Les élites françaises, le terrorisme et les caricatures (1) / Par Ahmedou Ould Moustapha

5 March, 2015 - 10:32

Paris, le 11 janvier 2015 : les téléspectateurs du monde entier étaient stupéfaits, puis indignés devant cette image des terroristes sortant tranquillement du siège de Charlie Hebdo, achevant froidement un policier à terre, après avoir assassiné des journalistes qui s’y trouvaient, juste avant la sanglante tuerie dans un supermarché Kacher. Tous, sauf ces trois terroristes et les autres qui en sont les instigateurs ou complices. La France en était profondément meurtrie. Mais elle s’est vite retrouvée, le dimanche suivant, massivement, parce que ni la folie des hommes, ni leur capacité à  provoquer des tragédies ni même les guerres éternelles qui se répètent depuis des siècles jusqu’à nos jours ne sont parvenues à rendre la vie moins forte que la mort.  

Toutefois, avec le recul et vu de l’étranger par un musulman comme moi, qui a des liens avec la France et qui y compte des amis de toutes confessions, ce moment de douleur et de compassion aura été également marqué par des fautes de  propos  et parfois des dérapages sémantiques qui n’honorent pas certaines figures politiques et intellectuelles françaises de premier plan.

Les mots qui tirent à conséquence

Parmi  ces figures, se trouve la plus emblématique d’entre elles, l’ancien président de la République et actuel président du plus grand parti de l’opposition, l’UMP, M. Nicolas Sarkozy.

En effet, lorsque ce dernier déclare avec vigueur, au cours d’un journal télévisé (France 2), devant des millions de téléspectateurs : « il s’agit de défendre notre civilisation contre la barbarie », pointant ainsi du doit l’ennemi ‘’barbare’’, c’est-à-dire l’Islam contre lequel il faut ‘’défendre notre civilisation’’(chrétienne ?), parce que les terroristes en question sont considérés musulmans, alors on a l’impression qu’il prononce des mots à la légère, sans avoir pesé la gravité de ce qu’ils évoquent et la responsabilité qu’il porte sur ses épaules en les prononçant.

Civilisation contre barbarie, dites-vous ?

M. Sarkozy est fasciné, comme tout le monde, par la civilisation occidentale, conduite et façonnée aujourd’hui par le leadership américain, mais il serait sans doute plus attentif, eu égard à la fragilité des fondements de cette vision dichotomique, s’il avait à l’esprit ce parallèle établi par l’un des plus illustres de ses prédécesseurs, Georges Clémenceau : « Les arabes sont passés de la civilisation à la décadence sans connaître l’industrie. Les américains sont passés de la barbarie à l’industrie sans connaître la civilisation.»(1)

Homme politique et de culture, Clémenceau avait ainsi explicité la formule du grand penseur Paul Valéry qui disait : « Civilisations, nous savons désormais que vous êtes mortelles.» (2)

C’est dire que « l’Amérique pourrait bien passer demain de l’industrie à la décadence sans jamais connaître la civilisation », parce que, selon des études d’experts américains mêmes, la pérennité et la suprématie de sa puissance actuelle sont loin d’être assurées pour l’avenir.

 Mais la question est plus actuelle : pour M. Sarkozy, l’avantage politique de l’islamophobie ambiante, pouvant conduire à une posture populaire plus large que la seule sphère de l’UMP, réside dans la possibilité d’exploiter publiquement et à fond cette passion primaire que fournissent les médias. Peut être la hauteur du statut de président français, son envergure politique et sa distance morale par rapport aux groupes de pression, qu’ils soient financiers, associatifs ou médiatiques, n’ont-elles plus rien à voir avec ce qu’elles furent aux temps du Général De Gaule et de François Mitterrand, même si l’élite politique actuelle continue de puiser sa légitimité sur l’héritage de ces deux grands présidents dont les qualités d’hommes politiques sont reconnues de tous, même par leurs adversaires, contrairement à la majeure partie de cette élite qui est plus politicienne que politique. La différence est de taille, en effet, puisqu’il s’agit d’ambition, non pas pour soi-même mais pour son pays, c’est un choix naturel, un état d’esprit : l’homme politique se distingue par sa volonté d’exorciser les fantasmes et de fournir des réponses lucides et des orientations qui répondent aux attentes sociales tandis que le politicien se caractérise par la manipulation des préjugés et des émotions pour emporter l’adhésion à des fins politiciennes. Et M. Sarkozy est certainement l’un des plus talentueux dans cette deuxième catégorie.

Ensuite, que dire au professeur Finkielkraut, récemment admis à l’Académie française, dont la sempiternelle obsession, fondée sur un sophisme plutôt laborieux, s’efforce étrangement à ce que ses lecteurs et les téléspectateurs français voient à quel point les cas isolés, les faits de société et les anecdotes ordinaires auxquels il fait toujours référence sont extraordinaires, comme si son objectif était d’amplifier la peur des français et de rendre la jeunesse des banlieues, donc les musulmans, unique responsable des inquiétudes de la communauté juive de France ?

Son problème, c’est qu’il est, corps et âme, sous l’emprise de l’extrême droite israélienne qui incarne « l’un des courants les plus violents du sionisme », selon l’ UJFP(3) ; il s’en fait le porte-parole en tout lieu et à tout moment ; il en est tellement passionné qu’il a même qualifié d’antisémites les juifs  qui ne sont pas sionistes  ou qui ne sont pas d’accord avec la politique de l’Etat hébreu à l’égard des palestiniens. Ainsi, pour lui, comme pour tous les juifs de la diaspora qui soutiennent avec ferveur le gouvernement israélien, et beaucoup de juifs ne le font pas, la notion et l’emploi du mot antisémitisme est très élastique et peut s’appliquer n’importe comment et à n’importe qui.   

Et quoi répondre au grand chroniqueur Philippe Tesson, qui fait montre d’une passion débordante sur le terrain des discussions et qui a accusé l’Islam de tous les maux de la société française ?

En temps normal, et pour rester dans les limites d’un débat ordinaire, dépourvu de tout excès de langage, on pourrait opposer à ces trois grands personnages, choisis ici pour ce qu’ils représentent sur le plan politique et médiatique, une réponse graduée à plusieurs niveaux :

Au premier, on constatera d’abord qu’ils partagent tous les trois une forte propension à mettre en scène, avec des mots qui tirent à conséquence, tous les événements objectivés, comme diraient les sociologues, par leurs commentaires ou analyses ; encore que M. Finkielkraut se distingue par sa façon d’évoquer l’importance symbolique des événements, leur gravité et leur caractère dramatique ; une manière d’évocation parfois très lourde d’effets négatifs, parce que trop chargée d’implications politiques propres à déclencher des sentiments forts, incontrôlables, souvent rédhibitoires, tels que le racisme et la haine de l’autre. Or notre professeur est Philosophe et il n’ignore pas que les mots font voir ce l’on veut voir ; ils portent à l’existence et peuvent, de ce fait, provoquer des peurs, des phobies et des représentations fausses ou des préjugés de nature à… susceptibles de… 

Une concession exclusive de la République

Le deuxième niveau se rapporte à l’histoire immédiate de la France, au moins jusqu’au milieu du siècle passé, où les juifs étaient terriblement stigmatisés comme l’a ainsi décrit Esther Benbassa : « Ils ne sont pas comme nous ; la religion nous différencie totalement ; ils ne peuvent ou ils ne veulent pas s’intégrer ; ils sont une menace pour notre identité et notre sécurité ». 

On connaît les conséquences de cette stigmatisation qui ont atteint leur paroxysme durant la deuxième guerre mondiale…

Mais, paradoxalement, et c’est très inquiétant, les français semblent oublier la leçon de cette douloureuse histoire, lorsqu’ils profèrent aujourd’hui ces mêmes reproches contre leurs concitoyens musulmans, alors qu’elle est massivement présente dans leur mémoire et dans leur vie quotidienne. Elle a été même, il n’y a pas si longtemps, source d’une loi sur l’antisémitisme ; une loi considérée par beaucoup de français, dont quelques éminentes personnalités juives, comme une « concession exclusive » faite à la communauté juive par le parlement français, comme si elle était la seule minorité que la République devrait protéger contre le racisme et la haine religieuse, même s’il faut tordre le cou à l’un des premiers principes fondateurs des droits de l’homme et de la démocratie : la légalité. C’est pourquoi, l’année dernière, au sujet de l’interdiction d’une manifestation pro-palestinienne, supposée antisémite, l’éminent intellectuel Dominique Duval se demandait : « Que resterait-il de nos droits de citoyens si chaque communauté obtenait l’interdiction de toute manifestation lui déplaisant ? ».

« Une certaine idée de la France »  a changé

Il y a plus inquiétant encore, c’est cette espèce d’aura dont bénéficie notre quatrième personnage, le journaliste Eric Zemmour : elle ne peut s’expliquer ni par son seul  talent de dialecticien ni par l’outrecuidance de son discours plein de salmigondis et d’arguments mensongers, même s’il est fortement relayé par les médias avec un intérêt toujours renouvelé, d’autant qu’il s’ingénie à véhiculer l’idée que l’extrême droite, qui le fascine tant, était devenue autre chose que cette figure d’imposture qui a toujours eu besoin d’ennemis intérieurs ou de boucs émissaires – et quoi de plus indiqué que les minorités, musulmane en l’occurrence ? – pour nourrir ses fantasmes identitaires et son nationalisme étroit, souvent cocardier, qui sont les deux seuls éléments constitutifs de son programme politique. Mais c’est ainsi. Aujourd’hui, en France, la mémoire est sélective, l’histoire est ductile, la clairvoyance politique s’exprime rarement et la rigueur intellectuelle a laissé place à l’autocensure craintive, c’est-à-dire inspirée par la peur de l’exclusion ; d’où le concept de la ‘’pensée unique’’ qui traduit une forme de dérive à la fois intellectuelle et élitaire.

C’est ici qu’il me faut expliquer pourquoi cette France-là n’est plus ce pays qui a accompagné notre formation intellectuelle et avec lequel nous avions noué des liens forts, si bien qu’il était devenu le nôtre, à travers ses grands penseurs, son école romantique, ses courants d’idées critiques  et la qualité de ses hommes politiques, sans compter des relations humaines parfois très intimes.

Oui, ‘’une certaine idée de la France’’ a changé : par manque de lucidité et de courage politiques de la classe politique qui la gouverne en alternance depuis près de deux décennies et qui l’a rendue fébrile politiquement et moins rayonnante au plan diplomatique ; par la faute aussi et surtout d’une minorité dominante de son intelligentsia qui exerce une influence notoire, pour ne pas dire dominatrice, sur les médias en général et sur la télévision en particulier, de sorte qu’elle y a insidieusement installé, peut être par intérêt catégoriel, cette pensée unique très policée, normative et moins attractive au plan intellectuel. Parce qu’elle exclut toute vision qui ne viendrait pas se soumettre à son moule et à ses interdits. C’est une pensée qui pose, en son fond idéologique, un postulat de base qui édicte que les tabous, en France, doivent rester tabous. Et elle présente tous les traits de l’imposture en ce qu’elle entraîne une véritable dégradation de la pensée critique et de la vie démocratique. Il n’est donc guère surprenant de voir se profiler cette « lepénisation rampante des esprits ».

Notes

(1) Cité par le Pr. Moussa Hourmat-Allah dans son ouvrage : MOHAMMED, Le Prophète de l’Islam.

(2)Cité par Hubert Védrine dans Le Monde du 9 septembre 2002

(3)  L’Union des juifs de France pour la Paix (non sioniste)