LA MAURITANIE, vingt-six ans après

17 March, 2016 - 00:53

En alternance avec la publication du mémoire de la Mauritanie sur la part du Sahara occidental administré par l’Espagne jusqu’en 1975, la série des synthèses écrites périodiquement sur le pays – pour des destinataires chaque fois différents – avant que Le Calame me fasse l’honneur de ses colonnes à partir de 2007 pour les grandes dates de l’histoire contemporaine, peut aider à situer le présent.

 

La précédente synthèse (Juin 1970) devait introduire, pour le Xème anniversaire de l’Indépendance, l’anthologie du président Moktar Ould Daddah. La présente a été adressée à la direction d’Afrique-Levant du ministère français des Affaires étrangères, peu après le retour d’exil du président Moktar Ould Daddah (17 Juillet 2001). Les deux prochaines présenteront le pays à l’automne de 2003 quand se fait élire pour la troisième fois consécutive, et toujours au premier tour, le colonel putschiste de 1978 et de 1984, Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya, puis en Août 2005 quand celui-ci se fait renverser.

 

Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge

 

                                                                                  Le 25 Septembre 2001

 

 

 

 

Entré dans la confiance du Président Moktar Ould Daddah, à l’occasion d’une thèse sur le pouvoir politique en Mauritanie, commencée durant mon service national accompli à la future école d’administration de Nouakchott (Février 1965 – Avril 1966), il m’a été donné de parcourir presque entièrement la République Islamique d’alors, d’y séjourner durablement à plusieurs reprises pendant une dizaine d’années, d’y rencontrer la plupart des responsables politiques, administratifs, culturels, syndicaux ainsi que les principaux intervenants économiques nationaux, français ou étrangers. Les deux dernières fois que j’y revins furent – à l’apogée manifeste du régime fondé en 1957-1961 – en Août et en Décembre 1975 : c’étaient un congrès du Parti, suivi par de nombreuses délégations africaines et arabes, puis la célébration avec éclat du quinzième anniversaire de l’indépendance pour laquelle furent invités de nombreux anciens « mauritaniens », au premier rang desquels Pierre Messmer. Au printemps précédent, j’avais suivi le Président, secrétaire général du parti unique, dans la plus longue de ses « tournées de prise de contact » de Boghé sur le fleuve Sénégal, Kiffa et Aleg jusque dans le plein centre du pays : Tidjikja et Tichitt. Un des thèmes dominant les rituelles réunions de cadres, jusque fort avant dans la nuit, avait été la question saharienne : elle était inépuisable puisque rien n’était encore scellé et surtout parce que la continuité géographique, économique et surtout ethnique est totale entre les anciennes possessions française et espagnole sur la bordure occidentale du « Grand désert ».

 

Confiance et confidence du président renversé par ses colonels le 10 Juillet 1978, c’est tout ce qu’il me resta de la Mauritanie, en sources d’information et en fréquentation de son peuple et de son ambiance, pendant vingt-six ans.

 

Je fais ici le point de ce qui peut être compris et retenu du pays actuellement, à l’occasion de brèves retrouvailles vécues pendant la première semaine du retour d’exil de l’ancien Chef d’Etat, soit du 17 au 24 Juillet, semaine pendant laquelle j’ai naturellement vécu auprès de ce dernier, mais ai également commencé de mettre à jour ce que je savais de longue date, en interrogeant aussi bien des rencontres de hasard, que six anciens ministres de Moktar Ould Daddah.

 

 

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I  -  L’IMPRESSION PHYSIQUE

 

Nouakchott en 1975 était presque identique à la toute neuve capitale où j’avais vécu en 1965-1966. Certainement pas 50.000 habitants, et encore l’accroissement démographique ne se faisant qu’hors urbanisation à l’époque et à la périphérie, rien de modifié n’apparaissait au centre. Le sable rouge régnait entre des constructions dont aucun groupement ne déterminait des rues ou avenues à trottoirs, c’était la domination du vent, du soleil, des euphorbes et des chèvres broutant de la broussaille et du carton d’emballage. Chaque bâtiment public était isolé des autres, guère de services ailleurs que dans la série des « ministères », tous de même dessin et en barres parallèles, comme à Brasilia mais bien moins nombreux et imposants. Du « Marhaba », hôtel censément de luxe faisant face à l’autre extrémité de l’avenue de l’Indépendance, au bâtiment unique de la Présidence de la République, on pouvait aller en diagonale vers l’Ambassade de France en droite ligne sans approcher aucune construction, la piscine de l’Ambassadeur entourée d’un muret, les quelques villas des agents du Quai et de la mission d’aide et de coopération étaient disposés sans rien qui les sépare du désert. Jusqu’en 1970 à peu près, et avant que ne soit agrégée à la direction politique et économique du pays la première vague des étudiants pour la plupart formés en France dans les années 1960, l’osmose entre les cadres mauritaniens et ceux de l’assistance technique française était totale, on s’entre-recevait quotidiennement et des réceptions très simples faisaient se rencontrer sans protocole le Président de la République, sa femme, d’origine française, l’Ambassadeur, c’était alors Jean-François Deniau et sa première épouse Dominique, couple éclatant s’il en fut ; j’avais la chance à plusieurs titres de vivre cette intimité et de regarder cette ébauche d’Etat à mes vingt-deux ans, puis ce furent les « événements » de Janvier-Février 1966 et, pour moi, un stage à MIFERMA en Novembre-Décembre 1967, huit mois avant les échauffourées qui firent morts d’hommes.

Nouakchott, en 2001, est supposée rassembler 700.000 des 2 millions d’habitants de la Mauritanie. Pas de villa, pas d‘Ambassade, pas de bâtiment public qui ne soit protégé de murs doubles de la hauteur d’hommes. Une sensation d’encombrement et d’opacité là où l’air était si libre qu’on savait qu’il avait parcouru ou parcourait tout le Sahara ou tout l’Atlantique pour un instant s’offrir à nous. Sauf les premières dizaines de kilomètres depuis Rosso et depuis Nouakchott, rien n’était goudronné. Aujourd’hui, le palais présidentiel a les dimensions d’un siège de parti soviétique, la mosquée construite par les Saoudiens détermine un véritable quartier. Pour qui est attentif ou nostalgique, il reste bien tous les anciens immeubles ou édifices des premiers temps – de l’autre temps – mais encastrés, emmurés, donc vécus tout autrement. La route dite de l’espoir fait se prolonger l’agglomération nouakchottoise vers l’est sur plus de vingt kilomètres d’une avenue commerçante et de quartiers de villégiatures ou de campagnes désintoxiquant de la ville, me dit-on,  tandis que le long de la mer où s’étaient seuls édifiés le wharf et, pour les dimanches matin, du président et de Mme Moktar Ould Daddah et de leurs trois enfants, une cabane de bois peinte en vert, c’est maintenant une seconde ville s’étirant du nord au sud sur des dizaines de kilomètres, me dit-on. L’ambiance n’est donc plus ni à une spiritualité du désert, appréhensible dès qu’on ouvre une fenêtre par temps humide ou la referme à l’approche du vent de sable, ni à une familiarité chaleureuse et très informative entre résidents étrangers et nationaux locaux.

 

Il apparaît que, malgré l’électrification et l’équipement en télécommunications de chacun des chefs-lieux de région et la liaison routière goudronnées des principaux centres à Nouakchott, sans compter le projet de liaison de Nouadhibou à Nouakchott par la route, la propension à s’installer à Nouakchott et à spéculer sur les terrains, demeure. La succession des crises politiques et surtout l’affairisme montrent que l’immobilier est l’investissement le plus sûr. Celui-ci correspond à un sens de l’épargne qui reste encore très physique. En quoi, au total mais tristement, la capitale représente l’état actuel du pays et de la mentalité populaire. Pas de sens de l’urbanisme, quant à soi et méfiance, finie la capillarité autant avec le désert qu’entre Mauritaniens et Français des premières années.

 

Seul trait qui demeure inchangé, mais il est significatif : le costume traditionnel, dans la rue, et chez soi, est unanimement porté, hommes, femmes, jeunes. En regard, une différence éclate, majeure : très peu, sinon pas de gens du Fleuve. La Mauritanie dans sa capitale s’est « arabisée » au sens d’un Proche-Orient sans que soit ménagés une tradition d’habitat et un paysage propres. Le projet urbain de 1957-1960 privilégiant la communication avec l’environnement saharien plus qu’océanique et avec tous les milieux humains n’a pas été continué. Le plaquage d’architectures très différentes parce que fournies par des Etats faisant cadeau de bâtiments « clé en main » avait malheureusement commencé avant 1978, mais il n’avait pas conduit à une telle sensation d’encombrement et d’étouffement.

 

 

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II – LA NATURE DU REGIME EN PLACE

 

Le régime et son chef, Maaouya Ould Sid Ahmed Taya, s’imposent à deux points de vue : la longévité qui approche maintenant celle du Président Moktar Ould Daddah au pouvoir, et une contrainte qui semble d’autant plus forte que partisans et adversaires, surtout s’ils proviennent du même moule que furent les dernières années du régime de Moktar Ould Daddah, ne leur voient pas d’alternative ni de succession à terme prévisible. Personne n’a de portrait intime du prince régnant qui mette en avant des qualités remarquables, mais l’astuce et surtout des traits originels de bonne volonté. Il est réputé secret, organisé remarquablement pour le renseignement mais isolé psychologiquement et sociologiquement dès son coup d’Etat, puis politiquement et diplomatiquement depuis « les événements » de 1989. Tel que son règne est décrit, il apparaît avoir été habile à faire diversion : d’allure timide et même mal à l’aise en public (revue de collaborateurs ou de troupes, passage à des manifestations traditionnelles), il semble n’avoir ni confident ni inspirateur continuels. Il a su, chaque fois sur la scène intérieure, rattraper une difficulté de relation avec l’extérieur : l’appel à des collaborateurs de Moktar Ould Daddah à deux reprises, dans les mois de son arrivée au pouvoir (Abdoulaye Baro et Sidi Ould Cheïkh Abdallahi), puis après sa réélection présidentielle (Ahmed Ould Sidi Baba et Hamdi Ould Mouknass), mais chaque fois pour figurer au plus près de lui, sans cependant accéder réellement à un partage des responsabilités et de l’information ; la proposition de « démocratie globale » après 1989, l’ouverture projetée des médias aux partis politiques d’opposition ces temps-ci. Les apparences pour un lecteur hâtif de l’histoire mauritanienne dans les années 1960 et 1970 seraient inchangées : un parti pratiquement unique, celui du pouvoir, des groupuscules n’animant ni la vie institutionnelle (le Parlement à deux chambres) ni les mouvements sociaux. Ceux-là semblant n’émaner que des milieux les plus difficiles à interpréter dans leur rapport et selon leur place dans la société mauritanienne moderne : les « compatriotes du Fleuve » et les « haratines ».

 

C’est ce qui caractérise l’actuel régime plus profondément que la contrainte physique et l’emprisonnement politique (devenus fréquents depuis 1978, mais par périodes). Celui de Moktar Ould Daddah, sans doute parce qu’il n’avait pas d’antécédent, évoluait par intégration, à mesure qu’ils naissaient, des groupes et organisations extérieurs au Parti unique : mouvements des jeunes et des femmes, syndicats, forces armées, et de chaque génération arrivant à relative maturité ou revenant d’études à l’étranger. Ce moule a cassé, et avec lui, une manière de considérer la bi-ethnicité de la Mauritanie comme l’élément le plus fort de son identité. Depuis 1978 et plus encore depuis 1987-1989, la dialectique est à la réduction par la force de l’élément noir : l’histoire sera compliquée à écrire des tentatives de coup d’Etat toucouleur à deux reprises, et des expulsions par centaines de mille de part et d’autre du fleuve Sénégal. La prédominance « beïdane » est en fait celle d’une minorité, au sein de laquelle se consolide ou se fragilisera la structure intime du régime : des alliances tribales, qui conduisent à tolérer ou encourager d’autres alliances de même nature dans la répartition de ce qui n’est pas le pouvoir politique, mais peut être aussi lucratif et générateur de clientèles. C’est l’exact contraire de ce à quoi avait tendu l’exercice du pouvoir en Mauritanie jusqu’en 1978 tant avait été prônées et pratiquées la suppression des chefferies par extinction de leur titulaire du moment, la promotion individuelle sans référence tribale et une alternance « noir-blanc-noir-blanc » dans  la direction de chacun des ministères et de chacune des grandes institutions nationales. Cette résurgence du tribalisme frappe tous ceux qui ont connu la Mauritanie d’une décennie à l’autre et/ou qui ont écrit sur ce pays. Elle est cyniquement la contrainte la plus efficace qui puisse être opérée en Mauritanie : un partage des « fruits » du sous-développement et des permissions ponctuelles d’accaparer ; d’une certaine façon, c’était la manière dont avec si peu de forces expatriées, nous nous sommes introduits puis maintenus dans cette partie de l’Afrique, le Sahara y étant un milieu plus propice que d’autres à une emprise sur les esprits par le matériel et des réciprocités de services ou d’influence. Dans l’immédiat, cette façon de durer, mais pas de s’établir va jusqu’à rendre inopérant le suffrage universel même si dans l’avenir il devenait sincère et qu’il s’avère que l’état-civil est enfin à jour. Elle met en porte-à-faux ceux qui avec une autre règle du jeu ne seraient pas tenus d’avoir à faire allégeance (et demandes d’audience) pour éviter des parodies de procès les mettant en faillite ou pour ménager quelque place ou bourse à nomination d’Etat pour leur progéniture

 

L’affairisme, la spéculation et le peu d’investissements d’origine domestique, tels que beaucoup d’exemples en sont spontanément donnés, sont donc bien moins exogènes que dans d’autres pays en recherche de développement : ils sont le fait du tribalisme à l’intérieur et de l’isolement vis-à-vis des principaux voisinages, France comprise. C’est une régression que constate l’observateur, en dehors de toute référence à ce qu’il a pu connaître dans le passé.

 

Il est grave que dans ces conditions, l’histoire mauritanienne depuis 1978 soit lue comme étant en partie de responsabilité française. Soit, nous avons effectivement pris la responsabilité de favoriser la chute du président Moktar Ould Daddah, « fauteur d’une guerre perdue » selon nous et selon une partie des Mauritaniens, que les prises d’otages rendaient d’autant plus périlleuses vis-à-vis de notre opinion publique, puis d’opérer, à l’occasion du sommet de Bujumbura, le remplacement du colonel Khouna Ould Haïdalla par l’actuel chef de l’Etat, et enfin, malgré ses fréquents mauvais procédés envers nous, de le soutenir à des moments, comme sa réélection de 1998, où il avait besoin de caution morale – et en ce cas, nous aurons à le confirmer. Soit cette lecture des événements et le relevé de beaucoup d’indices (la présence de René Journiac à Nouakchott au début de Juillet 1978, celle de notre chef d’état-major à Atar la semaine précédant la prise de pouvoir du colonel Maaouya Ould Sid Ahmed Taya) sont autant de fantaisies, et nous serons d’autant plus libres de ne pas rester solidaires de ce que nous n’avons décidément pas contribué à mettre en place. La manière dont la Mauritanie actuelle a su se faire effacer de la « liste noire » des Etats-Unis en échange d’un très peu populaire établissement de relations diplomatiques avec Israël est également exposée ainsi.

 

 

 

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III – LE RETOUR DU « PERE FONDATEUR »

 

Le retour du Président Moktar Ould Daddah dans son pays s’est fait sans condition de part ni d’autre, mais certainement à une heure délibérée par celui-ci et par lui seul. Il n’est pas certain que la conditionnalité qu’il y avait publiquement mise en Mars 2000 en réponse aux approches du régime, était vraiment sa façon de voir et de faire ; elle arrangeait certainement l’opposition démocratique qui s’apprêtait, au moment où il est revenu, à lancer une campagne de pétitions de manière à lui faciliter cet abandon d’exigences qui aurait conduit le Colonel Ould Sid Ahmed Taya à programmer son abdication. Ce dernier fait expliquer son absence à l’aéroport le mardi 17 Juillet par son respect pour une personnalité qui devait être le seul héros de la journée : de fait, l’accueil stricto sensu n’a été organisé que selon la famille de sang. Dans la foule qui fit cortège aux trois voitures roulant au pas, la jeunesse extrême était la plus nombreuse : conscience spontanée d’un événement historique sans en connaître réellement le fondement et la portée ?

 

Ce retour a aussitôt provoqué une re-lecture de l’histoire du pays, telle qu’elle s’écrivit, quasiment à la troisième personne du singulier, jusqu’au lundi 10 Juillet 1978. L’exercice n’est pas sans péril. Il consiste à réfléchir sur les causes de la chute, donc sur un affaiblissement du régime de l’époque, sur une certaine perte par le Président d’alors de cette autorité politique qu’en dépit d’une grande sobriété de silhouette, de discours et de mise en scène des événements, il était parvenu à asseoir contrairement à tous les pronostics (et aux nôtres qui ne manquèrent pas au moins jusqu’en Février 1966 : Jean-François Deniau, à la fin de 1963, avait pour mission expresse de le « débarquer » tant ses prises de position aux côtés de Sékou Touré qu’il était aller visiter officiellement, nous déplurent et agacèrent le Général de Gaulle). Il est d’ailleurs intéressant de nous souvenir qu’à nouveau à partir de 1972 nous eûmes à reprocher aux gouvernements de Moktar Ould Daddah leurs décisions, dites « révolutionnaires » à Nouakchott, d’autant que, chaque fois, nous en fûmes surpris ; de là, aujourd’hui, à prétendre que la France a préféré des deux régimes, celui qui est le moins intéressant moralement… Les deux réflexions principales, quand le passé est analysé, portent sur le système du parti unique et sur la question saharienne. Le parti unique de l’époque était constitutionnel, mais en fait en perpétuelle réouverture de ses instances dirigeantes, à telle enseigne que les ministres de la première heure voient aujourd’hui dans la chute de 1978 une prise de Moktar Ould Daddah en otage par une équipe de « jeunes Turcs », qui fut ensuite assez prompte à apporter du concours aux successeurs militaires ; son existence antan est un alibi aujourd’hui pour les soutiens de l’actuel régime, analysant ce dernier comme une réplique avec défauts et qualités de l’ancien, et notamment le fait que l’opposition ne puisse être que groupusculaire et extrémiste. C’est oublier le fait qu’à la veille du coup d’Etat, Moktar Ould Daddah, conscient de l’échec du congrès du Parti en Janvier 1978 ainsi que du système des ministères d’Etat (autant de fonctions de Premier Ministre), préparait dans le mutisme qui le caractérise précisément quand des décisions importantes mûrissent dans son esprit et alors même que ceux qui en seraient partisans, se croient désavoués, deux instaurations : celle du multipartisme et celle d’un Premier Ministre, lui-même, si la guerre devait être jugulée, comptant ne pas se représenter en Août 1981. Le legs du Président Moktar Ould Daddah est autant un certain nationalisme donnant son vrai sens à la détribalisation, que dans cette conception seulement instrumentale et transitoire du parti unique.

 

L’autre est le fait de la géographie autant que de l’histoire ; à moins d’être elle-même le centre politique et économique d’un grand Maghreb, de dimensions sans doute encore plus vastes que la revendication d’Allal El Fassi en 1956, reprise à son compte par Mohamed V, la Mauritanie n’avait le choix qu’entre une bonne entente avec ses deux voisins du nord : Maroc et Algérie, sans afficher la moindre prédilection pour l’un ou pour l’autre – y être parvenu fut de Septembre 1969 à Octobre 1975 l’apogée diplomatique et morale du pays et de son fondateur – ou un attentisme tel à propos de l’enclave espagnole qu’il eut conduit à l’émergence d’une Mauritanie jumelle de celle ayant pour capitale artificielle Nouakchott. Mais cette seconde naissance eût été encore plus combattue par le Maroc que la première, et la Mauritanie aînée n’eût pu éviter de s’engager, donc de choisir encore entre Alger et Rabat. Le drame reste contemporain, puisqu’il est répandu à Nouakchott que le Président Bouteflika n’a pas d’estime pour son homologue mauritanien, et que Mohamed VI est « étonné » de la psychologie de ce dernier. Son voyage sur place ne peut que raidir les termes d’une alternative que Nouakchott ne saurait trancher qu’en ayant par ailleurs des relations privilégiées et sereines avec l’Ouest africain. Or précisément, la Mauritanie s’est retirée de la communauté économique de cet ensemble, contradiction du même ordre que celle ayant abouti aux relations avec Israël, et donc à une certaine rupture avec la Ligue arabe. La réflexion sur cette géostratégie permanente semble davantage le fait des fondateurs du pays que de ses actuels dirigeants, car s’il y a une unanimité de toute l’ancienne classe, c’est bien dans le regret qu’elle éprouve des « événements de 1989 », équivalant pratiquement à un changement d’identité du pays, quelque millénaire qu’ait été celle-ci jusqu’à cette tragique année-là. La vocation mauritanienne à unir les deux colorations du continent africain fut vraiment l’obsession autant que le génie d’une génération, dont les militaires, sauf sans doute le Colonel Ould Bouceïf, ont été oublieux : c’est bien l’un d’eux qui devait – follement et dans un secret maintenu plusieurs mois, même vis-à-vis de ses ministres – faire perpétrer le massacre des 532 officiers et soldats toucouleurs de l’armée nationale.

 

 

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IV – LES ISSUES POSSIBLES

 

Ceux qui avaient été imprégnés des thèses et de la moralité du Président Moktar Ould Daddah, ont eu des attitudes diverses envers ses successeurs. Aucun n’a pensé à un rétablissement possible, beaucoup auraient souhaité un retour bien plus tôt et surtout des prises de position mieux accordées à la hiérarchie de fait des événements ayant continué l’Histoire après 1978, et notamment une déclaration dans le vif des massacres et « échanges » de populations en 1989. Presque tous font un portrait du Colonel Ould Haïdalla assez absolutoire : celui-ci soutint d’ailleurs la candidature d’Ahmed Ould Daddah en 1992 et se fit annoncer chez Mariem et Moktar ould Daddah, par une chamelle magnifique, dès le lendemain matin du retour. L’institution militaire n’est donc pas davantage que l’institution démocratique une donnée solide permettant au régime son évolution puis un passage de mains tel que le pays renoue avec ses traditions géopolitiques et avec les tentatives de modernisation sociale qui avaient caractérisé les premières décennies de l’indépendance. Certains anciens ministres pensèrent obtenir du Colonel Ould Sid’Ahmed Taya le meilleur de lui-même en figurant dans l’organigramme de la Présidence de la République, en 1985 puis en 1998. Ce n’a pas été décisif. La fédération d’opposants que suscita en quelques semaines de campagne présidentielle Ahmed Ould Daddah, a choisi l’abstention tant aux élections législatives qu’aux élections municipales qui suivirent. Ce qui a conduit la contestation à la rue qui, en Mauritanie, est le désert.

 

A défaut de scenarii de sortie du régime actuel, il est possible d’indiquer quelques facteurs de nature à faire évoluer à moyen terme la Mauritanie d’une telle manière qu’elle ne puisse plus se projeter d’avenir selon les tenants du pouvoir de ces bientôt vingt années :

 

1°   le prix de plus en plus élevé de l’isolement en Afrique de l’Ouest (le commerce et le « maraboutage » traditionnels en sont très renchéris) et de la précarité des relations avec le Maghreb ;

 

2°   quoique la presse écrite soit faiblement répandue et d’une valeur contestable en arabe comme en français, quoique l’audiovisuel national soit presque ignoré au bénéfice des chaine du Golfe, un certain pluralisme de l’opinion exprimé existe ;

 

3°   une littérature scientifique sur l’histoire contemporaine du pays, rédigée par des étudiants mauritaniens, existe depuis maintenant assez de temps pour que l’économie, la politique, la sociologie soient désormais évaluées, par celui qui veut s’en donner la peine, en termes objectifs et fondés et non plus selon les « akhbars » ou une tradition orale ;

 

4°   la parution des mémoires du Président Moktar Ould Daddah créera une rentrée de la mentalité collective dans la perspective historique, que le retour de celui-ci a déjà commencé de susciter ;

 

5°   la seule présence du « père fondateur » sur le territoire national empêche désormais         des violations trop flagrantes des droits de l’homme et de la lettre démocratique. Il y a désormais un grand témoin, dont l’âge et la santé sont tels qu’il sera impossible pour le régime de le contraindre au silence si l’ancien Président voulait rompre celui qu’il a projeté de garder jusqu’à complet examen par lui-même des données de la situation du pays. Une autorité morale, d’autant plus forte qu’elle est désintéressée politiquement mais qu’elle sera bien mieux informée que depuis l’exil, est apparue. Moktar Ould Daddah est un homme à qui ne l’on ne fait pas dire ce qu’il ne veut pas dire et à qui personne ne peut imposer un cheminement de pensée ou un questionnement qui ne soient pas le sien propre. En ce sens, il échappe littéralement à l’étreinte intellectuelle ; sa communication n’en sera que plus prestigieuse, elle correspondra d’ailleurs à la tradition afro-musulmane d’un aîné à la science et à la morale indiscutées ; elle sera certainement relayée par un possible renversement d’alliances du camp des opportunistes ;

 

6°   la paupérisation et l’exclusion d’une trop grande partie statistique de la population appellent des mesures de conciliation et de réconciliation qui dépassent le cadre d’une démocratie formelle ou d’une fusion de partis ;

 

7°   la capitale est un risque politique et social ; la base de l’armée est peu satisfaite ; le nord minéralier et portuaire est aussi exposé que pendant le vif de la guerre, d’il y a vingt-cinq ans ; le bon sens est ce qu’il y a de plus répandu au désert, avec en sus de la finesse.

 

Ces réflexions se fondent sur l’intuition que le fond mauritanien n’a pas changé depuis les années 1960, que l’absence de vie politique apparente n’indique qu’un manque de repères et surtout l’existence d’un hiatus – mental et peut-être même démographique – entre la génération qui fonda le pays dans sa version moderne et la génération des jeunes de 18 à 25 ans actuellement, dont les plus motivés ne pourront pas indéfiniment s’exiler pour faire valoir leurs diplômes. Ces jeunes vont accéder à la mémoire collective perdue, à une ambition nationale actuellement insatisfaite et à des nécessités de carrière appelant au désenclavement du pays. La France, si elle a une politique transparente et ouverte, peut contribuer à cette sorte d’impartialité dans l’apparition d’une nouvelle conscience nationale et civique. Les jumelages, les coopérations entre entités comparables (notamment les secteurs bancaire et coopératif), ce qui n’est pas strictement d’initiative étatique, sont très propices à une osmose transmettant de la démocratie, de l’objectivité et de la liberté.