Hommage au colonel Oumar ould Beibacar (Deuxième partie) Par Boye Alassane Harouna

4 September, 2015 - 23:37

Oualata, 1988/Nouakchott, juillet 2015

Du Groupement Régional N°1 de Néma qu’il commandait en 1988, au ministère de l’intérieur à Nouakchott, où il exerçait la fonction de Conseiller du ministre de l’intérieur et de la décentralisation, 27 ans se sont écoulés. Le lieutenant Oumar est devenu colonel et a occupé de hautes et importantes fonctions. Aujourd’hui il quitte l’uniforme, avions-nous dit. Mais il y a belle lurette qu’il l’a rangé dans sa garde-robe au profit d’un complet, sans doute plus adapté à son statut de Conseiller du ministre de l’intérieur et de la décentralisation. Fonction qu’il occupait jusqu’en juillet 2015. 27 ans, c’est toute une vie ; celle que n’ont pu vivre ceux dont le ruissellement des eaux de pluie a fait découvrir les corps enfouis dans des charniers. 27 ans pendant lesquels les vents de sable ont balayé la terre souillée, charriant les squelettes de centaines de Négro-mauritaniens — ceux-là mêmes dont parle Oumar ould Beibacar — massacrés dans les quatre coins du pays et jetés dans des fosses.

Aujourd’hui, Oumar ould Beibacar prend la parole, publiquement. Que dit-il, en substance, notamment dans son texte «  Petite notion sur les FLAM »  pour susciter autant d’agitation furieuse chez les uns, et quelques réactions policées mais intéressées  chez d’autres ?

1) Que le Manifeste du Négro-mauritanien publié en 1986 — qui actualisait et prolongeait le document historique des 19, dois-je préciser —, exposait des injustices et des discriminations à l’encontre des Noirs du pays. 2) Que le manifeste a été falsifié…, que ses auteurs ont été diabolisés et voués aux gémonies. 3) Que par ses revendications, ses sacrifices et ses luttes contre le racisme, les FLAM sont devenues au fil du temps la figure emblématique « de la cause des négro-mauritaniens ». 4) Qu’il est injuste et incohérent de refuser de légaliser les FPC au prétexte que ce parti prône un projet « séparatiste » alors même que dans les hautes sphères de l’Etat manœuvrent — et cela est de notoriété publique — d’incurables partisans d’une Mauritanie exclusivement arabe, entièrement blanche.

Que dit encore le colonel Oumar ould Beibacar ? Il dresse un réquisitoire implacable néanmoins basé sur des faits accablants contre une figure du paysage politico-intellectuel mauritanien.

Qu’on ne partage pas sa lecture de certains aspects des sujets qu’il a abordés, cela s’entend, bien sûr ? Qu’on ait quelques réserves sur telle ou telle question, c’est normal et sain dans un débat national constructif et civilisé. Moi-même, je relève une omission relative à la question de savoir qui était ou non membre des FLAM parmi les détenus civils de Oualata. En vérité le compte n’y est pas. D’autres ont été omis dans son énumération, notamment mon ami Bâ Mamadou Sidy, actuel président des FLAM et qui en fut l’un des membres fondateurs. Cependant, on voit bien qu’il s’agit là d’un point important, certes, surtout quand il s’agira d’écrire en toute objectivité l’histoire des FLAM, mais qui reste tout de même mineur par rapport aux questions de fond soulevées et actualisées par l’intervention du colonel Oumar ould Beibacar. Cette omission résulte sans doute beaucoup plus d’un déficit dans la qualité et l’objectivité de ses sources d’information que d’une volonté délibérée d’omission de sa part. Sur la nature de la guerre du Sahara, je n’ai pas la même approche que lui… Mais une fois encore, dès lors que les faits et les réalités objectives sont respectés et admis, diverger dans leurs analyses est naturel. De tout cela on doit pouvoir discuter avec sérénité et non hurler, chahuter ou excommunier un homme dont les immenses qualités et mérites sont reconnus de tous, y compris de ses adversaires visibles ou cachés, dont certains ne trouvent rien de malsain à caresser sa joue gauche pour finir par cracher sur sa joue droite.

Sur les FPC, que dit-il en substance ? Que refuser, pour les motifs convoqués, de légaliser ce parti, et avant lui (ajouterais-je) celui de Biram, est injuste et dénote une incohérence manifeste de la part du pouvoir. Ajoutons qu’abstraction faite de toute considération juridique, le simple bon sens politique devrait plutôt conduire à légaliser les partis et organisations qui en manifestent la volonté. Car empêcher que de tels partis et organisations s’expriment, s’organisent et développent leurs activités dans un cadre légal, quelles que soient par ailleurs les insuffisances et limites certaines de celui-ci, c’est les pousser dans l’«illégalité » ; c’est entretenir des tensions politiques permanentes, encourager des confrontations en provoquant des formes d’opposition violentes.

Objectivement, et considérés dans leur globalité, en quoi donc les propos de Oumar ould Beibacarsont-ils blasphématoires pour susciter des tentatives aussi puériles que vaines de le vouer aux gémonies ? En quoi consiste sa « traitrise » ? De quoi le colonel Oumar ould Beibacar s’est-il rendu coupable ? D’avoir osé s’écarter de quelque sentier battu. A ma connaissance, il reste à ce jour le seul officier supérieur à avoir publiquement pris position sur les crimes contre l’humanité commis en Mauritanie en les condamnant sans ambages. Est-ce surprenant de sa part, lui qui en 1988, déjà, avait condamné ces crimes autant qu’il le pouvait par sa pratique, par ses actes, par son comportement à l’égard des détenus de Oualata ? Non ! Est-ce stupéfiant de sa part, quand on sait que dans l’exercice de ses responsabilités jamais il n’a cessé d’œuvrer pour que tous les gardes arbitrairement révoqués lors des évènements 89/91 recouvrent tous leurs droits, et ce malgré les obstacles et manœuvres dilatoires rencontrés ? Et on peut multiplier les exemples de ses engagements contre toutes les formes d’injustice. Il y a incontestablement chez lui une constance dans la consistance, une continuité dans son savoir-être et son savoir-faire ; une permanence dans la fidélité à des valeurs de justice, d’égalité, de respect de la dignité humaine. Oumar ould Beibacarn’a pas attendu de quitter l’uniforme pour pointer du doigt le Mal. Il n’a pas attendu d’être lui-même victime de je ne sais quelle injustice pour parler ou « régler des comptes ». Cet homme, on doit à la vérité de l’affirmer haut et fort, est bien au-dessus de ces vils calculs, de ces considérations mesquines et égoïstes.

Si on se déchaîne à ce point contre le colonel Oumar, c’est parce qu’il a eu la hardiesse de nommer sans détours des réalités nationales relatives à des injustices criantes, déformées, tues ou évoquées superficiellement ou partiellement. Et cela, disons-le, fait iconoclaste dans un pays où l’écrasante majorité de l’élite politique et intellectuelle semble curieusement atteinte d’amnésie ou d’une déformation optique congénitale. Donc «sacrilège». D’où vaines tentatives d’excommunication.

Ce que dit Oumar ould Beibacar détonne indubitablement, en raison de son statut. Mais ce qu’il dit n’est pas complètement inédit. Car sur le fond, ce qu’il condamne dans sa tribune en question l’a pourtant déjà été par de hautes autorités de l’Etat, alors dirigé par Sidi Ould Cheikh Abdallahi.« Quand un État tue ou expulse ses propres citoyens, il y a lieu de le dire et de le reconnaître. (...) On ne peut pas taire des problèmes qui constituent des menaces permanentes pour l’unité nationale.» Ce n’est ni le colonel Oumar ould Beibacar ni un illuminé, ni un extrémiste « flamiste » qui parle ainsi. Ces propos sont ceux de Zeine ould Zeidane, alors premier ministre du présidentSidi ould Cheikh Abdallahi (Propos publiés par NKTT Info N° 1275 du 15 juillet 2007. Source : Cheikh Touré)

« Tuer » ; « Expulser ses propres citoyens» ; « Il y a lieu de le reconnaître (Quoi ? Ces crimes)». Crimes « qui constituent des menaces permanentes pour l’unité nationale. » tels sont les mots et expressions clés, limpides et éloquents du premier ministre du président Sidi ould Cheikh Abdallahi. Ce qu’il dit, c’est ce que, en 1988 à Oualata et ailleurs, le colonel Oumar Ould Beibacar avait constaté de ses propres yeux et essayé de combattre avec les moyens qui étaient alors les siens. Et c’est cela qu’il dit et condamne publiquement aujourd’hui.

Sur la « diabolisation » des FLAM évoquée par Oumar. Le présidentSidi ould Cheikh Abdallahi, lui-même, en rencontrant à New Yorkcelui qui en était le premier responsable, n’avait-il pas au nom de l’Etat mauritanien reconnu en leurs militants d’authentiques citoyens du pays ? En les invitant à regagner la patrie et en mettant pour la première fois sur le tapis le dossier passif humanitaire, 18 ans après la commission des crimes, ne reconnaissait-il pas à travers ses gestes forts que l’Etat avait failli à son devoir, que de graves crimes avaient été commis ?

Que dit Oumar ould Beibacar sur cette question en parlant des FPC(issues des FLAM) ? La même chose que le président Sidi ould Cheikh Abdallahi : « Quant aux FLAM, il s’agit d’authentiques citoyens mauritaniens… »

Le constat s’impose, éclatant de limpidité : le colonel Oumar ould Beibecar se situe dans une noble généalogie, celle dont les louables pratiques ont encore besoin d’être amplifiées, généralisées et pérennisées pour avoir statut de tradition : le courage de briser les tabous ; le courage de dénoncer les injustices, quelles qu’en soient les auteurs et les victimes : arabo-berbères ou Négro-mauritaniens.

Avouons-le, il n’y a pas encore foule dans cette noble généalogie qui fait honneur au pays ; mais on peut y trouver du beau monde, des références très honorables :

— Le MDI et ses talentueux animateurs (Béchir Ould Moulaye Hacen,Abdallahi ould Kebd et Jemal Ould Yessa.). Ils font partie des premiers au tout début des années 90 à oser nommer le Mal, à en dénoncer les horreurs qui l’ont secrété. (Et qu’on ne vienne pas me demander ce que certains d’entre eux sont devenus. Une fois encore, il est question de restituer des faits historiques, de rendre à César son dû.).

— Habib Ould Mahfoud, le très regretté, qui usa de sa plume savoureuse et corrosive et pleine de verve pour rendre compte de l’infamie.

— Hindou mint Aînina, ministre dans l’actuel gouvernement, à qui on doit l’une des plus belles et courageuses tribunes sur la question identitaire…

— L’imam Bouddah ould Bousseïry, paix à son âme, très estimable homme de foi, à qui  Abdoulaye Ciré Bâ, l’une des plus brillantes plumes du pays par sa profondeur, sa limpidité et son esthétique, a rendu hommage dans un texte poignant de haute volée — comme d’habitude — intitulé (Un homme pour l’humanité).

— L’adjudant-chef Cheikh Fall. Digne sous-officier supérieur qui en 1991, à partir de Paris, contribua largement à porter à la connaissance de l’opinion internationale, via Radio France Internationale (RFI), les tortures et les exécutions de militaires Noirs dans la base militaire de Jreïda (Nouakchott) où il se trouvait en 1990, au moment des faits.

— Aminetou mint El Moctar, présidente de l’AFCF (Association des Femmes Chefs de Familles). Courageuse et admirable grande dame qui, aux commandes de sa très louable Association, est sur tous les fronts de lutte contre les discriminations et les injustices sociales.

Pourraient figurer sur cette liste, qui est loin d’être exhaustive, d’autres éminentes personnalités indépendantes ou responsables d’ONG issues d’horizons divers.

Qu’ont-ils en commun, ces hommes et ces femmes à qui la Mauritanie doit reconnaissance indéfectible ? Le courage, le refus de la haine, de l’injustice, de la marginalisation, de l’exclusion ethnique et sociale. Le courage et l’intelligence d’avoir su se démarquer pour dire haut et fort non aux crimes et aux injustices au moment où beaucoup de monde semblaient (et semblent) avoir subitement perdu la langue, l’ouïe et la vue. Cette race de Mauritaniens a su, a osé, dans des périodes tragiques ou dans des circonstances où les faibles et les opprimés avaient besoin de solidarité active, prendre de la hauteur pour s’extirper de toute considération identitaire, communautaire, ethnique, tribale ou régionale et incarner le Nous collectif : c’est-à-dire la Mauritanie dans sa pluralité effective. Ils l’ont fait et le font par conviction, par attachement à des valeurs de justice, d’égalité... Ils l’ont fait et le font par amour de leur pays qu’ils ont refusé et refusent de voir sombrer dans l’infamie et l’implosion. Ils l’ont fait et continuent de le faire sans calcul, en toute modestie. Sans rien attendre en retour.

Alors pourquoi tant d’acharnement contre Oumar ould Beibacar qui s’inscrit dans cette lignée-là ? Pourquoi est-il la cible sur laquelle convergent tant de tirs nourris, venant étrangement de partout ... ?

Oumar ould Beibacar présente une particularité qui découle de son statut. C’est un officier supérieur. Donc membre de l’institution militaire qui dirige le pays depuis 1978, la parenthèse Sidi ould Cheikh Abdallahi mise à part. Ainsi que nous l’avons souligné dans la première partie de cet hommage, du fait de son statut, de son parcours professionnel, Oumar ould Beibacar a vécu les évènements dont il parle, a vu des choses, sans doute, en a entendu de belles…, inéluctablement. Nous avons donc affaire à une personnalité de premier plan, si j’ose dire, dont la crédibilité et l’autorité des propos reposent sur les immenses qualités humaines et professionnelles qui sont les siennes. Et ça, ça dérange. Surtout quand viendra l’heure des comptes. C’est le moins qu’on puisse dire. Il y a là incontestablement matière à troubler la quiétude et le sommeil de beaucoup de monde, notamment tous ceux qui ont les mains entachés de sang. Ils ne doivent pas avoir la conscience tranquille. Et cela se comprend.

Mais qu’on se le dise une fois pour toutes. Il ne s’agit d’accabler personne. Pas plus qu’il ne s’agit d’une quelconque vengeance. Mais une fois cela mentionné, il faut aussi que nous soyons capables d’entendre qu’il est hors de question, dans l’intérêt même du pays, d’enterrer comme ça, à la sauvette, le dossier passif humanitaire, comme naguère le furent les centaines de citoyens Noirs, massacrés dans les quatre coins du pays.

Il s’agit de traiter les crimes contre l’humanité commis en plein jour. Fussions-nous tentés de les passer sous silence , ces crimes, que l’actualité nationale (déportés de retour délaissés comme des ordures dans leur propre patrie, veuves et orphelins dont les larmes ne tarissent pas,  recensement discriminatoire, terres du Sud quotidiennement spoliées, etc.) viendrait nous les remettre dans la mémoire et nous inciter à en parler. Ces crimes appellent des questions, terribles mais incontournables, auxquelles il faudra bien un jour répondre. Qui a tué et déporté ? Qui, dans les différents centres de décision de l’Etat, a ordonné les massacres et les déportations de Noirs mauritaniens…?. Qui ont été tués, dans quelles circonstances, où ont-ils été précisément enterrés ? Quels sont  les biens, tous les biens spoliés lors des déportations, etc. Il est question de rendre justice. Une justice qui n’exclut pas nécessairement le pardon, dès lors que les victimes, librement, en expriment la volonté. Dès lors que des mesures fortes et pérennes seront prises par l’Etat pour rendre impossible la reproduction de tels crimes dans le pays. Dire cela, ce n’est assurément pas « remuer le couteau dans la plaie ». La plaie n’a pas besoin de cela puisqu’elle est encore béante. Affirmer cela c’est simplement chercher à instaurer les conditions d’une justice sereine.

Dans le prolongement du traitement du dossier passif humanitaire dans toutes ses dimensions, il s’agira d’engager un débat national, après l’avoir minutieusement préparé, pour en assurer le bon déroulement. Débat national qui devra être inclusif, est-à-dire que doivent y être conviés tous les partis, organisations, ONG, personnalités indépendantes... Toutes les questions qui structurent le vivre-ensemble doivent y être traitées : la cohabitation de nos communautés ; l’esclavage ; la gestion et la répartition des ressources économiques ; les bases institutionnelles de la construction d’un Etat de droit autour du principe de la séparation des trois pouvoirs, etc.

Ainsi pourrait-on s’acheminer vers la construction d’une nation viable telle que la définit Pierre Nora qui lui attribue trois sens.

1) «  Son sens social : une population vivant sous les mêmes lois, réunies sur un même territoire  et appartenant à la même nationalité. »

2) « Son sens juridique : un corps de citoyens égaux devant la loi et personnifié par une autorité souveraine. »

3) « Son sens historique, le plus important : une collectivité unie par le sentiment de sa continuité, un passé partagé, un avenir commun, un héritage culturel à transmettre. »

Quand on examine en toute objectivité la situation du pays à l’aune de cette définition de la nation, force est de constater avec beaucoup de tristesse que nous sommes bien loin du compte.

Le mérite du colonel Oumar Ould Beibacar c’est aussi d’avoir, comme jamais avant lui une personnalité de son rang ne l’avait fait, actualisé avec force toutes ces questions qui, parce que jamais abordées de manière concertée, continuent de scléroser le pays. Que le colonel Oumar ould Beibacar vienne grossir les rangs des Mauritaniens et Mauritaniennes qui ont eu la hardiesse et la perspicacité de nommer les injustices et d’affirmer haut et fort que la Mauritanie est diverse et plurielle, voilà qui devrait être salué, et encouragé. Lorsque viendra le jour inéluctable où il faudra s’assoir pour débattre du passé et du présent en vue de  construire la Mauritanie de demain, la présence et la voix des hommes et des femmes tels que le colonel Oumar Ould Beibacar seront une immense caution, une chance certaine de parvenir à des solutions salutaires pour le Pays.

Oui, hommage soit rendu à Oumar ould Beibacar, ce digne fils du pays. Hommage à tous ces Mauritaniens et Mauritaniennes de son étoffe. Le jour où ils feront foule, nous verrons une Mauritanie rayonnante, juste, égalitaire et démocratique. Une Mauritanie fière de sa diversité et de sa pluralité enrichissante.

 

BOYE Alassane Harouna

 

Le 04 septembre 2015