Leçons d’un vrai-faux débat (3)

25 June, 2015 - 01:45

Dans un récent article publié sur le Net, trois intellectuels – deux français et un franco-algérien – étaient appelés à commenter les résultats d’un sondage avançant que 78% des Français avaient une bonne opinion des musulmans. On s’attendait donc à entendre ces doctes personnages évoquer les réalités quotidiennes qui justifient une telle bonne opinion hexagonale. Ils ont préféré gloser – à moins qu’ils ne fussent, plutôt, incapables de dire quoi que ce soit de ces réalités – sur l’étrange proposition que déduisait le journaliste de ces résultats : « à défaut des Français, c’est donc la France qui a un vrai problème avec l’islam ». Et si ce n’était pas, plutôt, les déficiences du système français qui étaient en cause ? C’est ce qu’entend explorer le troisième article de la série…

A première vue, les revendications de visibilité des musulmans dans l’espace public français semblent s’attaquer au projet politique des Lumières, qui visait à la perfectibilité de l’humain, en « arrachant les hommes de l’hétéronomie du monde religieux » (1). En apparence évidente, cette interprétation, assenée à longueur de champs et d’ondes, repose, pourtant, sur deux allégations discutables : en un, l’islam serait totalement réfractaire à l’idée de perfectibilité de l’humain ; en deux, c’est encore le projet des Lumières qui guiderait la société contemporaine française ; plus généralement, occidentale. Attachons-nous d’abord à cette seconde question : elle ouvre des pistes qui nous permettront d’aborder la première et, partant, celle de l’intégration des musulmans français dans le débat républicain.

Au 17ème siècle, la révolution scientifique occidentale découvre l’inouï : l’Univers n’est pas un monde clos, figé sur une cosmologie. Quelque chose se brise, entre les faits et les valeurs. Désormais, ce sont les premiers qui sont appelés à commander les seconds. Trois siècles durant, la maîtrise sur les faits – autrement dit, la rationalisation scientifique et instrumentale – va osciller entre la quête d’une convention collective qui surgirait de l'affirmation sans contrainte des individus et l’assénement d’un pouvoir absolu, seul capable de définir un bien commun à nos égoïsmes. Dans ce débat parfois odieux – comme en témoignent tant de révolutions et de totalitarismes sanglants – c’est, en définitive, la production et la consommation d’objets méthodiquement pensés et construits qui finissent par s’imposer en médiation sociale universelle.

En cet univers objectivé qui tend à émanciper l’homme de tout déterminisme naturel, « la volonté populaire et souveraine, est peu à peu redéfini en termes biologiques, chosifié dans la population, où priment les idées de corps social, de tout organique, qu’on peut maîtriser rationnellement », pour culminer dans le modèle cybernétique : numéroté, formulé en un corps objectivement quantifiable, chacun se retrouve « réduit à une somme d’informations, à un programme qu’on peut déchiffrer, déconstruire pour le modifier, le refaçonner, telle une machine », dans un souci de rentabilité optimale. « Nous avons modifiés si profondément notre environnement », écrivait, au milieu du siècle dernier, Norbert Wiener (2), « que nous devons nous modifier nous-mêmes ». Que reste-t-il, alors, de la perfectibilité humaniste et de l’idéal d’autonomie politique des Lumières, dans cette boulimie d’« adaptabilité technoscientifique de l’être humain » ?

C’est précisément sous cet éclairage qu’il convient d’examiner les clameurs laïcistes en faveur de la neutralisation de l’espace public. Les tenues et comportements un tant soit peu excentriques que ces scrupuleux défenseurs de l’égalité y admettent, tolèrent ; s’amusent même, parfois ; oscillent entre hyper-individualisme et contestation politique variablement structurée, sans jamais, en tout cas, rien révéler quoi que ce soit de réellement « personnel ». C’est-à dire de « ce qui, en chacun de nous, ne peut être traité comme un objet » (3). Or, c’est non seulement ce qu’exprime, en silence, la femme voilée – je parle de celle qui en fait le choix et c’est, en France, le cas général – mais cette distanciation est, de surcroît, intégrée à un projet social cohérent, fort de quatorze siècles d’existence.

Ce ne sera donc que très exceptionnellement que la personne croisée sous son voile, à Paris ou Trifouillis-les-Oies, sera une afghane anonyme, écrasée sous le poids de coutumes archaïques, figées par une certaine lecture du religieux. A l’ordinaire désormais, il s’agit d’une citoyenne française, née, en France, au 20ème ou 21ème siècle, plus à l’instar, d’ailleurs, de Mélanie Georgiades (3) que de Fatiha Ajbli (4). Sa démarche ne relève pas d’une quelconque vision chrétienne, passéiste ou moderniste, qui serait directement inscriptible dans le discours des Lumières. Sa recentration sur l’islam repose sur la certitude, sinon la foi, de procéder d’une transcendance incommensurable, lui donne à se vivre autre chose, autrement qu’un corps, qu’un numéro INSEE, un objet. Aujourd’hui. En s’abreuvant à d’antiques sources exogènes, certes, mais totalement présente à son lieu et son temps.

 

La notion de personne, vrai fondement du débat républicain

La reconnaissance lucide d’un tel positionnement resitue le débat non plus sur l’égalité mais sur la personne. Sa dignité, le respect de son intégrité, sa liberté, son champ d’expression. On aura tôt fait d’entendre que cette racine de la citoyenneté ne vit qu’en ce qu’elle émerge, avec la parole – plus extensivement, la moindre relation – dans l’espace et le temps. Sera-t-il plus difficile d’admettre que la notion est gigogne ? De l’indivis d’un corps humain à celui de l’Humanité, pour n’en rester qu’à des dimensions rationnelles, la personne accède à divers états de conscience qui la transporte continuellement du privé au public, du physique au moral, et vice-versa, dans toute une diversité d’enveloppes où les notions de communauté et de parti ont à faire place. Ces évidences ont des conséquences pratiques.

Notamment dans l’ordre de priorité et la formalité de ces emboîtements. Une nouvelle fois, la dialectique, entre autonomie et l’hétéronomie, se pose. Des codes ont à s’établir – certains d’apprentissage, d’autres de débat – et c’est de l’ampleur des consensus autour d’eux que s’élabore le mouvement du bien commun. La perception de celui-ci diffère selon les personnes – individus, familles, communautés de convictions ou d’intérêts, etc. – et, si toutes doivent avoir lieux et temps, pour témoigner de leur point de vue, variablement partial, y produire un dynamisme susceptible de participer à l’œuvre commune, une seule est nécessairement tenue à la plus totale possible impartialité : l’Etat. Car il a, lui, ces tâches indispensables d’arbitrer le débat, d’en gérer et d’en archiver les conclusions. A la limite, c’est la seule personne à s’imposer de n’avoir aucune opinion personnelle.

Très variablement relative, dans les systèmes politiques autocratiques, la réalité de cette proposition prend singulièrement corps en république où la notion de débat est capitale. Ce faisant, oligarchie ou démocratie ? S’il est clair que la consultation (shûra), en terres d’islam, s’est plus souvent organisée, au cours des quatorze siècles de son histoire, en groupes réduits de personnes, elle n’en est non moins effective, d’autant plus que le Saint Coran en commande l’exercice, tant au chef de l’Etat qu’au citoyen lambda (5). De fait, ni la Révélation coranique ni son prophète (PBL) ne se sont avancés à définir un type spécifique d’organisation politique. C’est déjà dire qu’il y a à débattre, des efforts à fournir, tant en la compréhension des textes que des contextes, leur harmonisation, en vue toujours d’une élévation du bien-être de chacun et de tous ; bref, une perfectibilité, sinon de la personne, en général – laissons au vestiaire les controverses interminables sur le tandem liberté-détermination – du moins, du bien commun.

Il y a donc place, en islam, pour la république et pour la démocratie. N’y aurait-il pas place, en la 5ème République française, pour l’islam ; plus exactement, dans le fil de mon propos, pour les différentes personnes musulmanes impliquées dans la vie de l’Hexagone, sa nation, son devenir ? Place, dis-je bien : c’est-à-dire, espace et temps concrets, visibles, garantis, à défaut d’être soutenus. Nous revoilà, désormais, à l’approche du centre de notre discussion. Il s’y presse une foultitude de questions simples. Une femme voilée peut-elle apparaître sur une chaîne publique française de télévision ? Les usagers d’un service public français sont-ils tenus à une obligation laïque de réserve ? Celle de l’Etat français le contraint-elle à refuser ses services à une personne affichant clairement une opinion politique, philosophique ou religieuse ? Ne l’obligerait-elle pas, plutôt, à repérer les limites de ses services et faire appel, au-delà, par contrats précis, au concours de telle ou telle organisation de la société civile adaptée à la demande de cette personne ?

Mais toutes ces questions, qui tendent toutes, en fin de compte, à replacer la laïcité dans sa fonction de stricte neutralisation de l’Etat – et non pas du débat républicain, encore moins de la société française dans son ensemble – n’ont de sens qu’entre gens d’accord sur l’essentiel. Et ce préalable se résume en une seule question : de quel essentiel convenir, entre un croyant et un athée ? Vivre en France – plus généralement, ailleurs qu’en terres d’islam – y séjourner temporairement ; a fortiori, s’en revendiquer citoyen ; revient à avoir répondu, personnellement, à cette interrogation, au-delà de la prétendument irréductible incompatibilité entre l’Islam et l’Occident ; la France, en particulier. De toute évidence, ce n’est pas toujours le cas. Posons-nous la, musulman ou non, chacun en conscience. (A suivre).

 

Ian Mansour de Grange

NOTES

(1) : Citation tirée du pénétrant article de Nicolas Le Dévédec (http://www.journaldumauss.net/?De-l-humanisme-au-post-humanisme). Rappelons que l’hétéronomie, antonyme de l’autonomie, c’est la loi imposée du dehors.

(2) : Norbert Wiener (1894-1964) est un mathématicien américain, reconnu  père fondateur de la cybernétique. Il est, notamment, l’auteur de « La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine », Seuil, 2014, Paris, et de « Cybernétique et société », Points, 2014, Paris.

(3) : L’ex-Diams du rap français. Son best-seller « Mélanie Georgiades, française et musulmane » constitue un des plus simples et directs témoignages de cette situation.

(4) : Docteure en sociologie, avec « Les Françaises musulmanes face à l'emploi : le cas des pratiquantes « voilées » dans la métropole lilloise », 2011, Paris, EHESS.

(5) :Saint Coran  3-159 et 42-38