Hommage à Madame Baudoin* / Par maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud, Avocat à la Cour

24 August, 2016 - 13:09

Nous aimions tous madame Baudoin ; nous l’aimions, puisqu’elle nous a appris à naviguer avec aisance dans les profondeurs insondables qui séparent le mot de son sens, ses sens ; disséquer la phrase pour lui faire dire de manière claire, intelligible et compréhensible le message qu’elle contient.

De l’analyse grammaticale à l’analyse logique, en passant par la compréhension des textes, nous avons fini par percevoir que la conjugaison est la première forme de socialisation ; le « tu » par opposition au « je », le « vous » par opposition au « nous », « l’autre » par opposition à « soi » sont là pour nous rappeler que nul n’est le nombril du monde et que nul saurait l’être. Une belle leçon de vivre-ensemble que nous a apprise madame Baudoin.

Cette leçon de vivre- ensemble a marqué toute notre adolescence au lycée Xavier Coppolani qui était un pôle d’excellence, mais également un espace où les différences se conjuguent, comme l’étaient nos équipes de foot , basket, volley , handball , comme l’étaient les dortoirs où les lits étaient attribués sans distinction de races, d’origine sociale ou régionale, comme l’était le réfectoire où l’on s’asseyait côte à côte, toutes origines confondues, pour dévorer avec appétit les plats du « cuistot Cheddad », sobriquet affectueux que l’on attribuait au cuisinier principal , comme l’était le camion que conduisait avec talent et tact le virtuose N’diaye Bosco, qui venait chercher les externes habitant à sept kilomètres du lycée , aux points de ramassage et nulle par ailleurs.

Ce vivre-ensemble s’illustrait également à travers l’égalité des chances, rigoureusement observée au cours des interrogations , compositions de fin d’année, chacun acceptant sans rechigner, la note qui lui était attribuée, convaincu qu’elle reflète son niveau ; les meilleurs élèves bénéficiaient sous les applaudissements des autres, de prix d’excellence, tableaux d’honneur ou d’encouragements. Avec madame Baudoin, nous avons appris que nous nous exprimions en prose, laissant certains vivre dans l’ignorance de cette évidence toute leur vie ; qu’à côté de la prose, il y a une autre manière de parler, bien plus musical, plus harmonieuse que l’on attribue aux poètes , une espèce humaine qui dit les choses différemment, mais avec une intensité immuable. La versification n’avait plus de secret pour nous ; nous savions que les rimes pouvaient être plates ou croisées, redoublées ou embrassées………. Qu’il fallait calculer le nombre de pieds qui composent un vers pour savoir s’il s’agit d’un alexandrin, quatrain, octosyllabe, décasyllabe….. Qu’une syllabe comptait pour un pied et que la lettre muette n’avait pas d’incidence sur la longueur d’un vers. Avec Madame Baudoin, nous avons appris que dans chaque mot, il y a la vie et la mort, le dit et le non-dit, l’harmonie et le désordre, la musique et le bruit, l’espoir et le désespoir……Que chaque mot porte en lui une dualité que l’auteur est capable, en fonction de ses sensibilités, d’illuminer de toutes les couleurs de la vie ou d’assombrir de toutes les pâleurs de la mort.

Ce serait vain de vouloir s’étendre, dans le cadre de cet hommage, sur les qualités intellectuelles, pédagogiques et humaines de Madame Baudoin. On retiendra qu’elle a confisqué le printemps de sa jeunesse, celui de son valeureux époux, en quittant au moment des trente glorieuses, sa douce France, dans la période d’après-guerre, considérée à nos jours comme la plus faste, pour s’en aller enseigner aux enfants d’une contrée lointaine et reculée, les secrets de la langue française, sa richesse, ses couleurs, ses nuances, son humanisme.

 

Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud.

 

*Madame Baudoin enseignait le français au lycée Xavier Coppolani de Rosso. Son époux, ingénieur de formation, scrutait de manière inlassable le niveau du fleuve Sénégal, surveillait en maints endroits la résistance et le niveau de la digue qui ceinturait Rosso, veillait au fonctionnement régulier des écluses du barrage situé en amont de la ville, pour éviter qu’elle ne soit engloutie sous les flots d’une inondation dont la menace était considérée comme un péril imminent.