Leçons d’un vrai-faux débat (1)

10 June, 2015 - 23:45

Dans un récent article publié  sur le Net (1), trois intellectuels – deux français et un franco-algérien – étaient appelés à commenter les résultats d’un sondage avançant que 78% des Français avaient une bonne opinion des musulmans. On s’attendait donc à entendre ces doctes personnages évoquer les réalités quotidiennes qui justifient une telle bonne opinion hexagonale. Ils ont préféré gloser – à moins qu’ils ne fussent, plutôt, incapables de dire quoi que ce soit de ces réalités – sur l’étrange proposition que déduisait le journaliste de ces résultats : « à défaut des Français, c’est donc la France qui a un vrai problème avec l’islam ». Décryptage, en deux ou trois livraisons, d’un vrai faux-débat dont les protagonistes, probablement conviés à répondre isolément et sélectivement, aux questions du journaliste, ne semblent même pas avoir été réunis pour l’occasion…

Rémi Brague, le philosophe chrétien de service, ouvre le bal, en nous invitant à penser. Nous en serions empêchés par deux accusations abusivement – c’est ce que prouverait le sondage – brandis à l’encontre des Français : l’islamophobie et le racisme. Critiquer n’est pas stigmatiser, nous rappelle l’expert en sagesse, « parler de stigmatisation ou de phobie, c’est suggérer qu’on est en présence de réactions purement épidermiques et, en tout cas, injustifiées ». Et toc ! En quelques mots, revoilà l’islam sur la sellette…

On ne polémiquera pas, ici, sur la qualité critique d’un certain nombre de réactions, manifestement moins épidermiques qu’ordurières, qu’ont à supporter, ici et là en France, divers musulmans et musulmanes, mosquées ou cimetières, dont le seul tort est de paraître ce qu’ils sont. Pas plus que sur le « délit de sale gueule », puisque, poursuit notre aimable philosophe, « une religion n’est pas une race », c’est-à-dire : « une qualité innée qu’on ne peut pas perdre […] Une religion, on peut en changer. Sauf peut-être, justement, pour l’islam qui se considère […] religion « naturelle » de l’humanité ».

Deux remarques s’imposent ici. Lourde, la première n’est, pourtant, qu’anecdotique. En France, comme tout le monde le sait, l’antisémitisme est un fléau dont souffrent, indifféremment et perpétuellement, tous les Sémites. Les ixièmes générations d’immigrés maghrébins en savent quelque chose. Inutile donc, là encore, de polémiquer. La seconde demande une attention un peu plus soutenue. La fitra, que Rémi Brague traduit, assez justement, par « le naturel », est, effectivement du point de vue islamique, le lot de tout humain à sa naissance. Pas seulement, d’ailleurs : c’est aussi celui de toute créature ; plus généralement encore, de toute manifestation ici-bas : tout vient de Dieu et tout, à l’instant de sa venue au monde, Lui est soumis, perfection de l’Acte Créateur oblige.

 

Entre Nature et Morale

Ainsi les parents, nous instruit le réputé fin lecteur d’arabe classique qu’est Rémi Brague, « n’ont pas besoin de faire musulman [leur enfant], car il est supposé l’être déjà ». Le propos serait pertinent, si cette qualité de soumission naturelle à Dieu ne se retrouvait pas soudain réduite, un peu plus loin dans l’interview, à « un code de conduite très précis […] sous la forme de commandements et d’interdictions » auquel « tout homme doit se conformer ». Me refusant au moindre procès d’intention – une conduite particulièrement recommandée par l’islam – je m’interroge, alors, sur la qualité des études de ce « spécialiste de la philosophie médiévale arabe », ainsi que nous l’apprend sa biographie publique.

Car, tout de même, une telle réduction fait bien peu de cas de l’équilibre – plus exactement, du lien organique – entre la Nature et la Morale que s’efforce d’entretenir la Chari’a – voie qui nous rend à nous-même – « toute justice, miséricorde et bien », selon l’expression d’Ibn Qayyim (14ème siècle) dont je citais quelques propos, dernièrement (2), dans ces mêmes colonnes. L’idée fondamentale, en islam, est que la Création Divine est parfaite. Si nous obéissions toujours à notre naturel, si nous ne nous étions pas laissé leurrer par les mirages de notre conscience séparée, notre histoire n’aurait jamais eu besoin d’interventions divines, pour nous rappeler à nous-mêmes.

Interventions au demeurant mesurées : « Dieu a prescrit des devoirs », soulignait ainsi le prophète (PBL), « ne les négligez pas. Il a institué des limites, ne les outrepassez pas. Il a prohibé certaines choses, ne les transgressez pas. Il s’est tu au sujet de beaucoup d’autres, par bonté envers vous – non par oubli – ne cherchez pas à les connaître ». La base de la vie sociale, dans la cité musulmane, est, bel et bien, la liberté. Tout ce qui n’est pas, expressément, interdit, est permis et cette latitude est, précisément, ce qui permet, aux musulmans, de négocier variable modus vivendi avec les non-musulmans.

 

Comment accorder nos violons ?

J’ai souligné, dans une série publiée fin 2012 (3), la différence de devoirs et, partant, de droits qu’implique la distinction entre musulmans et non-musulmans, au sein d’une cité réglée par l’islam. C’est en s’obligeant à ces mêmes devoirs qu’établi dans une cité qui ne l’est pas, y faisant souche, un musulman milite à y faire entendre la Mesure divine. Mais il est cependant tenu, dans la conquête de ses droits, d’en respecter les modalités et versions locales. Le respect du Droit coutumier (‘urf al balad) est une dimension fondamentale, des fondements juridiques (‘ûsul) islamiques. « Chante comme les oiseaux de la forêt où tu pénètres », aurait dit le prophète Mohammed (PBL). Un conseil de sagesse, qui n’oblige personne à entrer dans une forêt dont le chant des oiseaux lui déplaît. Mais qui n’autorise pas, non plus, les oiseaux à assaillir l’étranger dur d’oreille.

D’autant moins que le respect de ce Droit « coutumier » – du point de vue musulman, bien sûr : il est qualifié de « positif », par les non-musulmans – peut sembler, en tel ou tel point, contrevenir à une injonction formelle du Saint Coran. Un examen lucide et approfondi de cet apparent désaccord s’impose alors. Qui est habilité à le mener ? D’une part, l’Etat local, c’est évident. Mais du côté des musulmans ? Dans un pays comme la France où quasiment toutes les partitions de l’islam, souvent elles-mêmes fragmentées par leurs différentes origines nationales et/ou ethniques, sont représentées, c’est d’autant plus la bouteille à l’encre qu’en dehors du chiisme, minoritaire, il n’existe pas de direction centralisée qui puisse emporter une adhésion assez généralisée pour apparaître pacte collectif. Car, du point de vue de l’islam, c’est bien un pacte, explicite – en langage laïc, un contrat – qu’il s’agit d’établir.

 

Miltantisme laïc plus efficace que dilettantisme musulman

On ne peut pas dire que Ghaleb Bencheikh, le musulman en charge de vernisser le prétendu débat, se soit beaucoup foulé pour faire entendre cette dimension et ces nuances, dans ses réponses aux deux seules questions (sur sept) où son avis est rapporté. En quoi « prier pour la République […] aimer sa patrie d'une marque de foi […] » permettrait-il d’« entreprendre le travail de refondation de la pensée théologique » musulmane que son frère Soheib, l’ancien et controversé mufti de Marseille ne cesse d’appeler de ses vœux ? Le français de très vieille famille que je suis – a fortiori, donc, le fils d’immigré maghrébin ou turc – s’interroge.

C’est, probablement, en intérieur fort douillet, entre la poire et le fromage, que les deux frères refondent leur pensée théologique. Au ras des banlieues, on s’attache, plus prosaïquement, à une relecture de ses fondements, au constat de la dénaturation galopante des rapports humains, sous l’égide de règles et (dé)règlements largement inféodés aux nécessités de la chose marchande. Les «idioties sur les effets alimentaires ou vestimentaires » racontent moins une « religiosité crétinisante […] opérée de manière comptable, sur le licite ou l'illicite, pour rentrer au Paradis et éviter de périr par le feu de l'Enfer, » qu’un espoir à y reconstruire une ordonnance, équilibrée, entre Nature et Morale. A cet égard, significative, l’épopée de Mélanie, l’ex-Diam’s du rap français.

Elle nous indique où se situe, de fait, le lieu du débat à mener : au plus près du quotidien des gens. Pas vraiment, d’ailleurs, à mener ; plutôt à accompagner, y participer : il est déjà en cours. C’est le tout le mérite de Guylain Chevrier, le troisième larron du débat postiche, laïc convaincu, pour ne pas dire laïciste, d’avoir compris qu’avec l’islam, la France a « affaire à une religion en mouvement ». Une lucidité largement suffisante pour que nous lui consacrions notre prochain article. A bientôt donc, incha Allah ! (A suivre)

 

Ian Mansour de Grange

NOTES

(1) : http://www.atlantico.fr/decryptage/pourquoi-france-vrai-probleme-avec-is...

(2) : http://www.lecalame.info/?q=node/2153

(3) : « Citoyenneté en islam », disponible sur simple demande à mon adresse : mantaw@gmail.com