Déconcentration et partage – 5/Par Ian Mansour de Grange

10 November, 2016 - 00:59

On entend souvent dire que le monde ne tourne plus rond. Pollutions, biodiversité chancelante, surpopulation, chocs des civilisations, récession économique, iniquités, terrorisme… Le sentiment général est qu’il n’y aurait, individuellement, rien à faire, quand les voies d’action collective seraient, elles, irrémédiablement corrompues, manipulées, subjuguées par un système aussi injuste que triomphant.  Mais on a pu entrevoir, au fil de nos précédentes livraisons, que l’éventuelle alternative à cette mort annoncée de notre humanité passait par une gestion enfin dynamique de la dialectique marché/non-marché, à partir des pays les moins développés de la planète. Mais en quoi ceux-ci sont-ils les plus appropriés à initier cette métamorphose ?  

Le cas de la Mauritanie est, à cet égard, particulièrement significatif. Certes pas le pays le plus pauvre du Sahel : son voisin, le Mali, est autrement plus mal loti ; ni le moins : le Sénégal tout aussi voisin le lui rappelle chaque jour ; elle a, cependant, cette particularité de n’avoir quasiment aucune tradition étatique. Très parcellairement[IMdG1]  géré par la France qui n’y a pratiquement rien construit, en guère plus d’un demi-siècle de présence plus militaire que coloniale, le pays n’a cessé de raconter, sur plus de 80% de sa superficie, une traditionnelle mémoire nomade chevillée à l’écosystème et connectée aux espaces contigus agricoles et, plus lointains, civilisés (1), par une même communauté religieuse : l’islam. Fondée en 1960, sous une tente, l’Etat mauritanien n’est, historiquement, qu’un habit occidental tardif, adopté, par une ultra-minorité (2), avec la bénédiction de la reine Marchandise qui y plaqua, pour ses besoins à plus ou moins long terme – ce n’est pas un détail de l’histoire – des frontières tracées à la règle.

Une affaire de commerce donc. Un contrat social d’autant plus limité qu’il n’apporte, au quotidien, que peu ou prou d’autres avantages : protection sociale quasiment nulle, services aléatoires, sécurité approximative… alors que la dégradation des liens, avec l’écosystème et entre les communautés, sur tendus par une compétition acharnée à accéder au plus minimal seuil de consommation – critère moderne de l’être, comme on l’a souligné plus haut mais, en l’occurrence mauritanienne, également de la survie, pour plus de 40% de la population –  déstabilise, chaque jour un peu plus, une situation déjà foncièrement artificielle. Avec des conséquences bien au-delà des frontières du pays, comme en témoignent les désormais mondiales problématiques migratoires et djihadistes… Matrice du marché formel, comme ailleurs, en des temps plus anciens, l’économie souterraine éloigne d’autant plus l’Etat de ses tâches serviles qu’il le prive d’une part conséquente des ressources fiscales qui l’aideraient à les accomplir.

Dans ce climat fébrile, la zone de moindres turbulences, c’est, à l’évidence, l’espace-temps des économies familiale et conviviale. Lieu journellement fracturé, désormais, sous l’effet de deux principales contraintes : la quête séparée, parfois lointaine, chacun de tous, de ressources monétaires ou autres (école, formations diverses…) et l’isolement « ensemble » imposé par les TIC (télévision, Internet…), dévorant toujours plus du temps quotidien. Mais lieu tout de même encore assez fort pour fournir les plus humaines réponses, aux manquements de l’Etat. Heureuses carences car, ce faisant, les relations affectives et les débats directs, spontanés, au plus précis des besoins et des situations, perdurent, peuvent se renforcer de promiscuités obligées, vitalisant ainsi la famille, le quartier, la cité. Un potentiel d’autant plus objectivement valorisable, par les instances supérieures de la complexité sociétale, qu’il constitue, non seulement, une fenêtre directe mais, aussi, un levier d’actions, sur le plus local et son environnement. En cette perspective, c’est toute la question du comment qui se pose.

 

Une pluralité de partenaires obligés

La réponse dépend du degré de conscience de l’incontournable constat des limites générées par le Système, en ses banlieues : l’administration publique n’y a pas et n’y aura jamais– c’est le plus probable– les moyens d’assurer, à une majorité conséquente, les illusions de confort et de sécurité qu’il entretient, encore, en ces centres. Assignées à fournir des matières premières, les économies monétarisées du Sud ne produisent que peu ou prou de plus-values réelles et chaque point de leur prétendue croissance ne gradue, en fait, que l’inexorable épuisement de ces ressources non-renouvelables et/ou l’endettement de l’Etat. Ainsi jugulé, celui-ci est d’autant plus impuissant à réguler le marché national livré, pour sa part, à une compétition d’autant plus sauvage qu’il est, lui aussi, limité par la même contrainte structurelle. Même en admettant que les partenaires techniques et financiers extérieurs aient réellement fonction prioritaire d’adoucir – et non pas masquer – cette inquiétante trivialité, ils sont, eux, soumis aux pesants diktats de la mondialisation et aux plus heureux de la souveraineté, privilège incontestable de la Nation.

En bref, fractures grandissantes, ente le global et le local, les plus riches et les plus pauvres, l’individu et son environnement, d’une part ; d’autre part, intérêt, évidemment très diversifié mais, au final, commun, de les réduire notablement, en unissant les forces des uns et des autres. Forts d’un tel pragmatique consensus, nous voici, maintenant, à mieux les distinguer et ordonner. L’environnement naturel, source fondamentale de tout capital, à commencer par la vie, recèle une foultitude de trésors insuffisamment explorés, faute de moyens. Partenaire obligé de celui-ci, l’individu peut s’en révéler un d’autant plus redoutable prédateur qu’il en ignore les règles et/ou subit celles de son environnement social. Sinon, a contrario, le meilleur gérant, en pleine connaissance des unes et des autres ; soutenu, en ce sens, par une émulation qu’on peut espérer précise, entre ses divers intérêts privés, monétaires ou non, ceux de ses environnements sociaux : immédiat, national, mondial ; régulée par une répartition équilibrée des temps, des lieux et des tâches, du plus local au plus global, entre les trois pôles essentiels de la modernité contemporaine : le secteur privé, la société civile et l’administration publique.

Mais, en Mauritanie et à se tenir, donc, à cette partie comprise entre le plus local et le national, on a pu constater l’extrême difficulté à situer une frontière entre le lucratif et le non-lucratif, en chacun des trois pôles susdits qui ont, ainsi, tendance à entretenir, entre eux, des flous qui les desservent, à plus ou moins long terme, bien plus qu’ils ne les arrangent, à plus ou moins court terme, tant chacun qu’ensemble (3). Une situation pas vraiment éclaircie par les interventions des PTF étrangers poursuivant, eux, des buts variablement altruistes, avec cette myopie si caractéristique des touristes (4)… La régulation espérée – plus qu’un espoir, c’est la condition incontournable du développement durable – passe par une réduction sensible de ces imprécisions. Dans un pays où l’Etat et, plus encore, la Société civile sont des concepts tout frais éclos, pour ne pas dire importés, cela peut ne pas paraître une sinécure. Mais, à considérer plutôt la plasticité de la jeunesse, on y verra une capacité accrue de créativité. D’autant plus qu’il existe, dans le fond culturel mauritanien – plus exactement, religieux –  plusieurs dispositions susceptibles d’aider sa population en cette tâche.

 

Dynamisme de l’incessible et de l’inaliénable

La notion de bien incessible et inaliénable en est une des plus intéressantes. Consacrant, dans la législation musulmane (5), le droit de tout propriétaire légitime d’un capital d’en disposer à sa guise, il permet, à celui-là, d’en immobiliser, ad vitam aeternam, la propriété, en indiquant, au mieux, son mode de gestion et de rétribution. Le procédé, banalisé dans le traitement des lieux de culte, fut, en Mauritanie – d’une manière plus générale, dans la  bande saharo-sahélienne – particulièrement utilisé à des fins de non-démembrement du troupeau, argument fondamental de la cohésion familiale, dans les sociétés pastorales, et, en ce qui concerne les sociétés agricoles, afin d’assurer la cohésion du patrimoine foncier, confié à des maîtres de terre, chargés d’en répartir la jouissance, entre les membres d’une même communauté rurale (6). Cette Immobilisation pérenne de la propriété (IPP) – une appellation susceptible de bien distinguer l’IPMI évoqué plus haut, à usage essentiellement conservateur, lui – également usitée dans la gestion des puits profonds, tandis que, sous des cieux plus urbanisés, notamment en Andalousie musulmane, au Maghreb et dans tout l’empire Ottoman, elle permit de financer un nombre incalculable d’œuvres à but non-lucratif : hôpitaux, orphelinats, écoles, universités, caravansérails, etc.

La différence fondamentale, avec la classique fondation, est que le capital immobilisé est définitivement retiré du marché. Quoique, dans la pratique et l’histoire, cette règle fut parfois transgressée (7), elle peut être aisément fixée, dans la modernité contemporaine. Notamment en décrétant, par voie constitutionnelle, que c’est plus précisément la valeur d’un bien IPP, déterminée, exactement, lors de l’établissement de celui-ci en tel mode, par son propriétaire légitime (8), et réévaluée, au terme de chaque exercice annuel, sous l’égide d’une autorité habilitée, qui est, en tous les cas, incessible, inaliénable et, ajoutons, ici, une nouvelle notion capitale, interdite de décroissance. L’ambition première d’une telle loi est d’établir, fermement, un nouveau territoire de capitalisation peu ou prou soumis aux aléas du marché. Gérée, cependant, dans le cadre de celui-ci et lui fournissant, ce faisant, emploi et plus-values diverses, chaque pièce de ce capital voit sa rémunération entièrement affectée au soutien permanent d’une ou plusieurs activités parfaitement identifiées de l’économie non-monétaire. Intégrant le fait qu’en Mauritanie, c’est l’Etat qui est, de loin, le plus grand propriétaire foncier, on voit, ainsi, apparaître les contours d’une nouvelle intelligence sociétale… (A suivre).

 

Ian Mansour de Grange

Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

associant 25 média indépendants africains 

 

 

 

Notes

(1) : En son sens d’organisation sociale par ou pour la cité. Une précision utile, ici, en ce que l’organisation sociale de la Mauritanie s’est faite, elle, par ou pour la tribu.

(2) : Composée de deux-tiers de nobles maures et, pour le tiers restant, de leurs homologues négro-mauritaniens (hal pulaaren et soninkés, surtout). Une réalité statutaire et linguistique notablement contestée, aujourd’hui, par la réalité raciale du pays : grosso modo, deux noirs pour un blanc…

(3) : Des variabilités qui ont, évidemment, fondé et fondent encore, comme ailleurs, quelques fortunes privées… et beaucoup plus d’infortunes, en conséquence. Fatalité du Système ? Structurelle ou… conjoncturelle ? Le second terme de l’alternative ouvre des perspectives…

(4) : Une myopie parfois doublée d’œillères : tel expert, débarquant tout droit de son univers hyper-règlementé, s’employant à en copier-coller les règlements sur une réalité autrement spongieuse… avec tous les dérèglements que cela implique. Cf., à cet égard, les dérapages raciaux engendrés par le plaquage de la législation française sur les phénomènes migratoires en Mauritanie (voir, notamment, les articles de Mamadou Thiam : « Expulsions à la pelle de clandestins et vagues d’indignation » et « Les migrants damnés de la terre mauritanienne », in www.lecalame.info

(5) :C’est le célèbre waqf ou hubs. Mais le procédé est d’origine antéislamique, attestée en différentes régions du globe.

(6) : Une terre pouvait donc être vacante, pour des raisons climatiques, souvent, elle n’était jamais sans maître. On peut mesurer, ici, le désordre généré, en 1983, par le plaquage du Droit romain sur le foncier mauritanien…

(7) : Lors de changements de régime politique, par exemple, le nouveau abolissant les règlements de l’ancien. Ou, plus spécifiquement, avec l’usage – parfois l’abus… – de l’istibdâl (échange) permettant, au gestionnaire d’un bien IPP jugé insuffisamment productif, de l’échanger contre un autre réputé de valeur identique.

(8) : C’est précisément le refus d’accorder, à une quelconque personne humaine, publique ou privée, physique ou morale, la propriété de certains biens, qui les placent sous le régime de l’IPMI, non seulement retirés du marché, donc, mais, de surcroît, autrement plus surveillés dans leur hypothétique exploitation, très soigneusement et publiquement débattue.

 [IMdG1]