunes gens qui ont fait preuve de courage et de détermination dans l’épreuve. Leur combat n’aura pas été vain.

En arrêtant des militants d’IRA et des habitants de la gazra, le pouvoir cherchait à intimider les Harratines, cette composante marginalisée du pays, et installer la peur dans leurs rangs. Peine perdue. Cuisant échec, pour le gouvernement victime du revers de sa manœuvre. Les pressions de l’intérieur du pays, relayées par celles de l’UE, des USA et des organisations de défense des droits de l’homme ont fini par faire plier le pouvoir. Leur libération aura été le fruit d’une vaste mobilisation de solidarité. Le gouvernement a enregistré un camouflet.

Le président de la République est, aujourd’hui, embarqué par les nationalistes arabes, toutes obédiences confondues, qui ont phagocyté les rouages de l’Etat. Il en est devenu l’otage et risque fort de connaître, demain, le sort d’Ould Taya qui a déporté, torturé et tué les Négro-mauritaniens, dans les années 90. Mais, cette fois, la cible, ce sont les Harratines. L’objectif de ces groupes qui assaillent et tenaillent le Président de partout, est d’instaurer une Mauritanie exclusivement maure, une Mauritanie sans noirs, au sein d’un pouvoir blanc s’étendant du Nord-Niger aux confins du Maroc et de l’Algérie. Vaste conspiration que nous condamnons et dénonçons avec la dernière énergie.

Aujourd’hui, ce n’est secret pour personne que l’omnipotence de l’élément blanc, à la télévision, dans les rues, dans les ateliers et séminaires, les délégations envoyées à l’étranger… Les Noirs ne font plus désormais office que de décor, corps docile sur lequel les extrémistes veulent marcher. Cette nouvelle philosophie vise à dépoussiérer l’histoire de notre résistance à la colonisation. Vous avez tous appris, depuis le Tagant, que le Président promet de la réécrire. C’est dans cet objectif que des modifications seront apportées au drapeau national et à l’hymne national. Mais cette querelle idéologique, dont l’objectif est de tirer un trait sur une partie de notre histoire, est extrêmement dangereuse. Le summum en sera une république exclusive d’arabes maures. Des intellectuels, des politiques et des officiers (baathistes et nasséristes, essentiellement) y travaillent depuis quelque temps. Divers instruments, comme les écoles spécialisées, ont pignon sur rue, à Nouakchott et ailleurs dans le pays. Cette idéologie est nuisible pour l’unité du pays, sa cohésion et sa souveraineté…

Là où d’autres rêvent d’un Etat solide, nanti de fortes institutions démocratiques, et se battent pour une Mauritanie unie et égalitaire, ces extrémistes cherchent à mettre le pays à feu, à sang et à larmes. Ils ignorent la valeur, le sens, même, de la différence. Si l’on refuse, à autrui, le droit à une existence décente, on instaure un dangereux précédent. Ceux qui entourent Ould Abdel Aziz ne mesurent pas le danger qu’ils sont en train de lui faire courir, et, par lui, à la Mauritanie. Nous sommes, nous, conscients de ce danger rampant et prêts à y faire face : le réveil risque d’être brutal, pour ces pêcheurs en eaux troubles.

Oui, leur projet diabolique m’inquiète. Les Noirs doivent se ressaisir et proclamer, devant cette déferlante, haut et fort leur refus de la marginalisation. On a déporté les Négro-africains, pour réduire le taux des noirs en Mauritanie. On a, ensuite, expédié des filles haratines dans les pays du Golfe. Rappelez-vous, enfin, ce que le Président a dit à Néma, à propos des Harratines. C’est le reflet exact de la mentalité de ces maures-là, de leur projet en gestation. Un président de la République ne doit jamais dire cela à ses concitoyens. Mais, aujourd’hui et c’est vraiment dommage, on a l’impression que les noirs de ce pays ne voient pas venir ni prendre conscience de ce qui se trame : le Président ne se préoccupe que des maures blancs et considère que la Mauritanie doit être à 90% de blancs. On tente de déconstruire l’histoire, de la réécrire même. Un autre scandale.

Vous avez vu les visites carnavalesques à l’intérieur du pays. Ould Abdel Aziz n’est entouré que de blancs, même chez les Harratines et les Négro-africains. Il a totalement oublié, s’il l’a jamais su, qu’il est le Président de tous les Mauritaniens. Personne n’a oublié, par contre, ce qui a été fait, lors de la préparation, à Nouakchott, du Sommet de la Ligue arabe. Le gouvernement n’a pas hésité à effacer toute la « souillure noire » des écrans, des salles et, même, des rues. Ce n’est pas pour rien qu’on a déguerpi la gazra du Ksar, en expédiant ses occupants aux confins de la ville. Une provocation des forces de l’ordre, rien d’autre.  Le pouvoir a eu un comportement scandaleux, vis-à-vis de ces gens.

Dans ce pays, il y a des mauritaniens non-arabes, on doit les respecter pour ce qu’ils sont. De quoi avons-nous honte ? Et que dira Aziz à Atar, sur la réécriture de l’histoire de la résistance coloniale ? Il ne fera pas machine arrière, boosté qu’il est par la propagande des media et des laudateurs. Il poursuivra son projet machiavélique. Mais il a la mémoire courte, il oublie que c’est grâce aux colons français que les Maures sont entrés dans l’histoire ; à peine hier, ils se promenaient, encore, dans le désert, guerroyaient sans cesse, sans Etat, sans projet commun. Il oublie ou ne sait pas que certains émirs et autres chefs furent de mèche avec les administrateurs colons ; ceux-là n’avaient aucune notion d’espace, de géographie, de terroir, juste des intérêts, à court terme… Ils sont plus redevables que quiconque des colons français qui leur ont servi le pouvoir sur un plateau d’or, lors de l’accession du pays à la souveraineté internationale, en 1960, alors que l’essentiel de la population et du personnel de l’administration était composé de noirs.

Enfin, je dirai, en ce qui concerne les conseils régionaux qu’on projette de mettre sur pied, que ceux-ci vont parachever le processus de marginalisation, parce que ce sont les gros bonnets et les magnats de l’argent qui descendront dans les régions, pour acheter les voix. On connaît la chanson.

 

- Le Manifeste pour les droits politiques, économiques et socio-économiques des Harratines a enregistré, comme beaucoup d’autres organisations avant lui, sa première secousse. Quelques-uns de ses membres ont organisé un congrès extraordinaire, pour élire un nouveau bureau. Vous avez tenu une conférence de presse pour recadrer les choses. Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ?

-Comme vous le savez, le Manifeste est un grand projet, un important cadre de concertations et d’échanges, un espace de partage que les Harratines ont réussi, il faut le souligner, à mettre en place. C’est le fruit d’un laborieux consensus.  Les gens s’y sont identifiés et ont adhéré au contenu. C’est une première dans l’histoire de ce pays. C’est, aussi, un gros défi. A ce titre, le Manifeste dérange et gêne le pouvoir en place qui n’a cessé, depuis l’Indépendance, d’instrumentaliser la question harratine.

Le diagnostic, réalisé par les experts, sur la situation des Harratines de Mauritanie, démontre que ces derniers sont une entité à part entière, comme les Maures et les Négro-africains, et que leur sort n’est pas enviable. Cette première composante du pays, numériquement parlant, fait l’objet de marginalisation, à tous les niveaux de développement et de représentativité. Le Manifeste dénonce cette situation, cet « embargo » contre toute une communauté et entend agir pour changer la donne. C’est donc un pacte. Mais le Manifeste exclut toute confrontation, privilégie le consensus, le dialogue… et n’en dérange pas moins, comme je viens de le dire, le pouvoir. C’est pourquoi celui-ci n’a cessé de tenter, depuis la fondation de celui-là, de le saborder, de le noyauter. Des gens ont été mandatés pour le parasiter.  Hélas, certains ont mordu à l’hameçon ; ce n’est pas une surprise pour nous, nous les suivions depuis longtemps. Leurs manœuvres étaient connues de tous. Ce qui s’est passé, c’est, tout simplement, une tentative de putsch qui a avorté. Sur les trente-neuf membres du directoire, seuls deux ont accepté d’être utilisés, aux fins de nuire au Manifeste. Ils ont lâchement échoué et les voilà exclus du Mouvement. Le Manifeste est sorti renforcé de cette épreuve, plus soudé, plus déterminé que jamais à atteindre ses objectifs : à savoir la place qui revient, de droit, aux Haratines dans leur pays.

D’ici quelque temps, le Manifeste va se réunir, réactualiser ses doléances, préconiser des réformes à entreprendre ; nous y travaillons et n’accepterons pas d’être divertis par des épiphénomènes ou des énergumènes. Le président Boubacar Messaoud est aux commandes, les autres jouent, chacun, en ce qui le concerne, sa partition. Ce qu’on a perpétré contre IRA n’arrivera pas au Manifeste, je vous le promets. Ce qui vient de l’être n’a eu aucune incidence sur son bon fonctionnement et il en restera ainsi.

 

- Les prix de certains produits vitaux ne cessent d’augmenter. Les dénonciations des politiques et des syndicats n’ont pas réussi à faire plier le gouvernement, en dépit de la baisse continue du prix du baril de pétrole sur le marché mondial. Le commentaire d’un syndicaliste ?

- La situation socioéconomique est inquiétante, je dirai préoccupante. Aujourd’hui, la précarité a fini de s’installer chez quasiment toutes les familles et les plus démunies sont celles qui en souffrent, évidemment, le plus. Hélas, celles-ci constituent la majorité. Rares sont, aujourd’hui, les familles capables de manger correctement deux fois en vingt-quatre heures. Le nombre de mendiants ne cesse, chaque jour, de gonfler dans nos rues. Chaque matin, ce sont des fils de femmes et d’enfants qui les arpentent, en quête de quoi ramener à la maison. Même le prix de la sardinelle (yaye boye) a valsé.  Le stress et l’anxiété se lisent sur les visages des hommes et des femmes qui se hâtent de vieillir, à cause de la misère.  Face à cette désastreuse situation, le gouvernement ne veut rien entendre. Il claironne, a contrario, que tout va bien, que les caisses de l’Etat sont pleines, que les devises coulent à flot, que le chômage baisse, que les réalisations s’accumulent, etc. Mais ils oublient que les réalisations ne remplissent pas les ventres. Le mensonge ne fait même plus honte chez nous. On dirait que le président de la République et son gouvernement vivent sur une autre planète. Ils toisent, même, le reste de la population, lui jetant au visage une croissance économique grappillée lors de la flambée des prix des industries extractives. Au lieu, justement, de capitaliser cette embellie de courte de durée, par la fondation d’emplois, donc de richesse, par augmentation du pouvoir d’achat des gens, le gouvernement s’est lancé dans des investissements aussi hasardeux que ruineux. Sans aucun impact sur le marché de l’emploi.  Résultat des courses, lors de la baisse du prix des industries extractives, augmentation de la TVA sur certains produits de consommation. Un autre coup de poignard dans le panier de la ménagère déjà fort troué. Que reste-t-il aux populations ? Leurs yeux pour pleurer.

La lutte contre gabegie, qu’on nous avait sortie, lors de la Rectification, s’est vite essoufflée, elle a même changé de camp. L’Etat a tout fragilisé, il confisque les terres des citoyens, augmente les impôts, emprisonne les militants des droits de l’homme, harcèle les populations, à travers des rafles nocturnes, etc. Le gouvernement a laissé s’installer et se développer la violence, le crime, le vol à main armée, au cœur de la société. La peur gagne tous les secteurs. Où va-t-on ? Autre conséquence de cette politique hasardeuse et tatillonne, les jeunes diplômés ne trouvent aucun emploi. Nombre de sociétés publiques et privées annoncent des plans sociaux, quand elles ne mettent pas directement la clé sous la porte. Une bombe à retardement que le gouvernement devrait prendre avec plus de sérieux, ça ne peut plus continuer, on va dans le mur. Les syndicalistes que nous sommes, les politiques – en un mot, les citoyens – en souffrent fortement. Il est grand temps d’en appeler à la responsabilité de tous ; en particulier, celle du gouvernement qui doit rapidement assumer. Les boutiques Emel ne répondent plus aux attentes des populations et la pénurie de certains produits, comme le sucre, depuis le Ramadan, est un signe qui ne trompe pas. Il arrivera un moment où les populations n’en pourront plus et c’est elles, alors, qui décideront. Rappelez l’augmentation de quelques centimes sur la baguette de pain en Tunisie, en 1992. Tout est allé très vite et le gouvernement dut annuler sa décision. A méditer ! Le président Ould Abdel Aziz a échoué. Mais il ne veut pas le reconnaître et s’entête, cela causera sa perte. C’est malheureux, nous avons la chance de disposer d’un pays regorgeant d’immenses potentialités économiques, des bras, des intelligences… Ceux qui nous gouvernent, depuis l’Indépendance, n’ont pas su les gérer avec tact et prévoyance. Nous en payons le prix, hélas !

Propos recueillis par Dalay Lam