Trois questions à Mohamed Mahmoud OULD BEKAR, journaliste et analyste politique : «Si les sénateurs résistent à la volonté de modification de la constitution, ils rentreront par la grande porte dans l’Histoire»

23 June, 2016 - 16:14

El Emel El Jedid : Selon vous, où se dirige- t- on dans la crise  opposant les sénateurs au parti au pouvoir, l’UPR?

 

Mohamed Mahmoud OULD BEKAR : Nous vivons la deuxième crise du genre dans le pays après celle qui s’est déroulée en 1963 entre le Président de la République Moktar Ould Daddah et les parlementaires. Celle-ci a conduit au congrès extraordinaire de Kaédi où fut accompli le coup d’Etat contre l’indépendance du Parlement. A ce moment là, il se trouvait de grandes personnalités au niveau de la chambre des députés et le Président Moktar s’est fait entourer d’une équipe qualifiée lui  permettant  de surmonter la crise alors qu’il était mis en minorité, dans une situation dangereuse pouvant évoluer, à tout moment,  vers le retrait de la confiance du Parlement.

Aujourd’hui, nous sommes en face d’une grande crise concernant la législation et l’activité gouvernementale. Mais la différence est nette d’autant plus que la détermination magnifique des sénateurs a redoré leur blason, redonnant du coup l’estime à leur institution. Leur succès aura un impact considérable sur l’expérience démocratique s’il s’agira, en particulier, d’une victoire de l’indépendance du pouvoir législatif  et du respect du Parlement. Il pourra même encourager des positions de nature à protéger davantage les acquis du pays en matière de fonctionnement des institutions de la République. Cependant, il est vrai que la détermination des sénateurs ne s’oppose pas au Président Aziz, ni à la volonté de modification de la constitution mais cette opposition est contre le Gouvernement et le Parti au «pouvoir».

C’est une excellente leçon pour ce genre de gouvernants et permet de faire un éclairage sur les limites ainsi que les compétences des hautes autorités de l’Etat même si elles sont suffisamment dessinées sur papier. Le Parlement devra faire prévaloir un certain niveau de confiance et de crédibilité même s’il demeure une chambre d’enregistrement. De toute façon, si cette détermination s’affirme encore, ce sera un grand succès pour le pays et les sénateurs seront un rempart contre la modification de la constitution. C’est formidable que  les sénateurs jouent, pour la première fois, un rôle fondateur dans le pays et si ce choix continue à les animer, ils vont s’inscrire durablement dans le panthéon de l’Histoire. En réalité, le pays a besoin du succès de la démarche qu’ils entreprennent actuellement.

Leurs exigences actuelles portent notamment sur l’obligation pour le parti au pouvoir de s’excuser ainsi que la destitution de 14 ministres les ayant maltraités. Mais, il est clair que le président Aziz n’a pas affiché une quelconque volonté de faire marche arrière sur cette question, lui dont la logique exclut toute possibilité de renoncement, toute correction des bévues du parti au pouvoir et du gouvernement, préférant proférer à leurs adresses menaces, intimidations et pressions de toutes sortes. Jusqu’à présent, il n’a pas réussi à fléchir leur position malgré les blocages qu’ils pratiquaient, se traduisant notamment par le refus de réceptionner les projets de loi au moment où la chambre basse a enregistré le traitement de 9 projets de loi. Dans l’état actuel des choses, les sénateurs sont en position de force. S’ils n’ont pas pu, jusqu’à présent, impliquer solidairement l’autre chambre du Parlement, ils ont réussi quand même à boycotter le président du parti au pouvoir par une écrasante majorité à l’exception de 9 pieds noirs. L’espoir fondé en eux sur leur capacité de résistance face aux pressions déferlantes de la tribu, du pouvoir de l’argent et des milieux politiques que le régime ne manquera pas d’accentuer en cette circonstance, sera-t-il permis si la crise perdure?

 De toute façon, cette crise a affaibli moralement le régime et doit lui faire comprendre qu’il ne détient pas forcément le soutien populaire à tout prix. En soi, ce résultat est important dans un pays où la majorité présidentielle ne discerne même pas les limites dans l’exercice de son pouvoir.

Si le gouvernement ne réussit pas à enclencher un dialogue crédible et inclusif, la position des sénateurs sera donc un rude coup pour le régime, ce qui va synchroniser avec la volonté de changement dans le contexte de l’annonce par le président Aziz de son renoncement à un troisième mandat.

El Emel El Jedid : Comment appréciez-vous la déclaration du Président Aziz annonçant qu’il ne se représentera pas à un troisième mandat?

Mohamed Mahmoud OULD BEKAR :   D’une manière générale et faisant abstraction de toutes les analyses précédentes, il y a lieu d’admettre que le Président Aziz a déclaré publiquement qu’il n’envisage pas se représenter. L’opposition devra donc apprécier convenablement l’intérêt de cette annonce, s’en tenir à cet engagement et agir en conséquence parce quelle a obtenu 50% des atouts d’une alternance pacifique au pouvoir et le reste devra être acquis en imposant les conditions d’une élection transparente, gérée par une structure consensuelle.

 La cause de la guerre que mène Aziz avec l’opposition résulte principalement de son refus de composer avec lui sur une base permettant de combler le vide qu’il ressent s’agissant de la légitimité de son pouvoir. Cet état de fait s’est transformé en souffrances pour Aziz en l’absence, autour de lui, de conseillers politiques avertis et compétents. La violence n’est pas du tout le remède et, en conséquence, il ne sera pas judicieux de répondre à cette guerre du pouvoir, plutôt le pousser à plus de confiance avec les partenaires politiques. La cause du retardement de cette annonce par Aziz réside dans l’absence de confiance que l’opposition n’a, en aucun moment, cherchée à dissiper. Elle répète continuellement que le pouvoir ne lui a pas donné une telle opportunité alors que toutes les manœuvres du président Aziz tendaient à pousser son opposition à avoir confiance en lui, démarche qu’elle a jugée peu sérieuse et crédible.  C’est là un réel dilemme qui se traduit par le fait qu’Aziz n’accepte pas de se mettre la corde de la potence autour du cou et se faire livrer, pieds et points liés, à ses ennemis qu’ils jugent en position retranchée derrière l’opposition qui n’a pas appréhendé cette position dans son essence et s’est cantonnée dans son refus d’accorder une crédibilité à ce pouvoir tant qu’il n’a pas entamé un processus politique dont les résultats se dessineront clairement. Il est donc nécessaire que l’opposition présente une plateforme crédible et incontestable sinon il se trouvera une alternative au pouvoir qui surgira de l’extérieur à ce conflit, quel que soit le prix.

La situation qui se présente ainsi est une problématique qui ne pourra être surmontée sans payer le prix qu’aucune partie, à elle seule, ne devra supporter et il n’est pas nécessaire de se concerter sur les sacrifices à consentir. Les deux parties de ce puzzle ne sont pas en position égale au départ, ni dans la responsabilité à assumer, ni dans les engagements à prendre, ni dans le devoir de veiller sur le pays. En conséquence, chacune des parties en conflit devra supporter sa part  des contraintes et de défaites, la victoire totale ne pouvant pas être envisagée dans une telle situation.

 

El Emel El Jedid : Comment évaluez-vous la dernier grève des travailleurs de Tasiast ? Et comment jugez-vous cette société ?

 

Mohamed Mahmoud OULD BEKAR : La vérité est que Tasiast  est une grande société de pillage et il est clair qu’elle mène ses activités en bénéficiant de la couverture et de la protection du régime. La Mauritanie a perdu une grande partie de sa part en se basant sur les comptes de la société Tasiast qui a évalué les charges d’exploitation du gisement d’or à plus de 250% et exagéré les coûts de revient des équipements et autres matériaux, la corruption intérieure et la comptabilité pour soutenir ses actions, en gonflant son chiffre d’affaires d’une part ; d’autre part, en pillant les recettes sur le compte des intérêts du pays. Les travailleurs mauritaniens font l’objet d’une ségrégation par rapport aux étrangers se traduisant notamment au niveau des salaires, de la couverture sanitaire et du transport. Ils sont maltraités au regard de la situation enviable des étrangers et sont privés des emplois que la loi leur concède. Les travaux manuels et les activités subalternes de service sont effectués par les mauritaniens sous la conduite de sociétés d’intermédiaires étrangers payées des montants colossaux. La société Tasiast importe l’eau minérale, la viande, le fer et d’autres produits pourtant disponibles sur le marché et produits pour la plupart en Mauritanie, sa direction se trouvant à Las Palmas. Les travailleurs étrangers disposent de contrats juteux et préférentiels ainsi que d’excellentes conditions et d’un haut standing, d’une sécurité sociale convenable et d’une prise en charge des frais d’éducation de leurs enfants, de même qu’une dotation financière pour leurs vacances à l’étranger.

 

Dans son étude de faisabilité, cette société a déterminé  le coût de l’exploitation de la mine de Tasiast à un seuil de 257 Dollars l’once d’or à un moment où le prix moyen se situait à 500 Dollars l’once, considéré à l’époque rentable alors qu’aujourd’hui où il se vend 1200 Dollars l’once, elle proclame l’austérité dans le traitement de l’emploi de la main d’œuvre mauritanienne en particulier. A contrario, elle préserve tous les contrats avantageux des travailleurs étrangers, l’Etat surveillant la situation dans l’intention de protéger les intérêts de la société, ce qui a conduit celle-ci à refuser de satisfaire aux revendications légitimes des travailleurs mauritaniens d’autant plus qu’elle mène ses activités sans aucune difficulté. Pourquoi donc cette attitude négative seulement à l’égard des mauritaniens ?

 

La société Tasiast s’est habituée à tromper les mauritaniens: elle a obtenu d’une manière subtile et détournée le contrat d’exploitation des mines de Lemkebed et de Dawas après avoir présenté une étude de faisabilité inacceptable et excluant sa rentabilité, ce qui a conduit le ministre, qui a précédé le titulaire actuel du département des mines, à refuser d’octroyer la licence en question. Certains vont même jusqu’à dire que c’est la raison de sa destitution et que son successeur a reçu des ordres de haut niveau d’autoriser cette licence d’exploitation.

 

Ainsi donc, la société Tasiast bénéficie de la bénédiction du régime et pille de ce fait les richesses de ce pays. La preuve est simple et tangible : la moyenne de prospection artisanale est de 10 kg par jour qui satisfait à la demande du marché local. Si on ajoute à ce résultat, l’exploitation industrielle, on ne serait pas dans le  besoin de se référer à l’étude qui avait conclut que la société n’obtiendra que 2.5 gr d’or par tonne. Bien au contraire, ce sera plus que le double au moins et la Mauritanie aura perdu plus que le double des bénéfices attendus de cette exploitation de l’or dans le Tasiast.  La société Tasiast  pille la Mauritanie et  doit déguerpir.

Propos recueillis par El Houssein Ould Mahand