Docteur Cheikh ould Zeïne ould Limam, membre du Haut Conseil Islamique et Secrétaire Général du Forum de la pensée islamique et du dialogue interculturel : ‘’L’Islam est pris en otage chaque fois qu’on tue des innocents en son nom’’

24 February, 2016 - 23:27

Le Calame : Quel sentiment éprouvez-vous à chaque nouvelle de violences attribuées à l’islam ?

Cheikh ould Zeïne ould Limam : Je voudrais, de prime abord, remercier votre journal pour l’intérêt qu’il accorde, toujours, aux questions de l’Islam, à travers ce genre d’entretiens avec les oulémas et les spécialistes. Pour répondre à votre question, je dirais que mon sentiment, face au moindre acte de violence ou attentat lié à l’islam, est celui de tout musulman attaché à sa religion et soucieux de préserver son image réelle : un sentiment de frustration de voir notre sainte religion attaquée et déformée, à la fois par ses adeptes et par ses ennemis. L’Islam est pris en otage. Chaque fois qu’on tue des innocents au nom de l’islam ; chaque fois  qu’on prive des individus  de leur liberté… Oui, l’islam est pris en otage : ne voyons-nous pas ses valeurs et vertus piétinées et transformées en fonds de commerce ? C’est vraiment lamentable. Ma vocation d’avocat me donne à percevoir l’Islam comme un homme respectable de très grande bonté, muet et donc incapable de se défendre de ce dont on l’accuse. J’en suis consterné.

 

- Les terroristes à visage islamiste semblent partager l’Humanité en trois catégories étanches : les mécréants, les hypocrites et les «vrais » musulmans. Cette lecture plus que simpliste du Saint Coran suffit-elle à justifier de se faire sauter au milieu d’une foule anonyme ?

 Cette classification concerne l’Au-delà ; nullement le traitement des gens dans la vie présente. Celui-ci est soumis à un autre triptyque de critères : les musulmans, les mou’âhidounes liés aux musulmans, par un pacte de paix et, enfin, les ennemis qui combattent les musulmans. Je voudrais, ici, préciser la position de la religion par rapport  à chacune de ces trois catégories.

Les musulmans sont tenus par une même charte : croire en l’unicité de Dieu et en ce que Mohamed (PBL) est son messager, c’est l’Attestation ou Chahada. Le prophète (PBL) nous dit : « J’ai reçu l’ordre divin de combattre les gens jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Mohamed est son messager ; accomplir l’office religieux (salat) et verser l’impôt purificateur (zakat). S’ils y consentent, ils protègent leur sang et leurs biens contre moi ». Il ne peut donc y avoir aucune raison de s’en prendre à quelqu’un, tant que celui-ci croit en cela et le proclame, quels que soient ses comportements et positions sur toutes les questions de débat. Ceci est unanimement reconnu par les hommes de pensée islamique, depuis la première génération des compagnons du prophète Mohamed (PBL).

Pour ce qui est des hypocrites (mounafiqounes) qui se disent musulmans alors qu’ils sont, au fond d’eux-mêmes, des mécréants, le Prophète (PBL) a bien défini le comportement à adopter à leur égard : il les a traités comme les autres musulmans. Et, lorsque certains d’entre eux ont expressément annoncé leur alliance avec les ennemis de l’islam, il répondit, à ses compagnons qui lui demandaient l’autorisation de les combattre : « Non. Je veux pas que l’Histoire retienne que Mohamed tuait ses hommes ». C’est ainsi que les hypocrites  ont vécu en cohabitation avec les musulmans, comme de vrais musulmans, sans que personne n’osât toucher à leur vie ou à leurs biens.

La seconde catégorie, les mou’âhidounes, c’est celles des gens liés aux musulmans par un pacte de paix et de non-agression. Ceux que Dieu a définis au verset 8 de la sourate Al Moumtahana : « Dieu ne vous défend pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous attaquent pas à cause de votre religion et ne vous expulsent pas de vos foyers. Dieu aime ceux qui sont équitables ». Dans un hadith – parole du Prophète (PBL) – authentifié par Al Boukhari, il est dit : « Quiconque tue une personne couverte par un pacte islamique ne sentira point l’odeur du Paradis. Pourtant, son parfum se perçoit à une distance de quarante années de marche ininterrompue ». Cette catégorie concerne, de nos jours, toute personne non-musulmane qui entre en pays islamique par visa officiel.

La troisième catégorie, ce sont les ennemis qui combattent les musulmans. S’ils sont explicitement impliqués dans le combat, ils en subissent le cours. Mais, contrairement à ce que certains de ses ennemis veulent laisser entendre, l’Islam n’est pas venu pour tuer les gens ni exterminer les non-musulmans. De tels propos ne cherchent qu’à ternir l’image de notre religion qui prône la tolérance et préserve les vies humaines. Abou Bakr, premier khalife à diriger les musulmans après le décès du prophète Mohamed (PBL), consacra son message d’adieu au commandant de l’armée musulmane en partance pour la guerre sainte, à dix consignes que celui-ci devait scrupuleusement respecter : ne jamais tuer une femme ; ne jamais tuer un enfant ; ne jamais tuer un vieillard ; ne pas jamais tuer un homme de culte ; ne jamais couper un arbre fruitier ; ne rien saccager ; ne pas tuer un caprin ni un camelin, sauf par nécessité de nourriture ; ne jamais brûler un palmier ; ne pas noyer ; ne jamais piller ; ne jamais reculer devant l’ennemi.

N’être pas musulman n’expose donc pas,  en soi, à être tué ou épargné par les musulmans, dans leur combat légal. Voila la position de l’Islam. Le but du djihad n’est pas d’exterminer les mécréants mais, plutôt, de repousser les agresseurs.  Par ailleurs, si le simple fait d’être non-musulman constituait une raison suffisante pour se voir agressé par un musulman, alors les prêtres seraient les premiers à être combattus. C’est une interprétation erronée du djihad, malheureusement.

- Boko Haram,  AQMI et DAECH se sont implantés au Sahel, avec leurs cohortes de morts et de malheurs. Pourquoi ? Et que peuvent faire les oulémas  pour contrer leur influence ?

 - En vérité, les motifs des mouvements violents qui se donnent des noms islamiques ne sont pas totalement religieux. La plupart de ces mouvements armés ont des visées plutôt politiques. Boko Haram, par exemple, débuta comme un mouvement revendicatif de musulmans nigérians qui se considéraient comme une majorité gouvernée par une minorité chrétienne. Les méthodes de lutte adoptées par ce mouvement ressemblaient à celles adoptées par la rébellion des chrétiens en Ouganda voisine.

 Le sentiment de frustration chez certaines populations serait à l’origine de ces violences. C’est vrai que la confrontation avec l’Occident, soutien principal des régimes en place, a poussé ces mouvements à se trouver un référentiel diamétralement opposé à celui-là. Ils ont, alors, adopté le slogan religieux du djihad, même si les faits, sur le terrain, ont prouvé qu’ils ne se soucient guère des préceptes de l’Islam.

Dans une telle situation, la position est difficile, pour les érudits musulmans. D’un côté, ils ne peuvent tolérer cette violence prônée au nom de l’Islam. De l’autre, ils ne peuvent que reconnaître les revendications légitimes des opprimés qui aspirent à la justice et à l’équité. Cela dit, le système des Etats modernes a marginalisé le rôle des oulémas, en matière d’encadrement, d’orientation et de vulgarisation des valeurs de paix et de tolérance. La plupart des Etats de notre continent sont ainsi fondés sur la base d’une laïcité poussée. C’est pourquoi les musulmans du Cameroun, du Tchad ou du Nigeria, par exemple, ne se sentent pas administrés par un Etat en phase avec leur foi. Réalité contradictoire : le rôle des oulémas, en matière d’éclaircissement de la religion, est primordial mais quasiment impossible à remplir, dans des Etats fondés sur la marginalisation des érudits religieux.

 

- Nos mahadras (écoles coraniques traditionnelles) peuvent-elles contribuer à  extirper ce mal du siècle dans notre pays ?

- Il est clair que les gens ne voient plus un seul islam, mais plusieurs. Il y a, notamment, un islam idéologique et un islam politique. Une classification désormais répandue dans les milieux intellectuels et médiatiques. Or il n’y a, en fait, qu’un seul Islam et nous rejetons cette distinction… mais ne pouvons que reconnaître son existence. C’est à cette mesure que nous attribuons, à l’islam idéologique, l’origine des mouvements islamistes qui ont produit les organisations extrémistes prônant la violence. Cet islam-là n’est pas admis par la majorité des musulmans. Se considérant en élites du savoir, ceux qui y adhèrent sont restés, toujours, en petits groupes, tantôt forts et influents, tantôt affaiblis et impuissants.

Quant à l’islam officiel, il est incarné, en Egypte, par Al Azhar   et, en Mauritanie, par les mahadras. Il se distingue par un triptyque de fondements : la pensée ach’ârite, le rite malékite, la voie Jounaïdi Al Salik. Selon cette école, il est défendu d’indexer un musulman de mécréance et l’obéissance au gouvernant relève du devoir religieux. Aucune rébellion ou dissidence n’est tolérée, sous quel prétexte que ce soit. C’est cet islam modéré qui a toujours prévalu en Mauritanie.

Il faut reconnaitre que cet islam officiel souffre d’une crise d’efficience qui le menace, dans un futur proche. Cette carence pourrait – inéluctablement, si elle n’est pas rapidement soignée – provoquer  une rupture du pacte qui organise la société, ouvrant ainsi les portes au chaos.  Les ministères en charge des Affaires religieuses ne doivent plus continuer à travailler suivant des approches et des théories des années soixante, dans un monde en perpétuelle évolution.

 

- Certaines mahadras sont, tout au contraire, soupçonnées de contribuer à accroître le mal. Est-ce une bonne solution que de les fermer ?

- Ma réponse à votre précédente question est également valable pour celle-ci. La mahadra souffre de divers problèmes fondamentaux auxquels il est vital d’opposer une réflexion globale, afin d’y trouver des solutions à la fois efficaces et durables.

- Un temps visé par les attentats terroristes, notre pays est, depuis quelques années, épargné par leur violence. Est-ce dû à la tolérance traditionnelle de notre  islam ; à l’efficacité des moyens que notre pays a déployés ; ou, encore, à l’appui des pays occidentaux, comme la France et les USA ?

- L’islam, tel que nous l’avons toujours connu et pratiqué, est une religion de tolérance. Notre pays n’a subi, durant toute son histoire, aucun mouvement de violence ni terrorisme. C’est évidemment un facteur essentiel qui rend difficile le recrutement d’éventuels djihadistes dans notre jeunesse. Secondement, oui, l’approche de notre pays est à la fois bonne et efficiente. Elle allie deux aspects fondamentaux. L’aspect intellectuel et l’aspect sécuritaire, ce qui a permis d’engager un débat scientifique entre les oulémas et les jeunes détenus. Cet échange a donné des résultats tangibles qui ont permis d’éliminer tous les prétextes fallacieux à la base desquels les mouvements terroristes tentaient de recruter des combattants dans notre pays. Parallèlement, nos forces armées ont fait montre de beaucoup de professionnalisme et de fermeté, dans leurs opérations militaires visant l’élimination de cette menace.

 

- Est-ce la pauvreté ou les injustices de la mondialisation qui forment le terreau privilégiée de la violence islamiste ?

- Comme je l’ai bien souligné précédemment, le motif essentiel de beaucoup de ces mouvements de violence n’est pas, forcément, religieux. Ils seraient plus souvent motivés par un sentiment de marginalisation,  de pauvreté ou d’injustice. Mais cela ne veut pas dire que ce soient là les seules causes du phénomène. L’extrémisme est, en soi, un comportement humain et une provocation satanique. On peut trouver de l’extrémisme dans un environnement de richesse. Les attentats du 11 Septembre 2001 confirment cette réalité : aucun de ceux qui y furent impliqués n’était pauvre. Serait-ce que la démocratie soit la seule force, comme le pensent certains, capable d’éradiquer ce fléau ? Pour ma part, si je ne crois pas que la relation, entre non-démocratie et violence, soit bien établie, je reconnais la valeur de la démocratie en tant qu’outil de pouvoir…

 

Interview réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

associant 25 média indépendants africains